Entretien avec Ioannis Chondros, Barbara Dimopoulou et Eleni Gioti : revue Nioques 28-29, Grèce / Ελλάδα

Après la publication de deux anthologies bilingues Italie / Italia (2015) et Nouvelle poésie des Etats-Unis (2020), la revue Nioques consacre un numéro double bilingue Grèce / Ελλάδα à la poésie grecque contemporaine.

S’échelonnant sur une période de 70 ans (1952-2022), la sélection de textes traduits pour la première fois en français pour cette publication réunit des esthétiques plurielles qui se situent à l’encontre d’une poésie dominante, dans la continuité de ce que la revue Nioques, dirigée par Jean-Marie Gleize, défend depuis une trentaine d’années. Privilégiant les écritures d’aujourd’hui et une poésie critique, cet ensemble réunit dix auteur.rice.s et huit traducteur.rice.s. Ioannis Chondros, Barbara Dimopoulou et Eleni Gioti, traducteur.rice.s, à l’origine de ce projet, ont coordonné la publication.

Comment est venu le projet de cette publication ?

Barbara Dimopoulou : Nous ne sommes pas des traducteurs professionnels, dans le sens où la traduction ne constitue pas notre activité principale. Néanmoins, quand nous avons décidé de nous lancer dans ce projet, chacun.e de nous avait déjà une expérience de traduction, vers le grec surtout. Notre rapport à la traduction est celui du passeur de textes, d’idées, de sensibilités. Nous avons fait connaissance lors d’une lecture de Nathalie Quintane, alors que nous venions de sortir du confinement. Nous avons gardé le contact et, progressivement, l’idée a mûri de faire à Nioques une proposition d’un numéro bilingue, c’est-à-dire tenter de fonctionner à l’opposé de ce que nous avions fait jusque-là : traduire des auteur.es grec.que.s en français. Eleni et Ioannis sont les traducteurs en grec, entre autres, de Christophe Tarkos, de Nathalie Quintane, de Charles Pennequin, de Ghérasim Luca. J’avais co-traduit des essais politiques. Nioques était pour nous le réceptacle idéal pour le projet qui commençait à naître, dans la mesure où elle avait déjà publié deux numéros bilingues, un italien (n° 14, 2015) et un américain (n° 22/23, 2020). Nous nous sommes inspirés de ces exemples. Par ailleurs, la ligne éditoriale de Nioques nous était connue et elle a, en un sens, guidé nos choix de corpus de textes. Nous nous sommes aussi rencontrés à Athènes où nous avons assisté aux lectures et performances des auteurs que nous allions traduire ou faire traduire.

Si le volume Nioques Grèce / Ελλάδα propose une sélection d’écritures actuelles en autant de sections distinctes, il est amorcé par les textes de trois poètes du passé. Quels sont précisément les enjeux de ce nouvel ensemble consacré à la poésie grecque contemporaine ? Comment s’est opérée cette sélection ? Quelles générations d’auteur.rice.s ont été privilégiées ?

Ioannis Chondros : Au départ, l’idée était de présenter certains poètes qui nous paraissaient importants mais qui étaient peu ou pas du tout traduits en français. Parmi les poètes du passé que nous avons choisis, Eleni Vakalo, traduite ici par Stéphane Nowak-Papantoniou, était peu présente dans les anthologies françaises de poésie grecque, malgré le fait qu’elle ait dialogué de manière féconde avec les recherches poétiques qui lui étaient contemporaines. La preuve de la pertinence et de l’actualité de sa poésie, est qu’une partie importante de son œuvre a été traduite en anglais par Karen Emmerich et publiée par Ugly Duckling Presse en 2017. Son poème La Forêt (daté de 1952), le texte le plus ancien dans notre sélection pour Nioques, constituait à nos yeux une espèce d’« origine » oubliée, mais aussi une voie rarement suivie dans la poésie grecque contemporaine, voire méprisée, à laquelle nous avons voulu faire justice.

Cela vaut aussi pour Katerina Gogou, poétesse très populaire en Grèce de son vivant mais jamais prise au sérieux par les critiques et les poètes de la « génération des années 1970 », perplexes sans doute devant son écriture trop crue, extravertie ou militante à leur goût d’adeptes d’un « intimisme » existentiel. Sa poésie, toujours très lue en Grèce, suscite aujourd’hui un vif intérêt international, grâce aussi à la série « Cancer : Poems after Katerina Gogou » que le poète anglais Sean Bonney, disparu prématurément en 2019, lui a consacrée. Demetra L. Nicolopoulou nous a proposé sa traduction.

Quant à Nikos Karouzos, il appartient à la même génération d’après-guerre que Vakalo mais, contrairement à elle, il est devenu une référence absolue pour les poètes d’aujourd’hui. Il nous a paru essentiel de présenter un échantillon de son versant « philosophique », en choisissant, avec l’aide de Pascal Neveu, son traducteur, quinze de ses poèmes tardifs, plus concis et expérimentaux, jamais traduits en français.

Outre ces trois poètes du passé, nous avons voulu faire exister en français quelques textes récents : des textes qui nous touchent et qui répondent à la carte blanche que Nioques nous a si généreusement donnée. Nous n’avons pas pensé en termes de « génération » puisque les auteurs et autrices réunis dans ce dossier sont nés entre 1921 et 1984. Notre sélection repose simplement sur nos sensibilités de lecteurs et traducteurs de poésie contemporaine grecque et française. Les textes choisis sont, à notre sens, capables de jeter un pont entre ces deux rives pas si familières l’une de l’autre.

Nioques 28-29 (DR)

Le volume met en évidence une hétérogénéité des écritures. Selon le texte de préface « Sans effet de groupe. Ni d’avant-garde. Ni de contre-tradition ». En quoi ces écritures singulières et minoritaires peuvent-elles constituer néanmoins une unité ? Peut-on parler de préoccupations communes ?

Ioannis Chondros : Si notre assemblage est caractérisé par une éventuelle unité, ce sera au lecteur de le dire. Tout comme une constellation, il reste à voir si ces textes variés peuvent dessiner une image. Peut-être leur seul point commun est justement que toutes ces écritures hétérogènes et minoritaires traitent des choses communes, du réel qui nous enveloppe et qui parfois nous étouffe : que ce soit des forêts (concrètes ou abstraites, vivantes ou ravagées), des êtres humains et non-humains (familiers ou étrangement familiers), des crises (personnelles, sociales, capitalistes, écologiques), des questionnements et des questions (philosophiques, identitaires, migratoires), des langues et des langages (maternelles, exiliques, médiatiques, propagandistes) et ainsi de suite. C’est peut-être une écriture de la chose commune qui caractérise ce volume, au-delà de toute posture poétique qui se satisfait d’un repli sur elle-même et que son seul et unique souci est de poursuivre la tradition. Il s’agit également d’une poésie qui n’a pas peur de s’ouvrir à la prose, ce qui n’est toujours pas évident en Grèce ; des textes qui s’essayent à la connaissance, à la gnôsis, mot commun en grec moderne et d’où dérive le fameux « gnoque » ou « nioque » forgé par Francis Ponge, sous le signe duquel se place la revue Nioques.

Les notices qui introduisent les différentes sections du volume mentionnent des parcours d’auteur.rice.s traversés par différents domaines artistiques (photographie, cinéma, performance…). Le travail d’écriture s’inscrit-il étroitement pour ces nouvelles générations dans un ensemble de pratiques artistiques ?

Eleni Gioti : Il est vrai que les liens entre arts plastiques, cinéma et poésie sont particulièrement présents dans notre sélection pour Nioques. Nous les retrouvons d’emblée chez les trois poètes du passé : Eleni Vakalo (historienne et théoricienne de l’art), Nikos Karouzos (mélomane qui déclarait la musique supérieure à tous les arts mais qui pratiquait aussi l’aquarelle) et Katerina Gogou (comédienne), mais encore plus chez les poètes d’aujourd’hui : Dimitra Ioannou et Iordanis Papadopoulos pratiquent la performance, Jazra Khaleed réalise des films et des pièces sonores, Constantinos Hadzinikolaou travaille entre le cinéma, la performance et l’installation, toutes et tous intègrent la photographie dans leurs pratiques. De la même façon qu’on parlait de cinéma élargi (expanded cinema) dans les années 1960-1970, on pourrait parler d’écriture élargie, par analogie. Je pense que pour les poètes présentés dans ce numéro de Nioques la navigation entre différents moyens et pratiques relève d’un double désir de fuite : sortir d’un travail solitaire qui est celui de l’écriture pour créer des alliances artistiques et humaines et renforcer ainsi la dimension sociale de son travail ; sortir aussi du placard poussiéreux et vieilli de la poésie grecque pour se réinventer et se faire entendre. D’une façon, sortir de la case « poésie » est une affaire de survie et d’évolution artistique. Et d’une autre façon, ce n’est que depuis un dehors (en restant outsider ou en le devenant) que l’on peut proposer quelque chose de nouveau.

Nioques 28-29 (DR)

La Forêt d’Eleni Vakalo ouvre le volume. Dans la sixième section de l’ensemble, Iordanis Papadopoulos reprend en exergue de son texte Aux FORÊTS une citation d’Eleni Vakalo prélevée dans ce même texte traduit. Un des textes de Dimitra Ioannou est intitulé La mémoire des arbres. Si les approches restent différentes, des échos, davantage sans doute que de véritables thématiques communes, semblent s’établir entre les textes. Comment l’agencement des textes s’est-il précisément effectué ?

Ioannis Chondros : Nous avons opté pour un agencent chronologique des textes car il nous a paru logique dans la mesure où il offrait un itinéraire atypique, aux antipodes d’un voyage classique en Grèce : entrer par la forêt sombre de Eleni Vakalo, traverser le bois blanc de Nikos Karouzos, sortir à la clairière urbaine de Katerina Gogou, zoner la ville d’Athènes avec Dimitra Ioannou, voir un autre ciel avec Constantinos Hadzinikolaou, se confiner dans les forêts imaginaires de Iordanis Papadopoulos, reprendre son city-break en lisant les poèmes-tags de Georges Prevedourakis, découvrir la face obscure de la mer Égée avec Jazra Khaleed, tendre l’oreille à l’odyssée moderne de Linda Akede enregistrée par Eliza Panagiotatou.

Barbara Dimopoulou : Rappelons la phrase de Vakalo, l’aînée de notre volume, qui est mise en exergue du texte de Papadopoulos, traduit par Eleni : « Si j’ai fait semblant d’écrire des poèmes pendant si longtemps, c’était seulement pour pouvoir parler de la forêt. » Un demi-siècle sépare l’œuvre de Vakalo des deux autres œuvres et si le lien avec le texte de 1952 est avoué par Papadopoulos, on ne peut pas dire que celui de Ioannou dont je propose une traduction, appartient à la même lignée. Le rapprochement entre les trois textes, de facture totalement différente, est périlleux, mais on ne peut pas nier que des résonances existent. Je m’empresse de dire pourtant que ces résonances n’ont pas préexisté au choix des textes. Cela a été un constat qui a surgi une fois le dossier constitué, comme une preuve supplémentaire des questions qui nous traversent. Le même constat est d’ailleurs valable pour d’autres sujets abordés de manière transversale dans le volume et, de ce fait, tout rapprochement est possible rien que par la coexistence des textes sous la même couverture. Si Ioannou voit dans son poème la ville comme un cimetière d’arbres, il arrive à Papadopoulos de voir la ville comme une forêt. La forêt est un signifiant ouvert pour Vakalo et Papadopoulos, impénétrable comme la chose « forêt » elle-même. Le titre du recueil de Vakalo d’où est extrait ce long poème que nous publions intégralement, Avant le lyrisme, impose une lecture qui nous a intéressée, car il tente de mettre à distance la charge lyrique du langage. La place de ce poème dans le recueil que nous avons constitué est lourde de sens, même si elle se justifie aussi par l’ancienneté chronologique. Chacun des trois textes a finalement sa propre grammaire, demande son propre mode de lecture, est une forêt à lui tout seul, comme les autres textes du volume, si l’on voulait filer la métaphore.

Cet ensemble propose, sans faire de typologie, des approches distinctes du côté des écritures littérales, sèches, brèves et de montage. Comment ces différentes pratiques d’écriture fonctionnent-elles ensemble dans le volume ? De quelle façon le groupe de traducteurs qui s’est constitué pour cette publication s’est-il approprié ces textes ? La dimension collective du travail de traduction a-t-elle été prédominante ?

Barbara Dimopoulou : Il fallait aller vers des textes sensibles d’un réel contemporain, vers des formes singulières, tout autant personnelles qu’ouvertes à un présent vécu collectivement. Il ne fallait pas proposer des textes qui parleraient à un public français fantasmé ou stéréotypé. Il y avait, au fondement de ce projet, le désir de partager, voire de consolider les affinités que nous savions présentes entre nous et les lecteurs français d’une certaine poésie. Ce sont ces raisons qui nous ont conduits loin de toute idée d’anthologie. Nous n’avons pas recherché des textes « représentatifs » d’une production poétique grecque, non seulement parce que l’idée de représentativité est problématique en soi, mais aussi parce que notre volonté était d’instaurer un dialogue, non pas de cultures ni de sociétés, mais de recherche et d’esthétique poétique et politique. Cette idée de dialogue, nous l’avons, en cours de route, fait évoluer en polyphonie rien qu’en choisissant de solliciter des traducteurs et traductrices différent.es pour chaque texte. Certain.es expérimenté.es, d’autres pas, ils et elles nous ont fait confiance et ont travaillé quasiment sans contrepartie – un grand merci à tous les cinq ! L’équipe est donc mixte, dans tous les sens du terme, gréco-française, bilingue et/ou francophone, de genre, de génération et d’origine. Nous avons dialogué avec eux, qui sont, pour certain.es, des poètes dont nous aimons les écrits et les performances ; nous avons dialogué avec les auteurs et autrices grecs et nous espérons faire dialoguer, par Nioques interposée, les lecteurs et lectrices de ce numéro.

Eleni Gioti : Même si nous avons opté pour un montage « aveugle » et « objectif » en suivant l’ordre générationnel des poètes, et même si l’hétérogénéité des textes est flagrante, une esthétique que l’on pourrait qualifier d’« anti-poétique » et ancrée dans le réel (une esthétique politique, donc) traverse l’ensemble et lui donne une cohérence implicite. Cette esthétique se décline dans des écritures qui peuvent être stylistiquement éloignées entre elles, néanmoins elle est commune et nous pouvons nous retrouver en elle. Comme d’habitude, c’est une affaire d’affinités qui n’est pas tout à fait consciente pendant qu’elle s’opère. Ces affinités esthétiques, politiques, humaines, nous ont permis de nous constituer en groupe de travail et de proposer des textes à des traducteurs et traductrices que nous savions être dans des chemins et des optiques proches. Le choix est ainsi double : notre groupe de trois a choisi les textes, et traduit certains, mais les traducteurs et traductrices les ont choisis, eux et elles aussi, puisque chaque texte a été proposé à un traducteur ou traductrice que nous supposions déjà intéressé par tel ou telle auteur ou autrice. Disons qu’entre poètes, traducteurs et coordinateurs de ce numéro, nous nous sommes choisis mutuellement. Le travail de traduction a été collectif dans la mesure où notre groupe de trois a travaillé longuement sur la révision de nos propres traductions. Le français n’étant pas notre langue maternelle, nous avions besoin de nous entraider. Cela a ouvert un espace d’échanges intenses et fascinants, des discussions longues – et parfois épuisantes ! – sur la traduction d’un mot, d’une phrase. Nous avons beaucoup interrogé les auteurs et autrices quand nous avions des doutes, c’était un risque très bénéfique et un certain luxe de pouvoir discuter avec eux. Dans ce sens, ce projet me paraît être véritablement collectif : son issue dépasse la simple somme de nos individualités.

Nioques 28-29 (DR)

Certains des textes sont marqués par un ancrage social et politique. Un texte remarquable de Jazra Khaleed de 36 séquences agencées à partir d’un montage de prélèvements effectués sur divers matériaux (articles, tweets, photos, références…) se compose ainsi autour de la question migratoire. Peut-on parler d’enjeux politiques au regard de ce traitement du réel effectué dans plusieurs des textes du volume ?

Eleni Gioti : La question politique, et plus précisément la question de la violence politique, traverse l’ensemble des textes du dossier, même au sein d’écritures plutôt intimistes. Eleni Vakalo conclut La Forêt en déclarant qu’il s’agit de « son dernier acte révolutionnaire avant qu’elle cède aux conseils des allophyles » ; ces « allophyles » ressurgissent dans les Portes tournantes de Jazra Khaleed, traduit par Ioannis – dont l’œuvre entière est centrée sur la question du racisme, du fascisme et de la politique migratoire de l’état grec actuel – et bien sûr chez Linda Akede et Eliza Panagiotatou, qui témoignent de l’expérience migratoire d’une femme ghanéenne de manière directe dans tu parles (pas), traduit par Mélitè Prokovas ; Nikos Karouzos, qui a vécu plusieurs années de sa vie déporté pour ses idées politiques, définit les poèmes comme « souvenirs de l’horreur ». J’aime beaucoup ce que dit Constantinos Hadzinikolaou, que j’ai traduit : il qualifie son travail d’« anti-poétique » et politique, puisque, selon lui, plus un texte est poétique (c’est-à-dire précis), plus il devient violent et politique. Dans Ciel Auschwitz, il évoque le destin de ses autres « allophyles » de la Shoah en Grèce, mais dépasse le simple acte de commémoration pour faire un commentaire acide sur ce qui se passe aujourd’hui. Par le biais d’un journal intime, Iordanis Papadopoulos s’enfuit dans les FORÊTS pour y retrouver la ville, les classes sociales, le suicide, et même sa banque. Quant à Katerina Gogou, dont les poèmes sont tourmentés par des interrogations sur le destin du communisme en Grèce, elle avoue que ce qui lui fait le plus peur c’est de devenir « poète ». Plus proche de nous, Georges Prevedourakis, traduit par Michaël Batalla, se demande tout simplement : « nos noirceurs ne suffisent pas / doit-on à toute force / faire de la littérature ? »

Une grande partie du volume est traversée par l’humour (textes notamment d’Eleni Vakalo, de Constantinos Hadzinikolaou, de Georges Prevedourakis, de Iordanis Papadopoulos…). Dans quelle mesure peut-on dire que l’humour dans sa dimension également critique est un axe déterminant dans les écritures actuelles proposées ?

Eleni Gioti : Dans les écritures choisies pour ce dossier, l’humour permet de dire des choses terribles. Il fonctionne alors comme une « politesse du désespoir », selon la définition de Chris Marker, ou bien comme l’arme parfaite pour viser la « banalité du mal » (voire l’exacerber). C’est évidemment un humour noir ou acide qui traverse ces textes – notamment ceux de Hadzinikolaou, Papadopoulos, Prevedourakis et Khaleed –, et à vrai dire nous peinons à rire. Dans le camp d’Auschwitz, on ne trouve pas de savon aux toilettes ; dans la forêt, on se suicide car on a reçu son avis d’imposition ; on ne sait pas combien de morts il faut pour gagner le prix Nobel de la paix ; on sait pourtant que quand on mourra le monde roulera sur Windows 29 – et ainsi de suite, pour donner un avant-goût en paraphrasant les poètes. L’humour déployé dans ces textes est parfois subtil, parfois grossier, ou les deux à la fois, et je pense qu’il complète un prosaïsme que tout art à visée politique travaille pour traiter la vie de tous les jours.

Ioannis Chondros : C’est peut-être là notre inconscient qui a agi, car nous n’avons à aucun moment pensé à l’humour en tant qu’axe déterminant de ces écritures. L’humour dans la poésie grecque contemporaine est une histoire compliquée. Pendant longtemps, sa seule forme acceptable était l’ironie, celle de Constantin Cavafy par exemple, qui était d’ailleurs un outsider puisqu’il vivait en Égypte et que sa poésie sèche fut rejetée par le poète « national » grec de son époque, Kostis Palamas, comme étant un « reportage séculaire ». Ce qui nous ramène au réel, toujours impur, comme l’humour aussi. Alors, dans un certain sens, une poésie critique et impure comme celle que nous présentons est inévitablement traversée par l’humour.

En fin de volume, un témoignage de Linda Akede transcrit par Eliza Panagiotatou met en lien, à l’aide d’un dispositif particulier, écrit et oralité. La perspective documentaire est éminemment présente dans ce dernier texte. Est-il possible de préciser la démarche, le travail d’expérimentation qui est ici mis en place lors de cette collaboration ?

Ioannis Chondros : Ce texte est le fruit d’une rencontre. De cette rencontre avec Linda Akede, Eliza Panagiotatou a su tirer quelque chose, a su accueillir et recueillir un témoignage, en a fait un texte. Ce qui nous fascine dans ce texte à deux – comme dans cet autre texte à plusieurs qu’est le cut-up de Jazra Khaleed – est de voir que devant une réalité qui laisse sans mots, l’autrice est amenée, afin de transmettre ou transcrire cette réalité, à inventer un dispositif qui va jusqu’à son propre effacement. Et c’est peut-être dans une démarche analogue qu’acquiert tout son sens le titre d’Eleni Vakalo : « avant le lyrisme ». Mais pour revenir au texte de tu parles (pas), je me permets de citer Eliza Panagiotatou : « […] Linda m’a parlé sans savoir que cela deviendrait un jour un livre. Je ne le savais pas non plus. En tant que témoignage, ce texte lui appartient. De nous deux, c’est elle seule qui connaît. C’est elle la femme qui a agi et qui a vu les événements agir sur elle. Linda a créé leur récit. Leur enregistrement est le résultat de notre rencontre. Cette forme narrative concrète est ma contribution à ce qui n’est pas seulement un vécu mais aussi un texte. Dans la voix de Linda, le témoignage rencontre le corps, la couleur, le genre, l’origine et la langue. […] La forme que revêt cette voix, j’ose le dire, est commune. La nôtre. »

La publication se clôture sur une section photographique. Si la dimension plastique est toujours présente dans la revue Nioques, les photographies sont ici regroupées et constituent la postface de cette publication consacrée à la poésie grecque contemporaine. Quel statut prend donc cette dernière section ?

Barbara Dimopoulou : En guise de postface, nous avons réuni quelques images venant de nos archives photographiques personnelles. Non pas pour illustrer les textes, mais pour prolonger leur lecture. Ce geste n’était peut-être pas nécessaire, mais comme toute notre démarche a été de donner à « lire » pas une Grèce de plages paradisiaques et de petites maisons blanches exposées au soleil des îles, pas non plus une Grèce héroïque et fière de ses antiquités, nous nous sommes dit que donner à « voir » aussi la Grèce telle que nous la vivons et la vivent ses habitants, ne serait peut-être pas hors sujet. Ces images dialoguent avec les textes et ne se superposent pas à eux. Elles ont aussi une fonction documentaire et mémorielle. La question de la mémoire est travaillée par certains textes du numéro, la fixer par l’image permettait de signer autrement une époque.

Eleni Gioti : Ayant rédigé une préface, nous nous sommes moqués des attentes de structure en plaçant notre album photo à la fin du dossier sous un intitulé trompeur. Le piège, difficile à contourner, était de tomber dans l’illustration. Mais la question de l’image nous travaille, comme elle travaille les écritures présentes dans ce numéro et comme elle travaille Nioques – d’où l’envie de compléter cette contribution « grecque » avec nos propres cartes-postales. Confronter nos archives de photos était aussi une manière d’essayer de comprendre ce que nous voyons et comment nos différents points de vue peuvent accompagner les textes. D’une certaine façon, ces quelques clichés (dans les deux sens du mot) condensent le regard que nous portons sur la Grèce.

Revue Nioques, Grèce / Ελλάδα, numéro double 28-29, éditions La Fabrique, 392 p., 23 €

Une rencontre autour de ce numéro de la revue Nioques aura lieu le jeudi 25 mai, à 19 heures, Librairie EXC (Passage Molière, 157 rue Saint-Martin, 75003 Paris), avec la participation de Ioannis Chondros, Barbara Dimopoulou et Eleni Gioti.

Une autre rencontre aura lieu à Marseille, durant le festival Salon R, le 26 mai 2023 à 18h30 : interventions / lectures de Ioannis Chondros, Barbara Dimopoulou et Eleni Gioti.