Et de nouveau, l’envie d’en finir, non pas avec les livres – c’est-à-dire les cahiers de papier imprimé, massicotés ou non, reliés ou non –, mais avec les genres. Et pourtant, impossible de s’en débarrasser – pourquoi ? Après la bande dessinée, la poésie : dans les deux cas, c’est lié à l’amitié ; ou plutôt à la fidélité.

Pluie de livres, tous intéressants, et même, pour certains, passionnants. Je ne crois guère qu’un “papier” (merveilleux que l’on puisse encore utiliser ce mot pour nos élucubrations sur Internet) puisse être autre chose qu’une sorte de montage de feuilles arrachées à un carnet de bord collées sur papyrus, roulé avant d’être introduit dans une bouteille jetée à la mer. C’est uniquement par jeu qu’on continue : jouer, non à convaincre – puisque “convaincre est stérile [ou (var.) : infécond]” comme l’a écrit Walter Benjamin –, même si l’on espère contaminer d’hypothétiques lecteurs et lectrices de passage, mais à créer ce que j’entends par “constellations”, ces cristallisations, en partie aléatoires, en partie construites suivant des lignes de tension, d’objets épars – étoiles plus ou moins lumineuses qui se détachent de la grisaille – que l’on observe, allongé au cœur du Terrain vague, oubliant de compter le temps qui passe.

Je reprends : le projet de cette brocante est de déposer dans un certain ordre ce dont on n’a pu parler en temps voulu. Positionner sur une natte – ou un drap, ou à même le sol – divers objets, dans le but d’inciter les flâneurs attentifs à en acquérir un ou deux, c’est d’abord faire de la mise en page éphémère : composer dans l’espace, un rectangle jaune en côtoyant deux autres ivoires, puis un quatrième, couleur terre, avant que d’autres ne s’ajoutent, remettant en jeu, à chaque fois, la donne graphique. Il arrive que l’agencement soit impeccable : n’y touchons plus !

Il arrive que nous soyons impatients de prendre connaissance de tel ou tel livre dont la parution est annoncée pour bientôt (par exemple, Le temps de la connaissance, de Reiner Stach, deuxième volume de sa monumentale biographie de Kafka ; ou Vivre dans le feu, le prochain – et dernier signé – Volodine). Il arrive aussi que la petite pile à l’origine de ces constellations ne présente rien d’attendu : simplement quelques pierres échouées dans le Terrain vague, que le chroniqueur a ramassées au cours de ses flâneries.

Dans un récent entretien avec Johan Faerber, Christophe Manon caractérise “la force motrice” de Porte du Soleil, troisième volet de son cycle Extrêmes et lumineux, ainsi : “Écrire non pas à propos de ou sur la peinture, mais à travers ou avec.” C’est une des trois ou quatre antiennes qui reviennent de manière obsessionnelle dans ces chroniques : on écrit avec, comme on échange en compagnie.

Prologue. De Pier Paolo Pasolini à Simon Hantaï, de Charlie Mingus à Claude Ollier, d’Alain Resnais à Alain Robbe-Grillet, de Cyd Charisse à Christian Dotremont (et j’en passe), l’année 2022 a été fertile en centenaires. Il en est de même en 2023, Geneviève Asse (artiste peignant à la pointe de l’œil) et François Cavanna (co-inventeur de Hara-Kiri) ayant ouvert le bal en janvier et février dernier.

De retour du Marché de la poésie avec matière à plusieurs constellations, tandis que le Terrain Vague déborde de lectures en attente… Mais l’heure de la pause d’été a sonné. Il faudra organiser une (ou plusieurs) brocantes au retour, histoire de prendre distance avec ce qui collera, comme le sparadrap du capitaine Haddock, à l’actualité (j’emporte deux romans de la rentrée dans ma besace, soit deux de plus que l’an dernier ; et aussi quelques merveilles glanées ces derniers temps chez les bouquinistes recyclant les SP non lus). So May we Start ?

Le Terrain vague n’est pas un lieu où chacun vit replié sur lui-même, mais un espace ouvert où des bandes d’Indiens, liés par de nombreuses affinités et partageant quelques rejets, échangent au hasard des rencontres, élaborant ainsi des constellations animées par le désir de changement. N’en cherchez pas l’entrée au centre de la Cité, elle n’y est pas. Pour y accéder, il est nécessaire de se projeter à l’écart des lieux de pouvoir – donc de cultiver le goût des marges, et d’entretenir un rapport au temps non mesuré.

Dans deux semaines, ce sera l’été. Il faut donc accélérer un peu : la pile des ouvrages à “traiter” n’est pas épuisée. Elle fait plaisir à voir. Tout n’est pas perdu en ces temps de manque. Tirons quelques volumes de cette pile, disons sept – c’était trois la dernière fois, ce serait bien que ce soit cinq la prochaine fois – et admettons que ce huitième épisode soit l’avant-dernier de la saison. C’est parti.

Chroniques de l’inactuel – tel est le titre, depuis toujours, de ces pages écrites en écho aux travaux de nos contemporains. Même s’il est question de nouveautés en librairie, ou ailleurs, ça ne change rien : l’actualité est éphémère et l’air du temps, hélas, prend de plus en plus souvent forme de dépression sur un monde en quête de lumière et de silence. L’inactuel, c’est la résistance en temps réel ; c’est l’ajout de quelques dissonances dans ce qui ronronne platement. C’est aussi manière de rester fidèle à l’incipit originel de ces chroniques. Décidément, l’automne est encore plus fertile que le printemps, cette année. Ça se bouscule dans nos constellations. So May we Start ?

C’est le corps qui décide. Au réveil, il arrive qu’il soit impossible d’atteindre la table de travail, ne serait-ce que pour mettre en route l’ordinateur ; ou de s’installer au piano, pour le plaisir d’improviser ; ou encore de tracer quelques lignes hésitantes au crayon sur une feuille volante. Pourtant, bien que sonné par l’intrusion d’un virus, l’esprit pense avoir encore le monopole de la volonté. Il doit cependant abdiquer tant le corps manifeste de désir d’immobilité, et surtout de silence. Pour l’instant, le plus urgent est d’arriver à ne penser à rien.

29 janvier 2024. J’écris ces lignes après une semaine d’arrêt, histoire de reprendre ce Journal de lecture du Terrain vague : de retrouver le chemin des mots, afin de laisser une trace de cette expérience, à la fois banale et énigmatique, d’être délivré de toute attente, comme projeté dans un monde où l’on pourrait s’évanouir sans inquiétude dans le temps suspendu. Mais c’est un rêve…

1.

Lanterne magique de Jérôme Prieur, sous-titré Avant le cinéma (Fario, collection “Théodore Balmoral”), est la réédition, revue et corrigée par son auteur, de Séance de lanterne magique paru en 1985 chez Gallimard dans la collection “Le chemin”. Ce livre, j’étais passé à côté au moment de sa parution, comme cela arrive – et bien plus souvent qu’on ne l’imagine – avec certains livres dont on ne se rend compte que longtemps après qu’ils nous étaient destinés.

Indiscutablement, Farouches de Fanny Taillandier est l’un des romans les plus remarquables de cette rentrée littéraire. Dans une Ligurie, à la fois proche et distante de nous, la romancière nous conte l’histoire d’un couple, Baya et Jean, qui, entre attaques de sangliers et rixes entre bande rivales, sentent depuis leur maison comme une menace sourde s’immiscer progressivement dans leurs vies. Roman politique et géopolitique, fable écocritique et interrogation sans trêve sur le rapport au savoir et notamment à Wikipedia, Farouches offre une stimulante réflexion stimulante sur les liens de l’humanité avec le vivant sous toutes ses formes. Autant de raisons pour Diacritik de partir à la rencontre de la romancière le temps d’un grand entretien.

Dépoussiérant les archives du Terrain vague, je tombe sur une chronique publiée le 6 juillet 2021, donc au moment où l’idée de recenser quasi-systématiquement plusieurs livres au lieu d’un seul a commencé à s’imposer. Du coup, à l’imitation de la bande dessinée qui faisait déjà depuis longtemps bande à part, la poésie a commencé à jouer cavalier seul.