Utopies africaines : retour vers le futur

Abdourahman A. Waberi, Aux États-Unis d'Afrique, détail de la couverture © éditions Actes Sud "Babel"

Retour vers le futur : Anthony Mangeon se livre à une archéologie de la science-fiction consacrée aux futurs de l’Afrique. Dans son dernier ouvrage, L’Afrique au futur. Le renversement des mondes, il part d’un constat : le futur de l’Afrique est à la mode. L’afrofuturisme règne au cinéma et dans les galeries d’art, le succès de Black Panther n’étant qu’un exemple parmi une myriade d’autres productions. En sciences humaines, même tendance : on ne compte plus les ouvrages prophétisant l’avenir africain, que ce soit pour annoncer des miracles économiques ou au contraire des calamités sociopolitiques. Derrière cet engouement, Anthony Mangeon montre que l’on retrouve en réalité des schémas narratifs, des motifs, des archétypes qui ont une histoire. C’est à cette histoire longue de l’anticipation que l’auteur nous invite, en revisitant au passage le XIXe siècle européen. Ce que Marvel doit à Zola, Jules Verne et Danrit, en somme. Anthony Mangeon dresse également une fabuleuse liste de lectures d’uchronies et de récits d’anticipations d’écrivains de la jeune génération africaine : de quoi compléter ses lectures de science-fiction – ou convaincre les plus réfractaires d’entre nous que la SF est une solide réserve de trésors !

Pensées de la (science)-fiction

Le corpus considéré est constitué de deux ensembles : des fictions et des essais ; ce que l’auteur condense sous les expressions « fictions pensantes » (qui reprend le titre de la collection, par là même) pour désigner les « affabulations qui réfléchissent » (p. 14), et « pensées fictionnalisantes » pour désigner les prospectives de sciences humaines « qui mobilisent les ressources de l’imagination pour conduire leurs expériences de raisonnement ». Au total, une trentaine d’œuvres sont considérées dont le roman Rouge impératrice de Léonora Miano, Aux États-Unis d’Afrique d’Abdourahman Waberi, l’essai …Et demain l’Afrique d’Edem Kojo, Afrotopia de Felwine Sarr, les « scénarios de Mont Fleur » de prospective politique sud-africaine, L’invasion de la mer de Jules Verne, ou encore Fécondité d’Emile Zola. À chaque fois, c’est le mécanisme du « renversement des mondes » qui est considéré : comme hantise d’un jihadisme mondial, comme plaidoyer pour un panafricanisme en acte, comme effondrement écologique, comme ruines d’un capitalisme à bout de souffle, comme dystopie d’apartheid radical… Tous ces scénarii rendent compte de ce que l’Afrique représente au futur.

Au fil de quatre chapitres, consacrés à la représentation du jihad, des migrations, du « monde à l’envers », de la notion de prospective, Anthony Mangeon envisage le temps long de la pensée du futur de l’Afrique. Ce dispositif ample, dans le temps comme dans l’espace, comporte à mon sens un triple avantage.

Il intègre la science-fiction dans une histoire longue de l’histoire littéraire : comme l’appelait de ses vœux Irène Langlet dans La science-fiction : lecture et poétique d’un genre littéraire, la science-fiction n’est pas détachée de la littérature générale. Par des généalogies de motifs et de topiques, Anthony Mangeon montre comment des filiations explicites ou implicites parcourent les œuvres, entre science-fiction et littérature canonisée. Parfois, des filiations inconscientes produisent des œuvres à l’axiologie ambivalente, où les impensés coloniaux sont réinvestis par les auteurs contemporains. En tout état de cause, l’anticipation, l’uchronie, la prospective ont en commun des schèmes avec la littérature canonique. Jules Verne et Émile Zola dialoguent très aisément avec J.G. Ballard, nous prouve ainsi Anthony Mangeon.

L’objet « Afrique » devient un « matériau », une thématique, pour penser le futur. Le corpus ne reconduit pas des spécificités africaines et évite ainsi l’écueil de tant de travaux « africanistes ». Il n’y a pas d’exceptionnalité d’une quelconque aire culturelle : Anthony Mangeon s’intéresse en effet à un corpus de littérature européenne, africaine, nord-américaine. Ce sont bien les relations entre ces littératures qui sont étudiées, montrant du même coup comment des dialogues transatlantiques et trans-séculaires peuvent s’engager.

Le lien entre théorie et fiction est pratiqué en acte : L’Afrique au futur embrasse dans le même temps des fictions et des essais, parfois même des rapports de prospective. Cet entrelacement de la pensée fictionnelle et de l’imagination des essais est particulièrement heuristique puisqu’il permet de souligner des tropismes, des grandes tendances ou de mettre au jour, au contraire, des hapax. La fiction est ressaisie dans un univers intellectuel plus large que le domaine habituellement réservé des études littéraires. Du même coup, l’expérience de pensée de la littérature est prise au sérieux : « l’hypothèse et la mise en intrigue d’un renversement des mondes […] ne relèvent donc pas uniquement de la hantise ni du fantasme : elles agissent aussi comme de véritables expériences de pensée en mobilisant les moyens mêmes de « l’imagination en morale » selon le philosophe Martin Gibert » (p. 267).

La longue histoire des futurs africains

Anthony Mangeon nous invite donc à une large histoire littéraire, en redécouvrant ponctuellement certains ouvrages européens étonnants. Ainsi de L’invasion noire du Capitaine Danrit (voir une présentation ici par Jean-Marie Seillan), paru en 1894 qui envisage une guerre religieuse contre l’Occident lors d’un jihad mené depuis l’Afrique. Si l’intrigue est ouvertement raciste, reconduisant nombre de clichés coloniaux stéréotypés, le dispositif narratif n’en permet pas moins de donner la parole au sultan Abdl-ul-M’hamed, grand khalife, dénonçant le traité de Berlin de manière tout à fait convaincante : « Songerions-nous à attaquer l’Europe si, de son côté, elle ne nous avait comprimés et asservis ; si chaque jour, par ses empiètements, elle ne nous avait poussés à bout ? […] Comment ! Il aurait suffi qu’en 1889 quelques diplomates se réunissent autour d’un tapis vert à Berlin pour se partager les peuplades africaines comme un vil bétail ! Et ce bétail n’aurait qu’à ratifier le partage ! Allons donc ! Aujourd’hui il sent sa force, joue des cornes et fonce sur les imprudents bergers : tant pis pour eux ! » (p. 445-456 ; cité p. 44).

Le dispositif du monde à l’envers, emprunté en tant que catégorie d’analyse à Bakhtine, permet d’intéressants parallèles entre Bertène Juminer, auteur de La revanche de Bozambo (1968) et Abdourahman Waberi, auteur de Aux États-Unis d’Afrique (2006) (p. 133-150). Dans les deux cas, l’intense créativité linguistique et lexicale permet d’imaginer un autre monde, où le panafricanisme est réalisé en acte, par un continent fort politiquement, culturellement et diplomatiquement. Le Katiopa, imaginé par Léonora Miano dans Rouge impératrice, reçoit un traitement particulier dans l’essai. Anthony Mangeon souligne d’abord « l’esprit de sérieux » de la romancière, contrairement en effet aux deux ouvrages mentionnés plus haut qui maniaient l’ironie, l’humour, le décalage, le clin d’œil et souvent le pastiche. Retraçant la genèse de l’Alliance, Anthony Mangeon indique que ce grand récit est constamment « monologique » (reprenant toujours Bakhtine) au sens où les monologues intérieurs des différents personnages convergent tous vers une explication unique du monde, voire univoque… voire même unanimiste. Reprenant à de tristes sires la formule « Le Katiopa tu l’aimes ou tu le quittes », Miano suggère en effet pendant la majeure partie de son roman que le gouvernement du Katiopa envisage un génocide des anciens colonisateurs de relative gaieté de cœur. S’il est finalement empêché grâce à Boyadishi, l’impératrice garante du pôle féminin de l’ordre du monde, et au nom d’une philosophie de concordance avec les ancêtres, Anthony Mangeon souligne à quel point cet imaginaire d’une « philosophie africaine » unique a partie liée avec les « théories ethnophilosophiques les plus désuètes » (p. 174). Rejetant en dehors du domaine du spirituel les deux seuls personnages non hétérosexuels, Anthony Mangeon pointe une potentielle piste interprétative qui pourrait même être perçue comme homophobe par certains lecteurs : « Dans le monde à l’envers selon Léonora Miano, il n’est pas de place pour les invertis », conclut-il p. 179. Les imaginaires coloniaux du futur africain, tels que développés par Danrit, André Laurie ou Marcel Barrière, sont en réalité assez proches de celui de Rouge impératrice.

L’intertextualité avec des textes coloniaux est dans ce cas loin d’être avérée de manière explicite. Pourtant, souligne Anthony Mangeon, on peut constater que ces romans entretiennent une parenté « en raison de certains choix narratifs, thématiques et formels, (par exemple, le roman-fleuve ou le roman-feuilleton) qui les inscrivent dans des logiques communes de vraisemblance ou de dramatisation et d’inventivité fictionnelle » (p. 181). Fin XIXe, des massacres de grande ampleur étaient imaginés couramment, et « même avec une certaine délectation » (idem). Après la Shoah, ces formes tendent à disparaître, et sont disqualifiées dans les récits, au profit de résolution qui recourent à l’adoption de jeunes enfants entre les races (chez Miano, chez Waberi par exemple).

L’extrême contemporain des fictions africaines est également abordé par l’essai, en traitant notamment des Africaines-américaines comme Nnedi Okorafor ou N.K Jemisin dont les cycles écoféministes ont connu des succès éditoriaux fulgurants, ou bien encore de la sud-africaine Lauren Beukes dont le Moxyland traite des possibilités de révolte dans une société ultra-libérale et ultra-violente.

Motifs

Ce que cette histoire longue des futurs africains nous apprend, c’est la résurgence ponctuelle de motifs qui reviennent hanter à intervalles réguliers les imaginaires littéraires. Des croisements féconds peuvent ainsi s’opérer entre les quatre chapitres, remodelant différemment les corpus entre eux. Je propose ici de passer en revue quelques-uns de ces motifs qui parcourent L’Afrique au futur de manière souterraine.

Pensées écologiques et Climate fictions. Depuis le très célèbre Dune de Frank Herbert, récemment adapté au cinéma par Denis Villeneuve, et dans le sillage de Sécheresse de James Ballard, la fiction climatique connaît une popularité croissante. Effondrements climatiques, tornades, sécheresses apocalyptiques : toutes ont en commun de penser le réchauffement climatique en cours et ses conséquences hypothétiques en figurant des trajectoires de personnages dans la fiction. Le film Pumzi de Wanuri Kahiu traite par exemple d’une Terre-désert où replanter un arbre devient un geste d’initiation et de reconquête de soi. Dans la même veine, Okorafor dans Qui a peur de la mort ? imagine une planète-Sahel où les modes de vie bédouins reconfigurent les relations et les distances. De long trajet dans un monde effondré, il est également question dans le cycle de la Terre fracturée, de N.K. Jemisin, où cette fois c’est le Terre-père courroucé qui a provoqué des séquences de tremblements de terre. À chaque fois, le recours à la pensée du futur sert à penser les conséquences bien contemporaines du dérèglement climatique, alertant du même coup les lecteurs sur l’inaction politique des gouvernants.

Le héros-sociologue. Commentant Tous à Zanzibar de John Brunner, Anthony Mangeon note : « on pourrait reconnaître en ce dernier [Mulligan] un avatar d’Alvin Toffler mais ce personnage de sociologue-prophète semble plutôt une projection de l’auteur lui-même au sein de son livre » (p. 218). Cette figure de héros-sociologue a une double utilité tout à fait pragmatique : elle sert de lien pour gloser la fiction, elle déploie un dévoilement en train de se produire. D’une part, en effet, la fiction se glose elle-même puisque l’auteur tient un propos métatextuel en commentant les sociétés imaginaires décrites – le monde gouverné par la firme General Technics, les conversations de salon de l’intelligentsia, les infinies tractations diplomatiques d’un personnel politique à la solde des intérêts économiques desdites grandes firmes… D’autre part, le personnage se fait enquêteur, découvrant avec le lecteur un mode de vivre-ensemble qui fait l’objet de la fiction : l’étrange pouvoir des populations Shinka, naturellement paisibles, en l’occurrence (p. 219). On retrouve ce personnage dans nombre de fictions d’Ursula Le Guin par exemple, friande d’anthropologues faisant volte-face et prenant fait et cause pour les populations étudiées, contre la firme qui l’employait au départ : c’est le scénario du roman Le Nom du monde est forêt notamment ; on en retrouve des avatars dans La main gauche de la nuit ou dans Les dépossédés. Ces faux ingénus contiennent dans leur structuration même le mode d’emploi de la fiction et le mode d’être attendu du lecteur : ouvertement prescriptif, il enjoint le lecteur à opérer le même dévoilement sur le contemporain.

Ce qui toujours résiste à Shalmaneser. Toujours à propos de Tous à Zanzibar, Anthony Mangeon commente longuement la scène où Mulligan est confronté à l’ordinateur tout puissant, Shalmaneser – qui n’est pas sans rappeler un certain HAL 9000 de Arthur C. Clarke. Le super-calculateur est mis en défaut au sujet de la croyance en un impossible. Le héros force le système à intégrer un « credo » en son calcul, faisant ainsi acte de foi (description de la scène p. 219). Dans cette réécriture d’Œdipe et le Sphynx se découvre une faille dans le système rationnel – autrement dit, d’un modèle positiviste ayant gouverné les imaginaires du futur pendant deux siècles. Ce fragment de croyance est reconduit de manière puissante par les femmes autrices du corpus d’Anthony Mangeon : les « sorcières » évoquées rapidement p. 266 aux pouvoirs magiques, les femmes dont l’utérus devient une arme sont en réalité héritières des mouvements néo-païens américains et de la revalorisation du rôle du sacré dans la protection de la planète. Shuri, Onyesonwu, Binti, tout à tour expérimentent une forme de sacralité dont le but est la reconnexion à la terre mère. Ce qui résiste au calcul, ce qui fait lien, ce qui connecte aux imaginaires de la foi : autant de pistes sorcellaires encore à écrire.

Penser le contemporain à partir du matériau « Afrique ». La magie, les super-pouvoirs, les uchronies, les décalages temporels : tous les procédés de la fiction pour penser le futur visent en réalité, fondamentalement, à penser les effondrements politiques, économiques, sociaux, écologiques en cours. Anthony Mangeon le soulignait à propos des différentes significations des massacres de masse à travers le temps (p. 181, cité plus haut), et ce constat s’étend en réalité à l’ensemble du corpus. Comme le souligne la poétesse Sylvie Kandé à propos du recours à l’uchronie africaine, il s’agit de se donner des forces imaginaires pour affronter le réel. Ballard et Brunner explorent les (in)capacités de subversion d’un monde ultraviolent dirigé par des firmes plus puissantes que les États. Beukes met en scène de manière métaphorique l’apartheid sudafricain et les clivages sociaux par le prisme des animaux-totems dans Zoo-City.

Entrer dans les « imaginaires du futur », pour reprendre le titre de l’essai d’Ariel Kyrou, c’est prendre au sérieux la fiction spéculative et sa portée politique. C’est également rendre hommage à l’incroyable inventivité linguistique, langagière, narrative de ces récits. C’est, enfin, croiser les langues et les genres pour dresser une histoire longue des imaginaires du futur africain. C’est à tout cela à la fois que nous invite Anthony Mangeon dans un essai dense autant qu’érudit, annonçant deux autres tomes que l’on espère aussi enthousiasmants que le premier.

Anthony Mangeon, L’Afrique au futur. Le renversement des mondes, Hermann, « Fictions pensantes », mars 2022, 296 p., 24 €