L’intimité Victor

Exposition Anhédonie, photographies de Bertrand Delous

Intimité ? Intimacy ? Il dit que je sais l’écrire, l’intimité. C’est gentil, flatteur, mais si je savais… J’aimerais bien. En revanche, ce que je sais à peu près : certains mots. Comme intime/extime, des choses comme ça, autour desquelles je tourne, j’avance. Car il y va d’un certain pas, et d’un certain regard qui manque. Qui fait défaut. Et qualité. Le regard perdu. Qui n’a pas perdu une image.

À moins que ce ne soit la recherche éperdue d’un sujet à voir ? À toucher de l’œil, de la cornée ? Ou d’un objet ? Pulsion scopique, comme ils disent. Quelque chose me plaît à cet endroit, me plaît et me brûle, y’a quelque chose qui brûle dans ces noirs et ces blancs, à l’intérieur de ce cadre pourtant si impassible, si maîtrisé, sans afféterie comme le dit Christian Lacroix, ni jubilation aucune, comme pourrait le dire Annie Ernaux. La main ne tremble pas, quelque chose monte, on dirait, ou pourrait monter. De la lave ?

Essayons un peu de saisir la chose : intimité = paradoxe. Le mot désignant à la fois la plus grande ouverture à l’autre (être intime avec quelqu’un) et la plus grande fermeture (mon intimité). Deux sens qui coexistent si contradictoirement dans la même notion. Pour le dire vite : une relation d’exclusion. Être intime avec quelqu’un. Donner accès à son intimité, de telle sorte que pour lui, mon intimité n’est plus un espace interdit. Ouvrir les vannes, ouvrir les veines. Ainsi, deux intimes n’auraient plus de secret l’un pour l’autre ? Ils se connaitraient, « par cœur » ? De ça, je suis de moins en moins sûr. Le cœur a ses raisons, vous savez. Et une des raisons de l’intimité serait peut-être alors de renoncer à son intimité, justement.

N’y aurait-t-il pas cependant quelque chose à entendre dans cette étrange coexistence ? Et quid de l’espace de l’intimité ? Un lieu où l’on est qu’avec soi-même. Un lieu où l’on n’est pas sous le regard de l’autre.

Exposition Anhédonie, photographie de Bertrand Delous

Image = une présence qui est là, alors que quelqu’un manque. Tout est là, bla, bla, bla.

Mais aussi : intimité = affirmation qu’un être humain est aussi constitué d’une part inaliénable, une part qui ne peut être donnée sous les regards, une part qui transcende toute saisie par autrui. Mais si l’intimité entre deux êtres exige de sacrifier sa propre intimité, est-ce que cela signifie renoncer à cet espace où l’on est perpétuellement à l’autre un mystère ? Questions oratoires…

Danger : quand l’intimité dégénère en familiarité, en fusion = confusion. Et puis non, pas exactement danger : plutôt danger irrésistible. Le plaisir est alors infini, comment refuser l’infini ? La jouissance est mythique, comment se refuser cette jouissance mythique ? Manger l’autre, vouloir le manger. Ou se laisser manger, s’offrir en pâture. Je vais te dévorer, du regard et du reste, pendant ce temps je me consume et j’attends, j’attendrai.

La recherche folle de la jouissance mythique ne serait-elle pas aussi à l’origine de toute drogue ? Tu serais pas en mode craving, baby ?

WANTING…
NEEDING…
WAITING…
FOR YOU…
TO JUSTIFY MY LOVE !

Du temps passe, donc. Quand le temps s’en mêle, l’autre, que je connais si bien, finit par ne plus pouvoir me surprendre. La relation s’endort alors sur un contrat implicite, un contrat sans le dire qui stipule que chacune des deux parties doit demeurer la même — le même que ce que l’autre connaît de lui, le même que ce qu’il a toujours été, le même que ce que les autres attendent qu’il soit. Pauvres de nous.

Mais dans la photo, merveille, point de tout ça. Pas la durée, dans la photo, que de l’instant, instantané, et cet instant est éternel. Il l’est par définition. Confort d’être en sécurité avec un « autre ». Altérité neutralisée par une habitude. Ainsi vont les vieux couples, et bien des vieux amis, persuadés de se connaître « intimement ». Mais les galaxies ne font que s’éloigner, et de plus en plus vite. On va vers le plus grand froid, restons au chaud tant qu’il est encore temps. Je te serre dans mes bras. Je t’embrasse.

Exposition Anhédonie, photographie de Bertrand Delous

Mais intimité, à mesure que j’en parle, je m’en éloigne. Puissance et supériorité de la photo qui se passe de mots, douceur de cette photo en son silence qui dit tout : l’amour, la baise, l’envie de corps à corps, des corps qui s’entrechoquent, se percutent ou s’effleurent, des choses comme ça. Intimité : lieu des profondeurs. Sous la peau, sur la peau, dedans, depuis la vérité. Mais nous ne sommes pas des images figées, nous sommes comme des mystères en renouvellement continu. Nous sommes seuls, et pas seuls, nous sommes capables de regard. Regarder, c’est aimer. Ou bien l’inverse : aimer, ce serait regarder. Les deux mon général. Et le regard : le désir. Et le clic : la poésie.

Cependant, nous regardons tous mais nous ne sommes pas tous photographes. Le photographe regarde, certes, mais c’est aussi celui qui saisit – le fameux clic. Il saisit non pas « par cœur », mais par le cœur, ou plutôt : par le corps. Les visages et les corps.

Intimité, encore : les détails. Les merveilleux détails comme autant de nuages. Le premier matin, encore : il s’était mouché dans deux tranches de coton qu’on utilise généralement pour se démaquiller, il avait ri. Un autre jour il m’avait parlé d’un magasin de chaussures à Tarbes, chez Monsieur Moustache, il ne fallait pas y aller parce que la vendeuse n’était pas très « gender fluide ». Puis il m’avait servi un café dans un mug qu’il avait posé sur un nicopatch en guise de sous-tasse. Puis un soir enfin, il m’avait dit dans un vocal qu’il était dans le lit, mais pas dans le bon sens… Il s’appelle Victor, il est beau, joli, et plus encore, et moins aussi, beaucoup moins jusqu’à l’abîme… Victor est mon amoureux. Le corps de Victor, l’intimité Victor, je ne connais que ça, et j’ignore. Ce que sais par cœur, que j’ignore : l’intimité Victor, l’intimité Félix, l’intimité Peto, l’intimité Gonzague, Guillaume, Kryss, Bertrand, Patrice, Isabelle… des amours que nul n’oublie, ah là, là…

Le plus profond, c’est la peau, avait dit l’autre. La peau !

Surface = Profondeur

Et Gilles Deleuze : « Le point de démence de quelqu’un, c’est la source même de son charme. Si tu ne saisis pas le grain de folie chez quelqu’un, tu ne peux pas l’aimer. » Et Proust : « On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule. Cela suffit. » J’ajoute : sur un premier matin aussi bien. Les heures pendant lesquelles monte le soleil, les heures pendant lesquelles on cherche la photographie absolue. Faut bien se mettre quelque part.

Exposition Anhédonie, photographies de Bertrand Delous
Galerie Iconoclastes 20 rue Danielle Casanova 75002 Paris

Exposition Anhédonie, photographies de Bertrand Delous