Quels enjeux critiques et politiques traversent le travail d’écriture ? Après Véronique Bergen, Nathalie Quintane et Sandra Moussempès, Leslie Kaplan répond aux questions d’Emmanuèle Jawad. Création et politique, 4.
Blanchot
Il en est parfois des livres comme de certains êtres : ils nous obligent. Il arrive qu’il faille répondre des livres comme on répondrait de l’existence de certains êtres qui n’ont pas encore commencé à exister. Ce sentiment je l’éprouvai pour Artaud, je l’éprouve aujourd’hui en lisant Le Mort-né. Cela vient peut-être de la coïncidence des limbes et de la pensée : de la place que l’on fait, que l’on est sommé de faire aux corps maudits dont le livre est le tombeau – à la fin le corps lui-même.
« À long terme, nous sommes tous morts. L’éternité, ici-bas, c’est trois générations » lançait de manière aussi cinglante que sciemment définitive, John Keynes pour toute réponse aux tenants des théories économiques classiques qui prétendaient sortir de la violente crise de 1929 par une solution s’échelonnant sur plusieurs décennies. Citée par Pierre Bergounioux dans son très bel Agir écrire à propos de la puissance américaine à synthétiser avec fulgurance de sa sève neuve ce que la pensée européenne, rampante, vieille et impuissantée de grimoires, avait peiné à dire des siècles durant, une telle formule qui fait du vivant la proie d’une irascible et insurmontable mort pourrait figurer comme le tutélaire exergue du magistral quatrième tome du Carnet de notes, à la funèbre beauté, du même Pierre Bergounioux, paru chez Verdier.
Mallarmé définit la parole brute par son utilité : le langage sert, « il est d’usage, usuel, utile ; par lui, nous sommes renvoyés à la vie du monde, là où parlent les buts » (Blanchot).
En 2014, Laurent Margantin entame un projet que l’on pourrait qualifier de prométhéen : traduire les 1000 pages du Journal de Kafka. Traduire et non retraduire tant la version qu’il propose est différente de celle à laquelle les lecteurs français avaient alors accès (signée Marthe Robert), une version amendée par Max Brod, coupée, délestée de tout ce qui pouvait faire scandale (la fréquentation des bordels) ou paraissait extérieur à la pratique diaristique : les fragments de récits, un chapitre de l’Amérique en cours d’écriture.

Jacques Dupin : « Il m’est interdit de m’arrêter pour voir ». Affirmation impersonnelle, indéterminée, étrangement informelle. Qui parle, qui interdit, pourquoi, dans quel but? Ce qui est dit ne peut être rapporté à une origine, à une situation, un sujet déterminés. Le vague sujet qui affirme apparaît selon une forme minimale de la présence et de la consistance (m’). Chaque élément de la phrase, chaque mot et liaison semble être de la même nature nuageuse, la phrase existant comme lieu de rencontre, mise en relation de diverses choses vagues, à peine construites, divergentes, nébuleuses. Que recouvre l’interdiction ? Qui est celui qui dit moi ? Voir, mais quoi ? S’arrêter ?
La langue comporte ses clichés, véhicule ses présupposés, abonde dans sa fonction de communication. La poésie – l’art – ne communique rien, ne veut rien dire. « Un poème n’a rien à raconter, ni rien à dire » (Lacoue-Labarthe).
« Il y a quelque part, pour un lecteur absent, mais impatiemment attendu, un texte sans signataire, d’où procède nécessairement l’accident de cet autre ou de celui-ci (…), silence / trait pour trait superposable à ce qui, du futur sans visage, déborde le texte et dénude sa foisonnante et meurtrière illisibilité » (Jacques Dupin)

Fin octobre début novembre. Retour de la ville natale. Milan, ville moderne. Ville à jamais stendhalienne à cause d’une épitaphe historique, laconique et passionnée que l’auteur du Rouge et le Noir indique dans son testament : « Arrigo Beyle, Milanese – Visse, scrisse, amò ».
En ce clair matin de novembre, le Prix Wepler – Fondation La Poste, sans conteste le plus beau prix de la saison, vient de couronner, comme à sa désormais habitude, l’un des meilleurs sinon le plus exigeant et brillant roman de cette rentrée littéraire, à savoir le titanesque d’histoires et fabuleux d’aventures Achab (Séquelles) de Pierre Senges, paru en septembre aux éditions Verticales.