N’y allons pas par quatre chemins : Le Livre dont Jean Baudrillard est le héros d’Emmanuelle Fantin et Camille Zéhenne est l’un des plus formidables essais lus depuis longtemps. Passionnant, précis, emporté, romanesque et si inventif : les deux universitaires ont choisi ainsi de délaisser toute forme académique pour s’aventurer dans la pensée de Baudrillard en lui rendant sa plastique théorique par une plastique narrative, celle des fameux « Livres dont vous êtes le héros » qui ont peuplé notre enfance.
Publié par les épatantes éditions MF emmenées par Bastien Gallet, le défi formel n’y est en rien une coquetterie tant l’homme y voit sa pensée peinte et rejouée avec une rare finesse. Un coup de dés n’abolira jamais Baudrillard. Autant de pistes de réflexion que Diacritik ne pouvait que saluer le temps d’un grand entretien avec les deux autrices.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre essai absolument formidable, Le Livre dont Jean Baudrillard est le héros. Comment vous êtes-vous décidées à écrire sur l’œuvre de Jean Baudrillard : s’agissait-il d’un désir commun qui courait depuis longtemps ou bien d’un défi, notamment formel, qui est né spontanément ? Pourquoi vous paraissait-il nécessaire d’écrire aujourd’hui un livre sur Baudrillard : s’agissait-il pour vous de réparer une injustice notamment dans la critique française puisque l’homme est davantage commenté outre-Atlantique qu’il ne l’est véritablement en France où il est souvent tenu dans un mépris intellectuel et surtout académique aussi tenace qu’injuste ? S’agissait-il en somme de rendre justice à l’actualité de la pensée de Baudrillard ?
La genèse de l’ouvrage tient plutôt à une succession de rencontres. D’abord, nous avons chacune rencontré l’œuvre de Baudrillard lorsque nous étions doctorantes, à peu près au même moment. L’une faisait sa thèse sur les cafés et les supermarchés, l’autre sur la publicité – nous avions en commun l’intérêt pour les objets de recherche qui n’ont en apparence aucune noblesse – et les logiques marchandes nous ont menées à lire Baudrillard pour la première fois : ses travaux sur l’objet, sur la consommation, bien sûr. Des pages magnifiques, indépassables, sur le centre commercial nous avaient déjà troublé. Baudrillard rodait de loin en loin dans nos bibliographies, puis nous nous sommes retrouvées autour de plusieurs événements consacrés à Baudrillard (un colloque au CNAM, une journée à la Columbia, un colloque à Oxford) durant lesquels notre amitié s’est scellée et nos lectures de Baudrillard se sont approfondies. Et à la mesure de ces avancées, nous étions toutes les deux de plus en plus séduites par son écriture, par ses propositions théoriques souvent très poétiques, empreintes d’une forte mélancolie, par ailleurs ponctuées d’un humour discret, et flirtant de temps à autre avec l’ésotérisme. Une virtuosité, mais aussi un toupet intellectuel qui nous laissait parfois perplexes : que penser par exemple de l’idée que « le réel serait né du manque d’imagination » ? Pour commencer à entrer dans la pensée de Baudrillard, il faut rappeler que d’après lui « la réalité est une imposture » : à partir de là, tout est possible.
Puis, l’effervescence a pris autour d’un fort désir partagé de travailler une forme scripturaire inédite. Et aussi de prendre avec nous cette dimension subjective, parfois ésotérique, qui nous semblait faire écho avec ce que l’on attend aussi d’un.e penseur.se : la possibilité d’un « je » dilué dans le jeu des propositions théoriques. On s’est dit : si on écrit sur Baudrillard, hors de question de faire un énième commentaire universitaire. A l’origine, c’était donc moins l’envie de faire connaître Baudrillard, même si c’est vrai qu’il est souvent méconnu en France, ou caricaturé, mais plutôt l’envie de poursuivre la rencontre intellectuelle et amicale qui était en train d’éclore entre nous deux.
Parlons sans attendre de l’aspect le plus étonnant et le plus profondément marquant de votre essai : sa forme. Comme votre titre l’indique sans détours, Le Livre dont Jean Baudrillard est le héros reprend, dans sa structure même, les principes formels d’une certaine catégorie de la littérature jeunesse des années 80 et 90, à savoir les fameux « Livres dont vous êtes le héros » à la fois ludiques et interactifs, souvent joués avec autant de coups de dés. D’évidence, une question s’impose : pourquoi avoir choisi cette forme particulièrement singulière ? S’agissait-il pour vous d’une double dédramatisation : tout d’abord de dédramatiser l’académisme de l’exposé universitaire en rendant hommage par une forme originale à l’originalité de la pensée même de Baudrillard ? Qu’est-ce que cette forme vous permet de dire que l’essai ou le mémoire académique ne vous laisseraient pas faire ?
Puisque le travail sur un format non académique était à l’origine du projet, nous avons réfléchi aux possibilités qui s’offraient à nous (vague souvenir d’avoir évoqué rapidement l’hypothèse d’un roman épistolaire, par exemple). Le « Livre dont vous êtes le héros » s’est imposé immédiatement après avoir été énoncé dans la discussion : une épiphanie, qui tombait du ciel avec aspect providentiel. D’abord, probablement par nostalgie de notre enfance, une langueur pour cette dimension expérientielle qui a coloré nos mémoires de lectrices. Car même si ces ouvrages étaient peu stimulants sur le plan de l’intrigue, le vertige face aux potentialités infinies et le pouvoir conféré au lecteur viennent titiller frontalement son désir d’événementialité. C’était déjà éprouver soi-même, avec un dé et un crayon, les rouages implacables du hasard et du destin, avec leurs lots de désastres et d’allégresses, rehaussés par le prisme fictionnel. Ce sont des livres très profonds, qui viennent aussi travailler chez l’enfant des discours qui narrativisent la construction de sa propre psyché : « de toute manière, je n’ai jamais eu de chance aux jeux », « je sentais qu’aujourd’hui j’allais réussir », « je savais que j’aurais dû me fier à mon instinct », et autres manières dont on s’éprouve très tôt comme habitant sa propre destinée. Bien sûr, c’était aussi une manière de dédramatiser la philosophie car, comme le dit Baudrillard lui-même : « Il faut n’être pas sérieux et en avoir l’air. Ou bien être sérieux sans en avoir l’air. Ceux qui conjuguent l’air et l’être sérieux, ceux-là sont insignifiants ».
Proposer une lecture à travers ce jeu, c’était un moyen d’éprouver le concept du destin, de sa réversibilité, et cela permettait d’être avec cette pensée sans le savoir, sans en avoir l’air aussi. Ce format introduisait de la souplesse, du comique, de la légèreté, du « mou » dans l’exposé d’une pensée philosophique elle-même déconcertante. Il y avait aussi, il faut le dire, une saturation des essais passionnants mais un peu clos sur eux-mêmes, qui cadenassent tout le périmètre alentour. L’essai qui constitue la seconde partie du livre, « Morale de la Traverse » était important pour aborder des dimensions plus ontologiques et moralistes : que faire dans ce monde où nous avons mis pied, et interroger la manière dont nos propres destinées ont trouvé des résonances dans la philosophie de Baudrillard ? Enfin, même si le livre se veut une propédeutique amusante à sa pensée, nous avons aussi créé des trames qui permettent de traverser le livre sans jamais le croiser : il fallait laisser l’opportunité d’un rendez-vous manqué.
Le double caractère ludique et créatif de votre Livre dont Jean Baudrillard est le héros consiste également à user de la forme du « Livre dont vous êtes le héros » afin de démultiplier les pistes mêmes d’écriture de l’essai. Si l’exposé académique est déconstruit, il devient ici plus largement pluriel : la forme se fait indirectement biographique puisque vous racontez, par exemple, la soutenance de thèse de Baudrillard entre Bourdieu et Barthes ; la forme se fait également délibérément romanesque en racontant notamment les voyages de Baudrillard aux États-Unis ; enfin, la forme se fait philosophique en faisant finalement de Baudrillard un personnage-conceptuel capable de guider lui-même dans sa pensée.
S’agissait-il pour vous, avec cette forme de « Livre dont vous êtes le héros », de pouvoir recourir à un éventail formel permettant d’offrir une pluralité générique à votre propos ? En quoi cette forme laissant de la liberté au lecteur rend-t-elle justice à l’inventivité conceptuelle de Baudrillard et à sa grande mobilité ? Ne s’agissait-il pas ainsi de dédramatiser la pensée de Baudrillard même en montrant combien, loin d’être austère ou sèche, elle appelle elle-même une manière de créativité formelle sinon conceptuelle permanente ?
Il y a en effet chez Baudrillard une inventivité conceptuelle forte, et la fiction interactive permettait d’être en immersion avec cette pensée dont la qualité est d’être ré-appropriable et peu figée. Son audace théorique autour de la notion de réalité (oscillant entre la certitude de la disparition du réel, englouti en sa propre diffraction, et le désir d’une infinité de réalités : « pourquoi n’y aurait-il pas autant de mondes réels que de mondes imaginaires ? ») se fait de plus en plus forte à mesure qu’il avance en âge. Il part de la pataphysique dans ses premiers écrits, la poésie – il traduit Hölderlin –, puis il est happé par une pensée métaphysique, fortement marqué par Artaud, Nietzsche et Rimbaud notamment, et il devient à la fin de sa vie un « paroxyste indifférent », qui navigue en terres ésotériques sans sourciller, c’est son tournant « métaleptique ». Pourtant, il fomente un même système conceptuel, exprimé différemment, sous la forme d’une anamorphose continuelle, pendant des décennies d’écriture. Cette trajectoire nous plaisait beaucoup, d’autant qu’il s’est en effet essayé à diverses formes d’écriture, en particulier dans ses cinq recueils d’aphorismes, les Cool Memories.
La rencontre avec notre éditeur, Bastien Gallet, a été déterminante dans l’écriture. Le projet que nous lui avions soumis à l’origine était timide sur les parties fictionnelles, l’ensemble était un peu aride pour un « Livre dont vous êtes le héros ». Bastien nous a encouragé vers un élan encore plus créatif. On a abandonné l’idée d’une unité de ton dans les entrées et on a tout repris : on a mêlé des passages romanesques à des éléments biographiques réels, on a réinventé un double un peu loser à qui on a offert l’étoffe d’un vrai anti-héros, on a ajouté des photos prises par Baudrillard, des illustrations de Camille, jusqu’à une photo de sa tombe. Il y a eu des heures incalculables de discussions, sur plusieurs années. C’est en un sens un livre qui est le fruit d’une discussion ininterrompue pendant 4 ans : et s’il se passait ça ? et si on allait jusque-là ? et si on piégeait le lecteur dans des boucles infinies ? On a tenté des choses, on se surprenait mutuellement en allant plus loin à chaque fois. On s’est énormément amusé à écrire tout ça. Le fait d’avoir été deux dans le travail créatif nous a guidé vers des voies que nous n’aurions probablement pas arpenté seules, et cet aspect dialogique, ces remous, sont palpables dans la version finale. C’était fantastique d’avoir la possibilité d’explorer tant de formes différentes dans chaque entrée du livre – du pastiche d’un verset biblique à la langue d’une influenceuse make up, tout était possible – et, cerise sur le gâteau : nous pouvions aussi jouer avec l’ensemble des ficelles qui les reliaient entre elles.
Cet indéniable caractère ludique de votre essai ne manque pas de faire penser aux aventures formelles de l’Oulipo ou de Perec, contemporains de l’émergence de la pensée de Baudrillard : s’agit-il là, pour vous, d’un hommage indirect ? La tonalité de nombre des passages narratifs que vous déployez se caractérise par un ton résolument burlesque : s’agit-il pour vous de rendre hommage également à l’attachement de Baudrillard à la pataphysique ? Qu’est-ce que ce rapport dit selon vous de sa pensée ?
C’est vrai que Perec et l’Oulipo sont une passion commune : la liberté infinie qu’offre la contrainte, ou comment la contrainte irrigue goutte à goutte le champ des possibles, nous stimule beaucoup. Baudrillard vient à l’écriture par la pataphysique qu’il a découverte au lycée (il était élève d’Emmanuel Peillet), mais c’est plutôt dans la dernière partie de sa vie que son œuvre devient résolument marquée par la volonté de se départir d’une écriture ennuyeuse, dans sa forme comme dans ses promesses conceptuelles. C’est vrai qu’on peut relire toute son œuvre au prisme d’un penseur qui chercherait l’unique solution à l’absence de problème pataphysicienne.
Le burlesque est effectivement présent chez lui, mais avec une certaine discrétion, par petites touches occasionnelles quoique toujours puissantes. Il est souvent très drôle, et sous un ton faussement sentencieux, comme lorsqu’il évoque « cette larme philosophique » des chercheurs qui assistent à tous ces colloques, qui se prennent en filatures, qui oublient d’enlever sous leurs semelles le prix de leurs chaussures. Il s’autorise aussi beaucoup de choses, comme lorsqu’il se demande soudainement « A quoi suis-je personnellement et spécifiquement inutile ? », lorsqu’il écrit cette courte annonce radiophonique qui commence par « il est midi et on nous apprend de source sûre que le jour ne s’est pas levé », ou encore en postulant un malin génie des machines qui « tout en exigeant de fonctionner, [ne font que] guetter l’occasion de tomber en panne ». Il nous semblait important de garder à l’esprit qu’en toute circonstances « le monde n’est, au fond, qu’une sous-préfecture » et que nous sommes heureu.x.ses « comme des cormorans dans la vaseline ». La pensée teintée de burlesque peut certainement aider à apprécier la vaseline dans une sous-préfecture.
Dans le sillage de la précédente question, votre Livre dont Jean Baudrillard est le héros fait de Baudrillard non un objet de réflexion mais un héros romanesque, traité notamment sous le thème même qu’affectionnait Baudrillard lui-même, à savoir le double. Pourquoi ce thème du double apparaît-il comme central dans la trame narrative que vous tissez ? N’est-ce pas une manière, avec votre essai, d’entrer dans une vie de simulacres généralisés chère à Baudrillard ou comme dirait les sœurs Wachowski d’entrer, d’une certaine manière, dans la Matrice ?
Le double est une figure présente dans l’œuvre de Baudrillard de manière indirecte, à travers certaines récurrences conceptuelles qui désignent une forme de spécularité (le miroir, l’ombre, le clone, le jumeau, la reproduction, mais aussi bien sûr, la simulation, le simulacre, la réversibilité́). Le double que nous avons imaginé, c’est un miroir qui ne le reflète pas, une ombre sans corps. Une absence de Baudrillard pour qui il fait sens, sans faire du tout écho.
Toutefois, le double n’est pas central, il représente moins de vingt pour cent du « jeu », mais il nous est apparu d’emblée que pour construire la trame d’un « livre dont vous êtes le héros », il nous faudrait des voies. Nous avons réfléchi à la manière d’organiser une histoire sans tomber uniquement dans la fiction ou le biographique. C’est ce qui a représenté le plus grand défi, de reprendre la forme des « Livres dont vous êtes le héros » en sortant du schéma narratif Greimassien : la quête, les ennemis et les adjuvants. En tombant sur la citation d’ouverture du livre, le double s’est imposé comme une résolution. Il allait incarner ce quelque chose qui ne prend pas, un double sans destin, le mat de l’un, l’autre, le purgatoire du destin de ce qui a pris forme. L’antihéros d’un Jean Baudrillard au destin caressant, qui permettait aussi d’imaginer que Baudrillard a échappé de justesse à une destinée médiocre.
Nous avons construit ce personnage d’Arthur Rivoire avec l’idée que le destin se montre implacable avec lui sans doute « parce qu’il n’a pas su lui plaire ». Le genre d’individu qui respire sans vivre et qui subit l’enchaînement de son impuissance, un spectre lointain qui n’est pas joueur, qui ne drague pas le destin mais qui se rattache compulsivement à son obsession pour les ponts. Il ne pourrait vivre sous le régime « d’une dérégulation rigoureuse de la volonté ».
C’est donc moins une volonté d’entrer dans la matrice (d’ailleurs, Arthur Rivoire n’est pas un simulacre de Baudrillard), que de proposer un personnage à l’identité très affirmée, toujours dans une veine baudrillardienne puisque : « L’identité est un rêve pathétique, on rêve d’être soi-même quand on n’a rien de mieux à faire ». L’identité de Baudrillard, elle, reste un mystère.
Plus largement, votre essai tire davantage des fils narratifs, romanesques, que strictement argumentatifs, dessinant un parcours singulier dans l’œuvre même de Baudrillard. C’est peut-être l’occasion de voir ici comment vous avez œuvré à une composition presque physique : comment avez-vous concrètement procédé pour tracer un parcours dans l’œuvre ? En avez-vous tout d’abord prédéfini les axes ? Le livre s’est-il écrit dans la continuité ou la discontinuité du jeu engagé ? Comment s’est déroulée la sélection des différentes séquences du livre, si on prend par exemple l’un des fils les plus ludiques, celui de la soutenance de sa thèse ?
Il n’était pas aisé de jouer avec la pensée et le parcours de Baudrillard mais nous aimions l’idée qu’il était possible dans ce livre, « d’être là et de ne pas y être – simultanément ». Pour tenter de mettre en œuvre cette indétermination, nous avons créé trois grandes trames narratives sur lesquelles repose toute l’arborescence : celle où l’on suit Baudrillard, celle où l’on suit son double, et une troisième, plus abstraite, où l’on suit des bouts de sa pensée, de son incarnation empirique, ou encore de son pastiche.
Plus concrètement, nous avons recensé, après une lecture quasi exhaustive de son œuvre, mais aussi de ses entretiens, ses apparitions médiatiques, etc., un certain nombre de citations qui nous paraissaient intéressantes. Cela a constitué un vivier de pépites, une matière première à partir de laquelle nous avons commencé à écrire des entrées, à dessiner des trames narratives. Et puis, au fil du temps, l’ensemble s’est complexifié et a gagné en volume, jusqu’à devenir la carte fournie avec le livre. Nous sommes passés par un logiciel libre de création de jeu interactifs, Twine, qui nous offrait une grande souplesse dans l’élaboration des trajectoires. A la fin de la rédaction, on connaissait par cœur toutes les entrées, on les bougeait pour tester des trucs, on en écrivait de nouvelles pour créer des ponts. L’important était d’aboutir à une forme qui ne nécessite pas une lecture attentive ni continue, quelque chose qu’on peut feuilleter, où l’on se perd, que l’on ne termine jamais sans culpabilité de l’inachevé. Un livre qui puisse être arpenté, presque indéfiniment.
La soutenance de thèse faisait partie des éléments très stimulants à imaginer : il soutient une thèse en sociologie de la vie quotidienne, mais sa thèse relève plus de la sémiologie, et Barthes et Bourdieu, deux monstres sacrés, sont dans son jury. Nous n’avions aucune source historique, ni le rapport de soutenance (introuvable malgré nos recherches), ni mêmes des récits, juste une rumeur selon laquelle Bourdieu serait arrivé avec une heure de retard. Le reste est donc fiction, ça nous a juste amusé d’inventer les pensées de Roland Barthes au moment où Bourdieu aurait déchargé sa hargne contre l’impétrant, scandalisé de faire entrer le briquet et le frigidaire dans la sociologie. Ici, nous rejoignons volontiers la caricature, mais les postures intellectuelles de chaque partie prenante correspondent à une réalité historique.
Ce qui se révèle également remarquable concerne la variété même des différentes cases qui composent votre essai. Chacune propose une variation, certaines comportant des dessins, d’autres des images, et pour certaines encore des citations de Baudrillard. Comment avez-vous choisi ces différentes images et ces différentes citations ?
Tout cela s’est échafaudé à travers une succession de hasards (à moins qu’ils ne nous aient été destinés !), et de rencontres, ou de discussions. Nous avons accueilli les idées et les événements en suivant la Traverse. Certaines comiques : par exemple, lorsque l’on a pris connaissance de la photographie de Jean Baudrillard en robe de chambre dans la rue en train de déchirer son courrier devant une poubelle publique, on a eu envie de l’ajouter dans l’intrigue. D’ailleurs, pendant l’écriture du livre, nous avons rencontré par hasard le voisin qui a fait cette photo à ce même carrefour : quelqu’un nous a dit qu’il s’agissait de lui alors même qu’il était en train de prendre en photo… une poubelle publique. Et nous sommes allées à sa rencontre.
Concernant les citations, on s’est imprégnées du style philosophique et aphoristique, à force de lire et de les classer, on a commencé à se parler par aphorismes de Baudrillard ou « à la manière de », pour rire. C’est aussi comme ça que sont nées de belles formules dont on peut imaginer qu’elles auraient plu à Baudrillard, comme « faire du chantage aux images », ou encore, dans un registre différent, savoir que votre désir a deux heures d’avance sur vous et vous attend à l’arrêt de bus. On se laissait guider par nos envies. Il y a des entrées qui viennent de choses qui avaient été écrites avant le projet d’ouvrage, des petits passages sur « Dieu éméché », ou le portrait ignoble du double, ou encore le poème des mots interdits, qui ont été intégrées au gré des hasards.
L’écriture était très fluide entre nous, on écrivait chacune des passages, des entrées, et on repassait quelques moments après sur les textes l’une de l’autre pour faire des modifications de style, de forme, d’intrigue. Nous n’avons pratiquement jamais écrit chacune chez nous, de notre côté : nous étions toujours ensemble physiquement pour travailler, donc nous pouvions nous voir, nous interrompre, nous lire des choses à voix haute. Il y a eu tellement de retravail sur la matière, on peut vraiment dire qu’il s’agit d’une co-écriture, d’un tissage de nos singularités. Nos écritures se mêlent, et nous avons chacune pu expérimenter de multiples styles et tonalités grâce à cette contrainte du format avec toutes ces entrées qui semblaient nous offrir tous les possibles. La seconde partie est également un entremêlement de nos interventions (à l’époque, pensées déjà en miroir) au colloque de Cerisy sur Jean Baudrillard.
Ma dernière question voudrait porter, au-delà de la puissance créatrice et récréatrice de votre essai, sur sa dimension herméneutique. Comment concevez-vous Le Livre dont Jean Baudrillard est le héros : l’envisagez-vous comme un essai sur Baudrillard ou comme un livre qui permet d’essayer Baudrillard ? C’est-à-dire qui éprouve les théories de Baudrillard en les muant de la réflexion à l’action ?
Baudrillard est-il le héros du livre ? Pas si sûres… C’est plutôt une invitation à voir le monde comme ses livres nous invitent à le voir, en racontant la manière dont nous avons pu trouver des gouvernails dans son œuvre. C’est ce que l’on a voulu montrer plus explicitement dans « Morale de la traverse », la seconde partie du livre. On avait envie de mettre en lumière la dimension métaphysique de la lecture de Baudrillard, et la manière dont elle se mêle à nos destinées singulières. L’écriture du livre, qui s’étale sur plusieurs années, a été ponctuée d’événements plus ou moins ésotériques, toujours en rapport avec la question du destin, de nos propres vies et de la manière dont elle épousait, ou non, les courbures inattendues du réel. Comment un principe de liberté peut-il être décelé dans les signes parfois infimes d’une vie quotidienne ? Ce n’est pas donner une leçon de vie moralisatrice, comme on en lit parfois (faites d’injonction ou de reproches), mais moraliste : parmi les multiples vies qui se déroulent sans nous, la nôtre peut se dérouler sous le principe de la réversibilité et de la traverse. Cela signifie que l’on accepte une forme d’existence soumise aux ventouses du destin, attentive aux surgissements de l’invisible, dans laquelle on se demande en filigrane : comment échapper à nous-mêmes et combler ce désir secret d’événement qui nous habite ?
Peut-être voulions-nous essayer de donner à ressentir ce savoir puisqu’in fine, dans les deux formes que nous déployons, il y a une volonté de raisonner par le processus, par le dispositif. De prendre avec nous une dimension poétique de la langue car, comme Baudrillard, on éprouvait de la compassion pour les mots, pour la poésie. L’ironie en tant que réversibilité est un processus de résistance contre le langage qui se constitue comme un vertige de la transparence, elle va toujours au dehors de sa détermination. En interrogeant le destin, nous déjouons la transparence puisque l’on s’en remet à ce que l’on ne sait advenir. Comme dans la fiction interactive, on imagine une existence dans laquelle on joue à se perdre, à flotter dans les événements. Considérant la manière dont ils adviennent, ils nous touchent de leur pleine signification et ainsi la pensée se tisse-t-elle comme « une coïncidence heureuse ». Mais si l’on devait conclure en renversant tout notre propos, nous pourrions en un pied de nez résumer le projet par le titre de la dernière entrée du jeu : « Étendre à l’infini le domaine des choses dont il n’y a rien à dire ».
Emmanuelle Fantin et Camille Zéhenne, Le Livre dont Jean Baudrillard est le héros, éditions MF, janvier 2023, 176 p., 18 €