« Je dois être indépendante, sans quoi je romprais toutes les obligations auxquelles je suis soumise. Je crois en mes capacités et j’aime ce travail. Si des obstacles venaient à se dresser devant moi, ils ne m’inspireraient que du mépris. Et après ? À présent que je suis libre, je suis la plus heureuse du monde. » Anna Bilinska
Anna Bilinska est la première peintresse polonaise à avoir acquis une stature internationale à une époque où les obstacles qui se dressaient devant elle étaient presque infranchissables. D’une farouche détermination, se moquant des codes sociaux qui interdisaient à une jeune fille de bonne famille de s’engager dans une carrière artistique professionnelle, elle parvint à surmonter toutes les épreuves, notamment grâce à l’aide indéfectible d’une poignée de femmes de son entourage. Brisée par d’irréparables pertes, sans argent, elle réussit néanmoins à revenir au combat pour acquérir cette reconnaissance tant méritée. De Paris à Londres, en passant bien sûr par Varsovie, elle sut conquérir les critiques aussi bien que le public, grâce à des stratégies précises qui ne dépareraient pas aujourd’hui. Hélas, sa mort prématurée à l’aube de ses quarante ans mit fin à ses ambitions et elle fut oubliée, même en Pologne.

On ne sait pas grand-chose de la prime jeunesse d’Anna Bilinska. Elle naît en 1854 à Zlotopol, alors territoire polonais sous domination de la Russie tsariste (aujourd’hui la ville se trouve au beau milieu de l’Ukraine). Son père, Jan Bilinski, est médecin et dessine en amateur. On suppose que c’est un homme éclairé et ouvert d’esprit car il fait donner une solide éducation à sa fille, et même lorsqu’elle ruera dans les brancards et prendra son indépendance, il la soutiendra financièrement jusqu’à sa mort. De sa mère en revanche, on ne sait rien, et au cours de mes recherches, quelle que soit la langue, je n’ai trouvé qu’une seule fois mentionné son nom, Walera Gorzkowska, sur le site AWARE, comme si celle-ci n’avait pas contribué à la formation de l’extraordinaire personnalité de sa fille, cette artiste si indépendante et si libre…
En 1867, la famille s’installe à Viatka dans le centre de la Russie (aujourd’hui Kirov). Quelle raison a bien pu pousser Jan Bilinski à s’établir dans un endroit aussi reculé ? Seule explication plausible : c’est là-bas que sont exilés certains des prisonniers politiques polonais qui ont participé à l’insurrection, violemment réprimée, de janvier 1863 contre le pouvoir russe. Parmi ces exilés, on trouve au moins deux peintres renommés, qui vont contribuer à l’éducation artistique d’Anna Bilinska : Ignacy Jasinski et Michal Elwiro Andriolli. Ce dernier est peintre, dessinateur et illustrateur, son père, un sculpteur italien, était arrivé en Pologne avec les armées de Napoléon. Il noue avec Jan Bilinski une relation amicale. En outre, Michal Elwiro Andriolli a passé beaucoup de temps en Italie, il a donc bien des choses à transmettre à la jeune Anna Bilinska, alors âgée de treize ans. Les prémices de son éducation artistiques se déroulent donc sous les meilleurs auspices.

Comment la jeune Anna vit-elle dans cette ville éloignée de tout, songe-t-elle déjà à un avenir d’artiste ou rêve-t-elle simplement de se marier et d’avoir des enfants comme toutes les jeunes filles de la petite bourgeoisie ? Difficile de savoir. Sans doute doit-elle beaucoup à l’esprit libéral de sa famille, qui considère que l’éducation des filles est aussi importante que celle des garçons (Anna a plusieurs frères). L’univers dans lequel elle grandit lui donne la confiance et les outils qui lui permettront plus tard de gagner sa liberté. En effet, la Pologne de la fin du XIXe siècle n’apprécie guère de voir les femmes s’émanciper. Comme ailleurs en Europe, il est certes appréciable que les jeunes filles de bonne famille aient reçu une éducation artistique et musicale, mais il est impensable que ce soit pour elles autre chose qu’un passe-temps, et encore moins une carrière. A l’époque, évidemment, en Pologne comme dans d’autres sociétés européennes, les femmes des classes aisées sont censées rester à la maison pour s’occuper des tâches domestiques, des enfants, voire, si cela leur plaît, pratiquer les arts en dilettantes – mais ce ne peut être une fin en soi. L’espace public et le monde professionnel sont l’apanage des hommes, qui peuvent bien entendu faire ce qu’ils veulent. S’émanciper de ces règles, pour une jeune fille comme il faut, c’est risquer de ternir sa réputation, et par conséquent diminuer ses chances de trouver un bon mari. Or à l’époque bien sûr, hors mariage, point de salut pour une femme.
En 1875, Walera Gorzkowska emmène ses enfants à Varsovie afin qu’ils puissent y recevoir une meilleure éducation qu’à Viatka. Anna Bilinska, comme ses frères, est inscrite au conservatoire car c’est également une admirable pianiste – l’un d’eux deviendra un éminent musicien. Seulement son choix est déjà fait : c’est la peinture. Contre l’avis de ses parents, avec ses amies Zofia Stankiewicz et Maria Klass-Kazanowska, elle décide de louer un atelier au 2 rue Nowy Swiat, qu’elle paie en donnant des cours de piano. Là, elle peut peindre et dessiner en toute quiétude. À tel point qu’en 1877, elle cesse d’aller au conservatoire pour se consacrer exclusivement à son art, et s’inscrit aux cours privés de Wojciech Gerson. Comme Andriolli, Gerson est un professeur à la formation solide. Après les Beaux-arts de Varsovie (bien entendu fermés aux femmes), il a étudié à Saint-Pétersbourg où il a remporté une médaille, puis en 1850, il est parti compléter sa formation à Paris, en passe de devenir le centre mondial des arts, où il s’est inscrit à l’atelier de Léon Cogniet (l’un des plus grands professeurs d’art du XIXe siècle en France, qui déjà donnait des cours réservés aux femmes). Il n’est donc pas étonnant que par la suite, Anna Bilinska ait pris le même chemin que son maître, comme un certain nombre de ses élèves.

À Varsovie, Gerson ouvre donc une école de peinture destinée à la fois aux garçons et aux filles, ce qui à l’époque n’est pas courant (en France, c’est à partir de 1850 que l’enseignement pour les filles commence vraiment à démarrer). Il demeure toutefois des différences dans la formation que reçoivent les filles et les garçons, ainsi par exemple, il est interdit aux filles de représenter le nu, que ce soient à partir de modèles vivants ou de statues, pour des questions de morale que nul ne songerait à remettre en cause à l’époque (ce qui perdurera en Pologne jusqu’à la fin du XIXe siècle). Cela signifie qu’on n’apprend pas vraiment aux femmes à dessiner le corps, or cela a de lourdes conséquences dans toutes sortes de genres picturaux où l’on doit représenter des personnes, surtout en mouvement, car cela nécessite des notions d’anatomie. Les femmes doivent par conséquent se cantonner à la représentation des paysages et des portraits, et sont de fait excluent de ce qui est au sommet de la hiérarchie des genres picturaux : la peinture d’histoire. Ainsi, au XIXe siècle, on ne connaît pas de peintresse en Pologne qui ait représenté de scène mythologique ou de peinture d’histoire (ce qui existe en France depuis la seconde moitié du XVIIIe).
À cette époque, Anna Bilinska commence à exposer à Varsovie, à la Société pour l’encouragement des beaux-arts, Zacheta, dont Wojciech Gerson est co-fondateur, et elle vend ses premiers tableaux. La fréquentation de ce cours lui permet aussi de rencontrer d’autres artistes et de nouer des amitiés, notamment avec Klementyna Krassowska. Hélas, celle-ci est de santé très fragile. En février 1882, pensant sans doute que l’air plus doux de la Méditerranée lui fera du bien, madame Krassowska décide d’emmener sa fille en Italie, et elle propose alors à son amie Anna de les accompagner. Parties pour six mois, elles traversent l’Europe en passant par le sud de l’Allemagne et l’Autriche, et Anna Bilinska en profite à chaque étape pour visiter les musées, voir les chefs-d’œuvres de la peinture et ainsi étudier la technique des grands maîtres du XVIIe siècle qu’elle admire : Rembrandt, Pierre-Paul Rubens, Bartolomé Esteban Murillo. Elle profite aussi de l’occasion inespérée que lui offre ce voyage pour exercer une liberté toute nouvelle, car là, personne pour la brider, personne pour l’empêcher de faire ce qu’elle veut. Elle se promène seule dans les villes, en quête d’inspiration, et raconte ensuite à son amie Klementyna ses aventures. Ensemble, elles peignent, parlent de l’avenir, et rêvent déjà d’ouvrir une école de peinture réservée aux femmes. C’est sans doute la première expérience de liberté totale pour Anna Bilinska, puisque son statut d’étrangère la délivre du regard normatif qui pèse sur elle à Varsovie. En Italie, elle s’aventure même à faire, seule, des escapades à Padoue et Venise, qu’elle rapporte dans son journal, où alternent croquis et pensées. Certes un peu effrayée au début, elle comprend bien vite qu’une femme est tout à fait capable de se débrouiller seule.

De passage à Munich, Salzbourg et Vienne, elle prend le temps de rencontrer les cercles artistiques locaux, et c’est ainsi qu’elle fait la connaissance, à Vienne, du jeune peintre polonais Wojciech Grabowski avec lequel elle noue une relation amoureuse. Désargenté, Grabowski ne peut la suivre dans ses pérégrinations, et commence entre eux une longue correspondance amoureuse. Ce voyage ouvre donc à Anna Bilinska des perspectives à plus d’un titre : d’une part elle a fait l’expérience de la liberté totale, elle a enrichi considérablement sa connaissance artistique en fréquentant les grands maîtres italiens comme avant elle Michal Elwiro Andriolli, son premier professeur, et enfin elle a rencontré l’amour dans une autre capitale.
Tout cela lui ouvre forcément de nouvelles perspectives et il n’est donc pas étonnant qu’en novembre 1882, peu après à son retour à Varsovie, elle accepte la proposition de partir étudier à Paris que lui fait son amie Zofia Stankiewicz. Il faut noter qu’en choisissant Paris, Anna Bilinska fait passer son ambition professionnelle avant ses sentiments, car ce choix l’éloigne de son amoureux, qui lui n’a pas les moyens de la suivre en France. Là encore, on voit l’indépendance et la détermination de la jeune artiste qui bat totalement en brèche les conventions de l’époque en faisant le choix de la liberté. Hélas, la famille d’Anna Bilinska n’a pas suffisamment d’argent pour lui offrir un tel voyage, et c’est cette fois encore la mère de Klementyna Krassowska, « Klimcia », dont la famille est très aisée, qui vient à son secours en lui prêtant la somme nécessaire. Bilinska écrit dans son journal : « Hier, Mme Krassowska m’a remis trois cent cinquante roubles d’argent pour le voyage et le séjour à Paris. Je me sens tellement humiliée, j’ai tellement pleuré. Mais je ne pouvais pas refuser, car autrement que deviendrai-je ? Ils sont si bons avec moi, si amicaux, ils font tout ce qu’ils peuvent. Je ne sais pas pourquoi Klimcia m’aime autant. C’est Klimcia. Et quand pourrai-je la rembourser ? »

Deux jours après son arrivée à Paris, le 13 novembre 1882, Anna Bilinska entre à l’académie Julian, célèbre cours de peinture ouvert aux femmes par Rodolphe Julian. La peintresse ukrainienne Marie Bashkirsteff en s’y inscrivant, cinq ans plus tôt, a écrit dans son célèbre journal à propos de l’atelier de Rodolphe Julian : « Le seul sérieux pour les femmes. On y travaille tous les jours de huit heures à midi et d’une heure à cinq heures. » Certaines élèves acharnées, comme le sera Bilinska, peuvent même rester le soir. L’enseignement y est très solide, dispensé par les mêmes professeurs qu’aux Beaux-Arts, pour l’essentiel Julian et Tony Robert-Fleury, et la concurrence entre élèves est rude. Chaque semaine, des espèces de concours sont organisés entre elles, avec les élèves masculins dans le rôle du jury. À la même période, en plus de Marie Bashkirteff et d’Anna Bilinska, cet atelier voit défiler d’autres futurs grands noms de la peinture tels que Jane Atché, Amélie Beaury-Saurel, Cecilia Beaux, Louise Breslau, Lila Cabot Perry, Hermine David, Anna Klumpke, Constance Markievicz, Sophie Schaeppi, Jenny et Madeleine Zillhardt.
À l’époque, l’Académie Julian est à l’avant-garde de l’enseignement pour les femmes, puisque des hommes nus (enfin… caleçonnés !) viennent poser devant elles. Néanmoins, celles-ci paient nettement plus cher que les hommes, alors que ceux-ci bénéficient d’un enseignement de qualité supérieure – raison pour laquelle au bout d’un an, Anna Bilinska essaie (sans succès) de passer chez les hommes ! L’argent constitue pour elle un souci et, les premières années, elle vit de manière très modeste. Au début, elle habite avec Zofia Stankiewicz et sa mère, mais très vite elle décide de prendre son propre logement, une minuscule chambre où elle a à peine la place de travailler : « J’ai une petite pièce, seulement deux mètres cinquante de long sur deux de large. Donc pour peindre ma nature morte, je dois employer différentes astuces ». Malgré les inquiétudes que cela provoque chez sa mère, malgré ces conditions de vie très modestes, elle écrit dans son journal : « Quelle liberté de vivre seule ! » Ce mode de vie convient bien à Anna Bilinska qui travaille tout le temps : au bout de deux mois à Paris, elle n’a toujours pas visité la capitale française. Elle est par ailleurs entourée par son amie Zofia à qui elle rend régulièrement visite, dormant même parfois chez elle. Ainsi note-t-elle un jour dans son journal, après un cours d’anatomie : « C’est la première fois que je vois un cadavre disséqué – impression terrible ! Je le vois toujours devant moi – je ne peux rien manger. Mme Stankiewicz m’a gardée pour la nuit – j’en étais très contente. »

Au début les choses n’ont pourtant pas été simples : « Aujourd’hui, c’est mon premier cours à l’Académie Julian. Je commence à dessiner une tête, mais ça ne vient pas. On dessine différemment ici. » Malgré tout, à force d’efforts et de bonne volonté, elle semble vite se mettre à niveau et se faire accepter. Elle participe à toutes les activités possibles, travail comme détente. Ainsi écrit-elle : « Seules quelques filles restent l’après-midi. Nous travaillons. Nous imaginons des costumes. Avant que quelqu’un ait lancé l’idée, je me fais une moustache avec mes cheveux, je jette négligemment mon manteau sur mes épaules, je fais la grimace, j’incline mon chapeau et je pose comme ça, sur la table. Les filles, ravies, me dessinent pendant deux heures. » Un peu plus loin elle ajoute : « J’ai de la chance avec elles. Elles m’aiment toutes. »
Bien sûr, c’est la compagnie des Polonaises qu’elle affectionne le plus. D’autres élèves de Wojcieh Gerson se sont en effet inscrites chez Rodolphe Julian, dont sa grande amie Maria Gazycz, ainsi que Kazimiera Dziekonska et Aniela Wislocka. Elles passent des soirées ensemble, font des excursions en dehors de Paris. « Le matin, Anielka Wislocka est venue à l’atelier pour m’inviter à une soirée avec M. Chelmonski. J’y suis allée. Beaucoup de gens dansaient et s’amusaient. Comme j’ai changé ! Il y a quelques années, je n’aimais pas danser, j’étais timide avec les autres, terriblement malheureuse. Aujourd’hui, j’aime la compagnie, j’adore danser et je n’ai même plus peur des hommes comme avant. C’était une drôle de peur enfantine. »

Très vite, à l’atelier, son talent émerge. En janvier 1883, elle écrit : « Robert-Fleury m’a dit aujourd’hui qu’il y avait plus de vérité et de nature dans mes dessins. Pour n’importe qui d’autre ce serait déjà très bien, mais de moi, il exige davantage. » Son travail s’avère payant : en avril 1883, elle remporte une médaille lors d’un des concours hebdomadaires au sein de l’atelier. Très tôt, Anna Bilinska décrète qu’elle n’aime pas l’impressionnisme. L’enseignement reçu à l’Académie Julian ne va pas dans ce sens là, il est classique et proche du naturalisme, ce qui va très bien à la jeune Polonaise (et c’est dans la droite ligne de toute l’éducation qu’elle a reçue). Dans son journal, elle note les commentaires des professeurs et les devoirs à faire, essentiellement des esquisses préparatoires pour des compositions historiques et religieuses.
Le travail d’après modèle occupe aussi une grande place. L’un des plus beaux exemples est ce portrait d’une modèle noire qu’elle réalise à l’atelier l’année suivante, en 1884. Il est intéressant de le comparer à un tableau célèbre, Portrait de Madeleine, premier vrai portrait d’une femme noire réalisé par Marie-Guillemine Benoist quatre-vingts ans plus tôt, et de constater ainsi combien la société et ses représentations ont évolué. En 1804, faire le portrait d’une femme noire était très choquant ; en 1884, c’est devenu banal, voire « à la mode ». En 1804, la modèle représentée (dont je n’ai pas trouvé le nom) est une professionnelle, et non une servante, ancienne esclave, dont on ignore si la peintresse lui a demandé son avis – ce qui change beaucoup de choses. L’intention d’Anna Bilinska, bien entendu, n’est pas la même que celle de sa prédécesseuse, puisqu’il s’agit là d’un sujet d’atelier, donc d’un exercice peut-être imposé, en tout cas pas d’un choix risqué et mûrement réfléchi (Marie-Guillemine avait essuyé des tombereaux de critiques négatives rien que pour le choix de son sujet). Or justement, il est intéressant de constater certains parallèles entre les deux tableaux.

Dans les deux cas, il s’agit d’un buste de femme noire sur fond clair, beige bleuté pour le premier, plus chaud, pour le second, allant de l’ocre jaune au vert, chacun se faisant l’écho du tissu d’ornement représenté, bleu pour le premier, vert pour le second. Les deux femmes sont peintes parées de riches ornements : tissus, fauteuils et bijoux pour la première ; tissu mais surtout collier somptueux pour la seconde. Aucune des deux peintresses n’a voulu représenter ces femmes dans le dénuement ou dans une condition « inférieure », elles ont fait preuve de respect envers elles en les montrant dans une attitude digne : calme et résignée pour la première, plongée dans l’étonnement et le doute pour la seconde. Madeleine nous regarde de manière très directe, tandis que la modèle d’Anna Bilinska semble fixer quelque chose derrière nous, qui sans doute l’intrigue, et peut-être l’inquiète. Le sein nu quant à lui peut avoir de nombreuses significations, mais dans l’atelier de l’Académie Julian c’est chose normale (les modèles représentés presque nus ne sont pas rares chez Anna Bilinska). Ce qui est certain, c’est qu’en peignant ce portrait, à trente ans, elle atteint déjà des sommets. La peau de sa modèle, son visage, son regard, tout paraît parfaitement vivant, et on verrait bien cette femme se mettre à parler pour nous raconter ce qui l’a ainsi interpellée.

Au cours des premières années à Paris, Anna Bilinska prend le temps de voyager. Elle revient plusieurs fois en Pologne auprès des siens et de son fiancé, et passe souvent les mois d’été près de Paris, de Lyon, mais aussi en Bretagne, du côté de Bénodet et Beg-Meil, non loin de la célèbre colonie d’artistes de Pont-Aven, où la côte et les gens lui inspireront plusieurs tableaux.
En 1884, elle participe pour la première fois au Salon des artistes, où elle présente un dessin, un portrait de femme : c’est son premier pas dans le monde des artistes professionnels reconnus. Déjà, ses talents de portraitistes explosent. Tout semble donc prêt pour que la peintresse soit enfin reconnue. Hélas. L’année 1884 est aussi pour elle une année tragique. Son père meurt en août, la privant en outre d’un important soutien financier, puis en octobre, s’éteint son amie Klementyna Krassowska, dont elle est toujours aussi proche. Enfin, en juin 1885, son fiancé, Wojcieh, est emporté par la tuberculose. Anna Bilinska est à son chevet lorsqu’il pousse son dernier soupir.
Elle sombre alors dans une profonde dépression, et se réfugie avec son frère Wladislaw en Normandie, à Pourville, chez son amie la peintresse Maria Gazycz, qui elle-même porte le deuil de son fils mort en bas âge. C’est sans aucun doute la période la plus noire de son existence : tout s’effondre autour d’elle. Elle cesse de tenir son journal, ne laissant que quelques notes désespérées : « Oh, comme tout est vide, comme ce monde est effrayant… tout est sombre parce que le soleil de la vie s’est couché. » Elle songe au suicide : « Mon papa, mon amour, Wojcieh, ma chère Klimcia, m’entendez-vous ? Pourquoi n’ai-je pas pu te donner ma santé, ma bonne Klimcia, comme tu m’as donné ton argent ? […] Ah, tu m’as devancée : c’est ma place, là-bas, à côté de Wojcieh. Mais j’ai trouvé un moyen – un petit objet pointu, brillant – je vais te rattraper ! Que faire d’une vie stérile, terrible, désespérée ? » Sans doute est-ce grâce à Maria Gazycz, « Marucha », qu’elle parvient à surmonter ces pulsions : « Et Marucha ! Non, pas aujourd’hui – elle perdrait la tête… Je suis faible, très faible… juste une pauvre fille… mais elle est venue me sauver. Non, pas encore, pas aujourd’hui… » Le décor magnifique de la côte normande l’aide aussi. On l’imagine errant au bord de la mer, traînant son immense chagrin, puis ses carnets à dessins.
Car heureusement, très vite, elle recommence à travailler, et c’est sans doute une fois encore son ambition d’artiste, au sens noble, qui la sauve. De la Normandie, elle rapporte un beau tableau mélancolique, Au bord de la mer. Puis Rodolphe Julian vient à son secours en l’embauchant comme massière, c’est-à-dire cheffe d’atelier de peinture. Cependant, même dans la mort, son amie Klementyna ne l’a pas abandonnée car elle lui a octroyé une rente qui lui permet de vivre enfin correctement et de pouvoir louer un atelier au 27 rue de Fleurus, où elle tient salon le mercredi pour ses compatriotes.

C’est à ce moment-là qu’elle peint ce qui est probablement son chef-d’œuvre : son autoportrait, objet de scandale et d’admiration. Le deuil l’a sans doute dépouillée de tous les faux-semblants dont son éducation et la société avaient pu l’affubler. Et c’est ainsi qu’elle se montre, au naturel, sans le moindre artifice, femme brisée mais debout, tenue par son art, quintessence de tout ce auquel elle croit encore. Anna Bilinska apparaît ici avant tout sous les traits d’une peintresse professionnelle, en tenue de travail, sans la moindre fioriture ni tentative ornementale, et se libère de tous les clichés encombrants de la féminité. La femme s’efface derrière l’artiste. Elle est pour ainsi dire à l’état brut dans son quotidien, en tablier de travail, un faisceau de pinceaux gorgés de peinture dans une main, dans l’autre sa palette négligemment tenue sur le côté, les cheveux mal attachés (ce qui passe pour très vulgaire alors), l’air à la fois sûre d’elle mais empreinte de lassitude. Sa robe noire rappelle qu’elle porte encore le deuil : c’est une femme qui a renoncé aux vanités de ce monde. Qui ne vit plus que pour la peinture. Et qui ne s’en laisse plus conter. Elle pose devant un tissu morne et sans éclat qui ne la met pas en valeur non plus, mais qui en revanche souligne tout son art de la nuance. Et elle prend la place de modèle. Cette allure « débraillée » à l’époque fait scandale : une femme comme il faut ne se montre pas ainsi. Mais ce qui choque sans doute le plus c’est qu’Anna Bilinska fait fi de tous les codes de la représentation féminine, elle pose pour elle-même, sans fard. Elle nous dit : « Je suis une artiste. Le reste importe peu ». L’admiration du public naît bien sûr du talent de la peintresse, mais surtout de la totale sincérité qui émane de ce portrait, qui nous touche toujours aujourd’hui. Et c’est cette formidable expressivité dénuée de tout artifice qui ravit tant déjà à son époque.

Le tableau remporte une médaille d’or au Salon des artistes de 1887, puis une médaille d’argent lors de l’Exposition universelle de 1889. Son succès propulse Anna Bilinska au rang d’artiste internationale – succès également dû au côté « sulfureux » de ce tableau, car une certaine presse conservatrice l’accuse de nihilisme et de féminisme ! Elle commence à rencontrer le succès à l’étranger, en Grande-Bretagne, en Allemagne et même aux États-Unis. Cette soudaine reconnaissance lui apporte une bouffée d’air frais et lui donne envie de continuer alors que sa production artistique était en diminution. Elle se met à collectionner les articles qu’on écrit sur elle, paie même un cabinet pour s’en occuper, et range les coupures de presse dans un cahier qu’elle appelle « Le Mémorial ». Désormais elle présente chaque année des œuvres au Salon des artistes, mais elle est aussi présente à l’exposition internationale Blanc et Noir dédiée aux arts graphiques, au salon annuel de l’Union des femmes peintres et sculpteurs, au salon de la Société lyonnaise des Beaux-Arts, à la Grosvenor Gallery et à la Royal Academy à Londres, au Glaspalast de Munich, et en 1891 à l’International Kunstausstellung de Berlin où elle reçoit une médaille d’or pour le Portrait de la comtesse Angèle de Vauréal réalisé en 1889, sans compter les nombreuses galeries privées qui exposent ses toiles. En effet, désormais l’aristocratie et la bourgeoisie lui commandent des portraits. L’une de ses plus grosses commandes lui vient du philanthrope états-unien Alfred Corning Clark, il s’agit du Portrait du sculpteur George Grey Barnard, en 1890.

Sa « stratégie marketing » pour attirer les commandes est double : les grands salons prestigieux lui donnent l’occasion de présenter ses plus belles œuvres, qui assoient sa réputation dans la presse et font l’admiration des gens fortunées sur le marché international, tandis que les expositions plus modestes en province, comme à Grenoble, Saint-Étienne ou Roanne, lui permettent d’attirer une clientèle locale qui lui commande des portraits. Anna Bilinska est alors au sommet de son art. Elle maîtrise aussi bien les techniques de l’huile que du pastel, et elle excelle autant à représenter des personnes que des paysages, des scènes de genre et des natures mortes. Elle s’aventure même en dehors de ses modèles classiques avec par exemple en 1890 ce magnifique paysage urbain, La rue Unter den Linden à Berlin, à la lumière saturée, où l’on retrouve une touche impressionniste, et que les critiques de l’époque comparent à Claude Monet ou Camille Pissaro. De même, elle s’écarte des modèles classiques dans la composition très originale de À la fenêtre, où l’on voit une jeune fille penchée, aux trois-quarts de profil, avec un important travail sur l’ombre et la lumière. Parallèlement, elle fait une série de pastels représentant des types folkloriques associés à la Pologne et l’Ukraine, dont un Autoportrait en costume ukrainien, très différent de son autoportrait de 1887, où elle paraît joyeuse, telle une jeune fille insouciante.
Anna Bilinska semble enfin sortie de sa période de deuil. C’est vers 1890 qu’elle rencontre dans son propre salon du mercredi un étudiant en médecine polonais, Antoni Bohdanowicz. Ils se marient deux ans plus tard, et forment le projet de rentrer à Varsovie pour y ouvrir cette école d’art destinée aux femmes dont Anna Bilinska rêve depuis sa jeunesse. Après avoir conquis la France, puis atteint une gloire internationale, après avoir été au bout des enseignements que pouvaient lui prodiguer ses maîtres, sans doute se sent-elle libre de rentrer s’établir dans sa patrie, où il y a tant à faire pour les femmes. Car cela lui tient à cœur depuis très longtemps. Elle écrit dans son journal : « Si je réussissais à aider une seule femme dans l’embarras, à lui indiquer un chemin, j’en serais indiciblement heureuse. » Tout semble en effet conspirer à la faire revenir à Varsovie, jusqu’à cette commande inédite et prestigieuse du comte Ignacy Korwin-Milewski. Très riche, celui-ci a décidé de créer une collection d’autoportraits des vingt principaux artistes polonais de son époque. Parmi les vingt, une seule femme est sollicitée : Anna Bilinska.

Ce nouvel autoportrait demeure inachevé. Toutefois, à environ cinq ans d’intervalle, on y décèle une puissance encore plus incroyable que dans celui de 1887. Bilinska ne s’y présente plus assise, mais debout, dans une posture de contraposto, telle une majestueuse allégorie. Le décor est encore plus inexistant : exit la chaise et le tissu de fond. Seuls demeurent ses outils de travail, qu’on voit esquissés, mais cette fois tenus dans une seule main. Les couleurs elles-mêmes sont encore plus fondues, puisque l’arrière-plan est d’un brun terre quasi monochrome, et la robe beige (sans doute unie, mais l’on ne peut en être sûre), sans le tablier qui « égayait » un peu et créait le contraste. C’est un tableau qui, même inachevé, montre à quel point la maîtrise de la peintresse s’est encore accrue, puisque rien ne vient détourner notre regard de ce visage qui semble ne plus rien exprimer d’autre qu’une détermination calme et sans faille. Le deuil est derrière elle, l’affirmation de son statut n’est plus nécessaire. Elle n’est plus cette jeune artiste bohème qui doit s’imposer : elle est. Et cette présence dit tout. Plus de mèches rebelles, mais des cheveux sagement attachés avec soin, plus de tenue « négligée », mais une robe de « dame » très élégante dans son austérité. Anna Bilinska est désormais une peintresse aux capacités partout reconnues, à la situation établie, et son talent n’a jamais été aussi grandiose que dans ce chef-d’œuvre d’austérité et de dépouillement.
Hélas, le tableau est inachevé. Anna Bilinska n’a le temps ni de le finir, ni de profiter de son mariage avec Antoni, ni de créer cette école dont elle rêve depuis toujours. En avril 1883, à peine rentrée à Varsovie, elle meurt, sans doute d’une crise cardiaque. Elle n’a pas quarante ans. Peu de temps après son décès, son mari lègue l’autoportrait inachevé au musée des Beaux-Arts de Varsovie, puis il fait publier son journal, un peu comme on l’a fait pour Marie Bashkirtseff. Malheureusement, celui-ci n’a jamais été traduit en français.

L’oubli dans lequel sombre très vite Anna Bilinska est bien sûr choquant à nos yeux aujourd’hui, et il peut s’expliquer de plusieurs manières. Une œuvre perdure à condition d’être soutenue par les galeries et les critiques. Or à l’époque, celles-ci sont presque entièrement aux mains des hommes qui, dans leur grande majorité, sont encore peu enclins à vouloir défendre le travail des femmes. Quand on ne montre plus les œuvres, qu’on n’en parle plus dans la presse, on les oublie. Qu’en est-il des musées et des historiens de l’art, qui permettent aux artistes de s’inscrire dans la durée ? Même à l’époque, rares sont les musées polonais qui achètent les œuvres d’Anna Bilinska. N’oublions pas qu’elle est la première peintresse polonaise à faire une carrière professionnelle, et par conséquent à briser le plafond de verre d’une tradition exclusivement masculine. N’étant plus là pour s’imposer, qui pourrait le faire à sa place ? Et puis les femmes trop libres ne sont pas du tout du goût des messieurs de la bourgeoisie qui dirigent les musées et président à la rédaction des manuels d’histoire des arts, où les femmes font de la figuration car ce sont certes de bien jolis sujets (objets ?), mais pas plus. (N’oublions pas qu’en 1893, à Paris, capitale de l’art, en pointe pour la formation des femmes, celles-ci ne sont toujours pas admises aux Beaux-Arts ni ne peuvent concourir pour les prix de Rome !)
Anna Bilinska a sans doute aussi pâti de son statut d’immigrée. Pas Française en France, même si une foule d’artistes de toutes nationalités s’y pressent, pas totalement légitime en Pologne puisqu’elle a préféré partir à l’étranger, elle se retrouve donc entre deux pays, et n’a pas le temps de s’implanter à Varsovie pour de bon avant de disparaître.
Enfin, lorsqu’Anna Bilinska meurt, en 1883, les ferments de la révolution artistique sont déjà là, qui va dès les premières années du XXe siècle balayer l’académisme avec la naissance des mouvements fauvistes et surtout cubistes, moins de quinze ans plus tard. Ses œuvres superbes de classicisme, de naturalisme, ne correspondent plus alors au goût d’un public que les avant-gardes emmènent vers des horizons complètement différents, dans des genres de peinture, d’art plus généralement, qu’on n’a jamais vus. Tout un pan de la fin du XIXe siècle un peu trop classique, un peu trop proche de l’académisme, passe ainsi à la trappe.

Il faut attendre de longues, bien longues années, pour que le nom d’Anna Bilinska refasse surface et sorte des oubliettes, notamment grâce à la grande exposition donnée à Varsovie en 2021 qui a permis de montrer plus de cent vingt œuvres. Quelques unes de ces toiles, les principales, sans doute, se trouvent aujourd’hui dans des musées de Pologne ou dispersées dans d’autres pays comme la France, les États-Unis, l’Ukraine, mais la plupart sont dans des collections privées, par conséquent inaccessibles au public. On a calculé qu’entre 1878 et 1892, elle avait vendu cent deux œuvres – et peint on ne sait combien d’autres.
Même si elle a connu une longue phase d’oubli, de son vivant et peu après sa mort Anna Bilinska a inspiré de nombreuses jeunes filles en leur montrant que la voie artistique était possible pour elles. Que quelles que soient les barrières qu’on mettait devant elles, il existait toujours un moyen de les contourner, pour peu qu’on ait de la ténacité et du courage, et à défaut d’une fortune personnelle, de bonnes amies susceptibles de vous aider. Car le parcours d’Anna Bilinska est aussi exemplaire en cela : sans Klementyna Klossowska et sa générosité financière, sans l’impulsion de partir étudier à Paris donnée par Zofia Stankiewicz, sans le soutien de Maria Gazycz à l’acmé du deuil, et enfin sans l’amitié de toutes ses collègues des ateliers qu’elle a fréquentés, Anna Bilinska n’aurait sans doute jamais réussi à atteindre le statut de grande professionnelle reconnue sur le plan international. Comme souvent dans le parcours des peintresses les plus éminentes, la solidarité féminine est essentielle dans la réussite formidable d’Anna Bilinska. Et l’on peut espérer que la redécouverte de cette grande artiste n’en soit qu’à son début car il n’existe encore ni catalogue raisonné de son œuvre, ni biographie sérieuse et documentée. Avis aux amatrices !