Entretien avec Yassin Al Haj Saleh, « écrivain syrien sans terre sous ses pieds » 2/3

Yassin Al Haj Saleh (DR)

Deuxième partie de l’entretien de Yassin al Haj Saleh avec Catherine Coquio et Nisrine Al Zahre, traduite de l’arabe par Marianne Babut. Cette traduction de l’arabe a été financée par l’équipe de recherches CERILAC, dont Catherine Coquio est membre et que nous remercions vivement. L’entretien s’est déroulé sous forme écrite sur plusieurs mois entre mars 2021 et janvier 2022. La première partie de l’entretien a paru dans Diakritik le 9 décembre 2021 (lire ici).

Tu dis ne pas être un penseur, mais un écrivain, qui s’est formé en prison. Le penseur, lui, procède selon une méthode, dis-tu. Tu cherches pourtant de nouvelles façons de mener la bataille (Lettres à Samira, p. 89), et des « moyens plus efficaces » d’appréhender la réalité (Récits d’une Syrie oubliée, p. 46, dialogue avec Razan Zaitouneh). Tu lis de plus en plus de romans, et non plus uniquement des essais – tu lisais il y a peu The Lost de Daniel Mendelsohn. La littérature est-elle un « instrument puissant » susceptible d’ouvrir de nouvelles voies ? Ou est-ce autre chose, comme vivre dans une maison transportable ?

En arabe, parler de « penseur », de « théoricien » ou de « philosophe » suscite de la gêne. Ces mots sonnent révérencieux, obséquieux, non comme des termes qualifiant le travail d’une personne et situant la nature de son rôle dans la société. J’ai vécu une situation éclairante à ce propos quand, il y a quatre ans, une collègue allemande d’une trentaine d’années s’est présentée comme « philosophe ». Elle avait fait des études de philosophie jusqu’au doctorat et poursuivait depuis une recherche dans son domaine de spécialité. Elle était par conséquent « philosophe », tout simplement. L’équivalent dans le monde arabe contemporain est impensable, de la part d’un homme et encore moins d’une femme. Et ce n’est pas par modestie de notre part, loin de là. C’est plutôt que notre rapport à ces termes renvoie à quelque chose de malsain, pour ne pas dire pathologique. Un mélange de cynisme, de manque de confiance en soi et d’hostilité envers la culture et les intellectuels, qui trahit la fragilité de l’édifice cognitif de nos sociétés actuelles, ainsi que l’étrangéité des rôles sociaux qui lui sont associés. D’où le formalisme des rôles de la pensée et de l’université.

Je reconnais que ma première réaction lorsqu’on me qualifie de « penseur » est de m’empresser de nuancer, d’expliquer en quoi « écrivain syrien » me convient mieux. Pour moi, le terme d’« écrivain » a partie liée avec la tentative, le « faire ». Une tentative d’élargir le périmètre dans lequel on réfléchit, depuis lequel on s’exprime et sur lequel on écrit. Ce qui n’est pas chose aisée, car des expériences aussi meurtrissantes que la prison puis la disparition de Samira*, incitent plutôt à tourner en boucle autour d’elles. De telles expériences subjuguent, accaparent le sujet meurtri qui ne peut s’empêcher d’y retourner, de s’y référer sans cesse. Les combats contre le pouvoir assadien d’abord, puis contre les islamistes, sont bel et bien devenus deux éléments qui me définissent, deux composantes de mon identité qui mêlent contrainte et choix conscient.

À mon sens, les deux dynamiques d’élargissement et d’accaparement fonctionnent simultanément : l’une tire vers les expériences les plus féroces tandis que l’autre tire en sens inverse, vers une émancipation hors de ces dernières. Vers d’autres considérations, sans lien avec ces expériences. D’une certaine façon, mon travail est le fruit d’un compromis entre ces deux dynamiques. Je travaille à objectiver ces expériences en essayant de les traiter avec une émotivité régulée. Je ne saurais dire dans quelle mesure j’y parviens. Mais je sais que je ne m’offusquerai pas si l’on dit qu’elles sont toujours intensément présentes en moi comme dans mon travail. Que d’une certaine manière, je ne suis jamais vraiment sorti de prison, la disparition de Samira étant une autre forme d’incarcération : son absence a ravivé mon vécu carcéral et modifié ma réflexion à son sujet. Cela est vrai dans la mesure où l’homme ne peut jamais entièrement revenir d’expériences aussi brutales. Mais l’important, c’est ce que nous faisons de ces expériences, et non pas uniquement ce qu’elles font de nous. Tout un pan de mon travail est en grande partie émancipé de ces expériences. Dire de moi, comme cela a déjà eu lieu, qu’elles me subjuguent, c’est ne pas prendre en compte le « présent permanent » qui définit la temporalité syrienne et dans lequel nos expériences meurtrissantes d’hier ne cessent d’être actuelles. Car cela fait plus d’un demi-siècle que le pays n’a pas connu le minimum de justice nécessaire pour que le principe de prescription puisse s’appliquer et le passé passer.

Quoi qu’il en soit, je dirais que je suis un « essayiste », que mon travail est un essai qui se situe quelque part entre les sciences humaines et la littérature. Si mes lectures reviennent aujourd’hui davantage vers la littérature, c’est que l’espace de l’imagination y est ouvert à l’infini. Or le réel nécessite, pour être saisi, une sacrée dose d’imagination. Les sciences humaines s’intéressent surtout aux expériences médianes de l’homme, là où selon moi la littérature et la philosophie sont plus à même de saisir ses expériences extrêmes.

Permettez-moi ici une digression concernant la « méthodologie ». Jusqu’à trois ou quatre ans après la révolution, mon travail a été de nature dialectique, marqué par mon adhésion marxiste et ma découverte en prison de l’œuvre de Hegel, pour moi fondatrice. Il est certain que je suis moins versé dans la controverse depuis 2017 au moins, et que mon travail ces dernières années est intimement lié avec la centralité, toujours plus importante, qu’occupe la souffrance. Une certaine idée de l’irreprésentable a pris forme, de ce qui ne peut être soumis à la rationalité. La dialectique telle que nous la lègue Hegel rationalise toute chose et se place au-dessus de l’Histoire, dans une position quasi divine qui conçoit et comprend entièrement tout ce qui advient, y compris les douleurs les plus abominables et les génocides les plus monstrueux. Derrière cette conception, il y a toute la superbe de l’Europe du XIXe siècle, dans laquelle l’homme se substitue à Dieu. Cette posture de puissance m’a influencé dans les années qui ont suivi ma libération, d’une manière qui transparaît dans les livres écrits avant la révolution : Critique de l’islam contemporain et critique de sa critique, puis Récits d’une Syrie oubliée, consacré à l’expérience carcérale. Ce dernier n’est pas tant le récit d’une délivrance que celui d’une victoire. La souffrance y est relativisée à l’extrême, recouverte par une énergie libératrice. Mes travaux plus récents, notamment Le livre de l’atroce (Kitab al-Fadhi’), n’empruntent pas du tout le même chemin. La souffrance, désormais centrale, ne tolère aucune représentation et ne peut être soumise ni au débat ni au raisonnement. Lorsque nous sommes en souffrance, nous ne raisonnons pas. Si nous raisonnons, c’est que nous ne souffrons pas.

Parmi l’héritage du soulèvement il y a l’immense auto-documentation de la révolution et de la guerre, cette fièvre d’archiver, d’écrire, de créer. À la fin des Récits d’une Syrie oubliée, tu écris que la nouvelle bataille à mener est d’accéder à l’égalité dans l’évocation, la mémoire et le témoignage (p. 245). Quel lien fais-tu entre cette nouvelle écriture et le développement d’une littérature testimoniale dans les cultures occidentales ?

Je pense qu’au début de la révolution, de nombreux Syriens ont été saisis par l’expérience de « la terre d’oubli », dont je traite dans un texte ajouté à l’édition française de mon livre sur la prison (Récits d’une Syrie oubliée, Les Prairies ordinaires, 2015). Ils ont été possédés par cette expérience, obsédés par elle au point de vouloir faire de ce nouveau « round » du combat une « terre d’évocation », quelque chose de si abondamment exposé qu’il soit impossible à quiconque de ne pas le voir. Au fondement de cette démarche, il y a la disproportion radicale entre l’horreur de ce qui avait eu lieu en Syrie entre 1980 et 1982*** (et dans une moindre mesure tout au long des deux décennies qui ont suivi), et la rareté des propos la relatant, non seulement en Syrie mais dans le monde entier. Cette fois-ci, tous ont voulu documenter simultanément et par tous les moyens existants ce qu’ils vivaient et subissaient, encouragés par le présupposé implicite que si « le monde » apprenait ce qui se passe, « il » ne laisserait pas faire. Il s’est avéré au fil des ans que cela était faux. Mais toute cette documentation nous a légué un trésor d’informations qui sont les « titres de réalité » d’un patrimoine révolutionnaire qui se constitue aujourd’hui et sera peut-être utile à une prochaine génération.

Avec d’autres de ma génération, nous avons essayé de raconter certains aspects de ce qui s’était passé lors du précédent « round ». La littérature de prison est la forme qu’a prise ce récit. Mais avec la révolution, cette approche est apparue de plus en plus insuffisante et inadéquate. Parce qu’elle est trop inscrite dans le local et qu’elle manque de profondeur philosophique. Mais il faut dire qu’en contexte syrien, où la peur est telle qu’elle est intégrée sous forme d’autocensure, le simple fait de raconter nos vécus était en soi une performance. Aussi, en raison de la rareté intrinsèque de nos vécus bruts, nous nous pensions dispensés de produire un objet proprement intellectuel et artistique, c’est-à-dire qui procède d’un travail mûrement réfléchi et exigeant. C’est ce que je tends à réaliser depuis quelques années, car c’est à mes yeux la seule manière de préserver la dignité de nos vécus dans le déracinement, le bannissement hors de la « terre d’oubli », l’exil. Je ressens comme une singulière proximité avec la littérature des rescapés de l’Holocauste, cette communauté de sens/souffrance qui est peut-être la plus puissante de toutes les communautés. Je trouve dans la longue histoire des enlèvements et des disparitions forcées qu’a connue l’Amérique latine, des ressources pour nourrir mon regard sur ce sujet, qui m’accapare depuis la disparition de Samira, et qui me semble fécond d’un point de vue intellectuel et philosophique.

Tu dis que cette « révolution des anonymes, des insignifiants » trahie par ceux qui possèdent pouvoir, armes et argent, a fait de l’expérience des Syriens un chemin pour sortir de l’anonymat. La révolution, dis-tu dans Récits d’une Syrie oubliée et La Question syrienne, a été un apprentissage de la réalité et de la désignation. Tu relèves l’émergence d’une « nouvelle écriture syrienne », une écriture « peuplée » ou « habitée » dans laquelle des non-écrivains jouent un rôle déterminant. Tu parles d’un « élargissement démocratique » de l’écriture et de la littérature, désormais supplantée par un récit historique informel. Cette extension laisse-t-elle derrière elle d’autres « gens ordinaires » ? Ce genre de révolution culturelle est-il la chasse gardée d’une nouvelle intelligentsia syrienne ? Comment peut-on éviter le remplacement d’une intelligentsia par une autre ? Et qu’appelles-tu les « gens ordinaires » ?

Nous nous trouvons aujourd’hui dans un univers d’écriture plus proche des gens ordinaires que par le passé, avec un élargissement de la base des ayants voix au chapitre. Une partie non négligeable de ce qui s’écrit et se dit est le fait non pas d’écrivains et d’écrivaines, mais d’hommes et de femmes à qui la révolution a offert un accès inédit à l’expression, et par là à la transformation de soi. De nombreux observateurs étrangers, mais également quelques concitoyens, sont surpris par la persévérance et la passion avec laquelle les Syriens continuent pour beaucoup à parler de la révolution. Cela est précisément dû au fait que la révolution a été l’occasion pour nombre d’entre nous d’une présence, d’une parole, d’une transformation. Or cette occasion se poursuit.  C’est de cette dimension que traite le récent livre d’Asef Bayat, Revolutionary life: The Everyday of the Arab Spring (Harvard University Press, 2021), quand bien même les réalités abordées se situent en Égypte et en Tunisie. « La révolution » est le nom donné au cadre général d’une multitude de petites révolutions au travers desquelles la « grande » se poursuit d’une certaine façon. En ce sens, la révolution syrienne est la révolution de celles et ceux qui étaient jusqu’alors inaudibles, invisibles. L’écriture syrienne est donc désormais habitée, peuplée d’humains, contrairement à ce qu’elle était avant la révolution.

D’autres dynamiques sont cependant à l’œuvre également. Ainsi, un grand nombre de « gens ordinaires » sont passés « sous l’ordinaire », si je puis dire. Des gens qui ont perdu toute maîtrise de leurs conditions de vie, dont le niveau est tombé plus bas encore qu’il ne l’était avant la révolution. Cela ne se cantonne pas aux seules populations réfugiées dans les camps du nord de la Syrie, ni même à celles réfugiées au Liban, en Jordanie ou en Turquie, qui tentent de survivre dans la misère et subissent toutes sortes de discriminations et de violences. Cela vaut également pour la quasi-moitié des Syriens qui vivent toujours sous le régime assadien, c’est-à-dire dans la peur, la faim et la maladie. L’écriture a-t-elle été à la rencontre de cette réalité ? Avons-nous su contribuer à l’écoute de cette parole ? Avons-nous essayé de fournir des tribunes à ces « sous-l’ordinaire » là, ces subalternes ? La réponse est tout simplement non. Et ce, en raison fondamentalement de l’absence d’un cadre d’interaction dans lequel les dynamiques d’élargissement de la parole et de l’expression puissent rencontrer ou recouper les nouvelles dynamiques d’enlisement, qui prennent aujourd’hui la forme d’un dénuement extrême, d’un illettrisme galopant et d’horizons bouchés pour toute une génération perdue. Or il est impossible de passer outre cette réalité-là. Il existe aujourd’hui cinq Syries qui, mises bout à bout, constituent la Syrie de l’intérieur. Il est quasiment impossible de circuler entre ces cinq zones. Et puis il y a la Syrie de l’extérieur qui se distribue entre 127 pays mais se concentre dans quatre principaux (la Turquie, le Liban, la Jordanie et l’Allemagne) ou six (si l’on rajoute l’Irak et l’Égypte). Dans ce contexte, ce qui a une utilité immédiate, c’est de fournir des ressources matérielles qui aident les misérables à affronter la misère, comme s’emploient à le faire une partie des Syriens et quelques organisations internationales.

L’histoire de la Syrie depuis un demi-siècle se caractérise par l’interruption de l’impact de la culture sur la vie sociale, ainsi que par la disparition des corps intermédiaires susceptibles de constituer des espaces de rencontre entre le public et les artisans de la culture. Cette situation se perpétue aujourd’hui même si les causes ont changé, la tyrannie qui isole les gens en les faisant se redouter les uns les autres ayant fait place à l’extrême indigence. En 2013, nous avons essayé d’instituer dans la Ghouta orientale un cadre au débat politique. Nous n’y sommes pas parvenus. Les gens s’intéressent difficilement au débat lorsqu’ils manquent du minimum vital et subissent un siège fait de bombardements quotidiens.

Il existe depuis la révolution une nouvelle génération d’intellectuelles et d’intellectuels dont l’expérience fondatrice est la révolution elle-même. La plupart vivent en exil. Leur principal objet de réflexion est la société et non plus l’État comme c’était le cas de ma génération, ou l’Histoire comme pour la génération d’avant. Dans ses différentes épaisseurs, la société renferme la nouvelle forme impitoyable de la question sociale qu’est l’émergence de ce sous-ordinaire, ce sous-subalterne. Elle renferme également la religion et ses formes monstrueuses, ainsi que le sectarisme qui est l’une des pierres angulaires de la violence.

Tu utilises l’image de « l’archipel » pour parler des révolutionnaires laïcs et de l’Armée Syrienne Libre, qui ont manqué d’un centre de gravité et de cohésion ; tu la reprends à propos du type de communauté que composent les réfugiés obligés de se recréer un monde et ceux qui les aident à travers le monde. Tu y vois même un modèle politique embryonnaire (cf Justine Augier, Par une espèce de miracle : l’exil de Yassin al Haj- Saleh, Actes Sud, 2021, p 321). Or cette idée rejoint un nouveau cosmopolitisme politique qui essaie de repenser le monde et la politique à partir des migrations, comme l’a fait Étienne Tassin en France***. Comment trouver un centre de gravité dans ce nouvel archipel ?

J’aimerais tant pouvoir répondre à cette question ! Je suis tiraillé entre le besoin d’une vision globale, d’un projet fédérateur et alternatif d’une part, et ma crainte envers tout projet de grande envergure, massif et centralisé qui jouerait dans le monde actuel le rôle que le communisme soviétique a joué hier, pour au final tuer dans l’œuf toute ambition d’un monde meilleur. Nous vivons aujourd’hui dans un monde qui évolue de manière paradoxale, dans un mouvement simultané et contradictoire de convergence et de fragmentation, d’unification et d’éclatement.

Partout, la politique prend l’aspect d’une gestion dénuée de la moindre compréhension face à des situations qui échappent de plus en plus à tout contrôle – lorsqu’il ne s’agit pas tout bonnement d’organisations vouées à tuer. Le droit international est en train de s’effondrer en marche accélérée. Le fonctionnement des Nations-Unies est à l’arrêt. L’Occident qui a conçu ces institutions internationales est divisé entre l’enjeu de conserver ses acquis et celui de s’adapter à l’agressivité russe et à l’ascension chinoise, ou encore une tendance au « containment ». Or il ne semble pas détenir aujourd’hui les moyens de s’assurer un succès, quelle que soit l’option retenue. Qu’a-t-il à proposer ? La démocratie ? Les gouvernements occidentaux en ont trahi le principe lorsque cela les arrangeait, quand ils n’ont pas tout simplement soutenu – en particulier l’administration américaine – des régimes monstrueux.  La démocratie est attaquée en Occident même, avec la montée des courants génocratiques. Les droits de l’Homme ? Même chose. La France est amie avec le régime d’Al-Sissi et considère que si Bachar est bien l’ennemi des Syriens, le sien à elle, c’est Daech. Comprendre : celui qui tue ses seuls administrés est le problème de ces seuls administrés, et non de la France ni de l’ONU. Le problème de la France, c’est Daech qui a tué des dizaines de Français. Mais que des milliers de Syriens et d’Irakiens se fassent tuer, y compris par Daech d’ailleurs, peu importe. En revanche, l’Occident est proactif en matière de « guerre contre le terrorisme », qui entrave partout où elle est menée la démocratie et les mouvements sociaux, et fait parfaitement le jeu d’un Poutine, d’un Modi, d’un Al-Sissi ou d’un Al-Assad, et naturellement d’Israël. Tous connaissent bien mieux le jeu américain que les Américains eux-mêmes. Il semblerait qu’en Occident la croyance domine qu’il est possible de maintenir le statu quo actuel dans les pays qui le composent, sans trop regarder vers demain. C’est-à-dire sans direction, sans vision pour l’extension des droits, des libertés et de l’égalité au niveau mondial. Et bien non, ce n’est pas possible. Dans le monde en crise qui est le nôtre, chercher à maintenir les choses en l’état mènera inéluctablement, au fil des crises, à un renforcement du conservatisme réactionnaire, du nationalisme, de la politique des frontières et de l’identité. En un mot au fascisme, ou à quelque chose qui s’en rapproche fort. Aujourd’hui, Marine Le Pen est devenue un choix politique envisageable en France, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années encore. En Occident, en raison de l’absence d’une vision globale chez la grande majorité du personnel politique, cette dernière est rabaissée au niveau d’une méthodologie de gestion de crises. D’un management qui se fiche des questions de justice et de droits et qui est, soit dit en passant, ce qu’ont sans cesse appliqué les puissances occidentales – et en particulier les administrations américaines successives – au Moyen-Orient. La Palestine en est un exemple de longue date. La Syrie l’est depuis onze ans. Nous assistons ici à un effet boomerang ou, comme on dit en arabe, au « retournement du sort contre le sorcier ». Les puissances influentes qui se sont fait la main en matière de traitement discriminant d’autrui à l’extérieur de leurs pays, vont désormais appliquer ce même savoir-faire à l’intérieur de leurs frontières Ici, l’expression de « syrianisation du monde » prend tout son sens.

Personnellement, je redoute le modèle chinois. Un État dont la population avoisine le milliard et demi, qui censure ici un article de journal, là un film, à coups d’intimidations. Un État dont le président s’est octroyé le pouvoir à vie et qui enferme un million de musulmans ouïghours dans des camps de rééducation. S’ils ne sont pas encore des « usines à cadavres » pour reprendre la façon dont Hannah Arendt a qualifié les camps de concentration nazis, ces derniers sont des usines à vivants déshumanisés à peine différents des « musulmans » décrits par Primo Levi et évoqués par Jean Améry. Avec cela de fortuit qu’il s’agit ici de « vrais » musulmans et non d’un surnom donné à ceux qui se sont « soumis » (le sens littéral de « muslim » en arabe).

Je redoute également un chef d’État comme Poutine, qui a la folie des grandeurs et de l’exceptionnalité – de la Russie comme des siennes propres. Un ultra-nationaliste, pour qui le démantèlement de l’URSS est une tragédie au regard de la destinée impériale qu’il prête à son pays, et non de la fin de politiques sociales peut-être moins clivantes par le passé qu’aujourd’hui. Un souverain qui pratique une politique activement et ouvertement islamophobe, et dont le ministre des Affaires Étrangères se sent autorisé à déclarer que la Russie ne permettra pas l’instauration d’un pouvoir sunnite en Syrie, avant de donner des leçons en matière de liberté de conscience à l’Occident, qu’il blâme d’offenser les musulmans en caricaturant leur prophète ! Voilà qui est un comble.

J’aimerais croire que cette pluralité des centres est une chose souhaitable, un rééquilibrage susceptible de s’étaler sur plusieurs décennies, porteur d’espoirs autant que de dangers, entre un centre occidental déclinant et un centre chinois ou sino-russe ascendant. Hélas, il s’agit là d’une logique d’experts qui accepte que toutes les souffrances humaines soient sacrifiées sur l’autel de l’Histoire. Car les puissants de demain ne nous promettent rien de bon : sur l’ensemble des dossiers, ils campent systématiquement aux côtés de la tyrannie et de la mort.

Pour revenir à la métaphore de l’archipel, on peut y voir deux choses contradictoires. D’une part, elle exprime l’idée d’une force de propagation de la vie, d’une sortie du néant et d’un début de prise de forme, d’une configuration dynamique susceptible de constituer un continent. Mais elle représente d’autre part l’éparpillement, l’éclatement et l’épuisement de la vie, l’érosion du continent avant qu’il ne retourne sous les eaux, comme on suppose que cela est arrivé à l’Atlantide. L’image de l’archipel évoque mieux que toute autre à la fois les débuts et les fins, l’apparition et la disparition, les moments de naissance et ceux d’agonie. Dans les deux cas, elle renvoie à de l’horizontal, à des situations et des relations non-hiérarchiques, fondées sur des interactions entre entités égales et non sur des rapports de subordination et d’obéissance.

Peut-être nous trouvons-nous aujourd’hui en « état d’archipel ». Mais c’est celui d’une dispersion, d’une fragmentation qui supplante les convergences et non celui d’une naissance, d’un début de prise de forme. Il semblerait que notre besoin d’un imaginaire politique continental qui attire et rassemble, augmente à mesure que nous avançons vers une crise mondiale et qu’il devient crucial de coordonner nos efforts pour en sortir.

5- Peut-on revenir sur la part que tu as prise dans la révolution naissante ? En 2011, tu manifestes à Homs, à Damas puis à Douma où tu rejoins Razan Zeitouneh****. À sa demande, tu ébauches une charte des comités de coordination locale, ces lieux de discussion et de décision qui ont été d’une importance capitale dans le soulèvement. Tu évoques une carence en débats politiques dans les conseils locaux, du fait des urgences de la survie. Cette expérience inédite d’autogouvernement dans les zones insurgées a cependant perduré plusieurs années dans des conditions terribles. Comment perçois-tu aujourd’hui cette expérience politique qui reste à écrire ? En France, elle est souvent lue comme une variation arabe du modèle « conseilliste », d’où la sympathie d’une partie des anarchistes et de l’extrême-gauche antitotalitaire. Quelle valeur politique cette expérience revêt-elle, au-delà de sa valeur morale ? Le parallèle avec les modèles européens, qu’il s’agisse du communisme ou du conseillisme, est-il une projection occidentale un peu romantique ?

Le 25 mars 2011, j’ai assisté au premier grand rassemblement protestataire à Homs, mais je n’y ai joué aucun rôle particulier. Nous étions Samira et moi à Homs à ce moment-là, et avons décidé de nous joindre avec quelques amis et amies au rassemblement organisé ce jour-là. Il y avait près de 3000 manifestants, ce qui représentait beaucoup de monde pour la Syrie de l’époque. Quant à Douma, je ne savais pas que Razan se trouvait à la manifestation-funérailles, pas plus que Samira. Nous nous sommes retrouvés là-bas tous les trois sans nous être concertés, soucieux au contraire de ne prévenir personne, afin de ne pas inquiéter ni mettre en danger quiconque.

Les comités locaux de coordination étaient les corps révolutionnaires les plus laïcs même s’ils n’en brandissaient pas l’étendard, car cela n’avait aucun sens révolutionnaire à ce moment-là. Moi, j’ai collaboré avec ces comités, mais je n’en ai pas été membre et n’ai pas participé à leur création. Dans la Ghouta orientale où nous avions échappé au contrôle du régime, il s’est rapidement avéré que nous avions besoin d’un débat politique. Nous nous trouvions en effet au cœur du plus grand processus de transformation politique qu’ait jamais connu la Syrie. L’assemblée des conseils locaux de la Ghouta orientale semblait être le cadre le plus approprié au lancement d’une « agora ». J’ai préparé un papier sur la définition de l’agora mais, malgré l’enthousiasme de quelques amis et collègues, cette idée ne vit jamais le jour. Les conditions de vie extrêmement difficiles, le siège et les bombardements quotidiens ont renvoyé le débat démocratique en bas de la liste des priorités. Peut-être étais-je trop impatient. La situation aurait certainement mérité davantage d’efforts de ma part et celle de nos camarades. Je n’ai pas passé suffisamment de temps dans la Ghouta orientale pour concrétiser de projet clair.

Il est important de faire la distinction entre les comités locaux de coordination que nous venons d’évoquer et les conseils locaux, dont le plus grand défenseur fut le martyr Omar Aziz[9]. Omar concevait le conseil local comme une « structuration sociale révolutionnaire de gestion de la vie quotidienne de l’homme » ou de conciliation entre la vie quotidienne et les activités révolutionnaires, composée de « différentes personnalités actives de la société civile, élues par les habitants du village ou de la ville (…), dont la mission est de faire fonctionner la vie quotidienne des citoyens ». Ces éléments se retrouvent dans deux articles qu’il a publiés huit mois après le début de la révolution. Omar Aziz a été arrêté et torturé sauvagement à l’automne 2012. Il est mort en détention au mois de février 2013. Omar avait lu Agamben, Balibar, Foucault et Negri. En cela, sa conception des conseils n’était pas sans rapport avec la tradition conseilliste européenne.

Dans les faits, l’assemblée des conseils locaux, aux séances desquelles j’ai assisté à plusieurs reprises à Saqba, travaillait à résoudre les problèmes de distribution de l’eau entre les villages de la Ghouta orientale, à garantir l’approvisionnement en pain et en denrées de première nécessité, à écouler la viande des vaches tuées par les bombardements quotidiens sur la région, à pallier l’arrêt de l’électricité avec toutes les conséquences que cela entraîne, etc. À l’époque, l’assemblée entretenait une relation prudente avec les formations armées partisanes du fait accompli, et tout particulièrement avec Jaysh al-Islam. Au cours des mois suivants, le pouvoir de ces groupes armés allait se renforcer, ainsi que leur emprise sur les ressources de la région. À l’inverse, le rôle des conseils allait s’affaiblir. Ce n’est pas le romantisme de leur conception qui les a affaiblis, mais bien l’extrême pénibilité des conditions matérielles, politiques et militaires qui régnaient alors. Or ces conditions ont joué en faveur des combattants armés qui ont eu accès, davantage que les autres, aux ressources rentières des riches et conservateurs pays du Golfe.

Dans Récits d’une Syrie oubliée, tu dis « appartenir au monde des anciens communistes » arrêtés dans les années 1980 et libérés dans les années 1990 ou 2000. Dans un article sur « l’héritage des révolutions arabes », tu établis une distinction entre la tradition révolutionnaire « dure » du communisme et l’expérience des révolutions arabes dénuée de tradition, qui a eu lieu dans un monde post-communiste. Ces révolutions, dis-tu, n’ont eu de précédent que des mouvements protestataires pro-démocratiques (en Syrie le « Printemps de Damas » et dans de nombreux autres pays le « mouvement des places »), opposés à toute verticalité politique, et tu parles à leur sujet de tradition « molle ». Quoi qu’il en soit, en Syrie, cette révolution démocratique et séculière a été interrompue par différentes révolutions djihadistes, fondées sur une autre doctrine dure plus récente.  Peux-tu revenir sur cet imbroglio ?

Cette distinction entre une tradition « dure » et une tradition « molle » est née de l’observation des différents développements historiques qu’a connus la révolution syrienne, et plus largement les révolutions arabes. D’un côté, nous avons des traditions révolutionnaires dures qui nous proviennent du XXème siècle mais qui ne sont pas efficaces. De l’autre, nous avons des tendances révolutionnaires de grande envergure, mais à qui il manque une tradition, une symbolique connue. Ces dernières nous ont cela dit transmis une importante documentation foisonnante d’idées, d’histoires, de récits fictionnels et réalistes. Il semblerait qu’il s’agisse là d’une condition mondiale, où la non-alternative actuelle démontre l’inefficacité des traditions révolutionnaires que nous a léguées la modernité. Cela a ouvert le champ à une autre tradition dure et radicale à sa manière, qui œuvre à la transformation de l’ordre établi mais de façon destructrice et non pas révolutionnaire, dans la mesure où elle décline un modèle élitiste et discriminatoire nullement destiné à construire des alliances contre les oppresseurs, ni à l’échelle locale ni à l’échelle mondiale. Ce que je veux dire, c’est que la tradition dure n’est pas suffisamment réceptive aux contextualités réelles, car son paradigme s’auto-réfère bien plus qu’il ne se réfère aux réalités contextuelles. En résumé, la tradition dure se fonde sur l’ascendant de l’idéel sur le réel, de la doctrine figée sur la vie en mouvement. L’islamisme est radicalement non-contextuel, ce qui le rend partout étranger. Il est non seulement étranger dans le temps, mais il est également étranger dans la société et son espace.  Il est même étranger d’un point de vue linguistique, précisément dans les sociétés arabes.  À ce titre, il semble appartenir à un monde parallèle au nôtre, quasiment à tous points de vue. Les traditions révolutionnaires communiste et islamiste sont toutes deux des traditions dures, systémiques et non-contextuelles qui renferment un fort tropisme impérialiste.

Les révolutions arabes nous ont transmis des expériences, des pratiques, des histoires, des procédés et des enseignements qui constituent, quand on les additionne, un patrimoine révolutionnaire de référence. Le terme arabe de « patrimoine », qui a beaucoup circulé au cours des deux dernières décennies du XXème siècle, renvoie à ce que nous lègue le passé comme outillage intellectuel, littéraire et artistique. Je conçois le patrimoine comme une tradition molle, souple, non-dure ; comme un réservoir d’expériences et d’expertises avec lesquelles la relation est libre. La tradition non-dure, patrimoniale et contextuelle entretient avec les situations concrètes un rapport intime au point qu’il peut donner lieu, sans extrapolations, à des généralisations potentiellement utiles en d’autres contextes. À l’inverse, la tradition dure, que ce soit sous la formule d’une science communiste des révolutions ou de celle d’un « islam comme solution » valable en tout lieu et en tout temps, peine à orienter quiconque en situation concrète. C’est peut-être précisément pour cela qu’elle est davantage encline à la violence. Nous devons nous approprier plus largement nos expériences révolutionnaires récentes comme l’intégralité du patrimoine révolutionnaire mondial, si nous voulons aller de l’avant.

Une des leçons de nos révolutions avortées a partie liée avec la situation « internationalisée » du Moyen-Orient, dans laquelle les puissances influentes et les Nations-Unies préfèrent avoir affaire à des États « stables », ce qui les place objectivement dans une attitude hostile aux révolutions. C’est pourquoi il nous faut nous tourner vers les groupes et forces populaires révolutionnaires partout dans le monde. Notre lutte pour l’émancipation n’a d’autre choix que d’affronter des forces à la fois étatiques et religieuses. Les révolutions arabes nous ont enseigné que nous ne pouvons pas compter sur des États despotiques pour contrer la religion politisée. Au contraire, le despotisme offre au développement de cette dernière un environnement on ne peut plus favorable. Nous ne pouvons non plus compter sur aucun soutien international, occidental ou autre, pour promouvoir la démocratie et la sécularité dans nos pays. L’Occident n’est en rien une force de démocratisation dans notre région, pas plus que de sécularisation. Il est au contraire un soutien des dictatures, de manière sectaire qui plus est, à différents degrés. La France, laïque chez elle, est au Moyen-Orient bien plus « confessionnaliste » que d’autres, bien que les plus virulents en la matière restent aujourd’hui l’Iran et la Russie.

À l’évidence, les enseignements de nos révolutions sont en grande partie négatifs. On se retrouve confrontés à des adversaires extrêmement puissants. Non pas à un adversaire puissant, ni à deux, mais à trois au minimum : le despotisme étatique, l’islamisme nihiliste et violent, et les grandes puissances internationales. Le tableau paraît bien sombre et il l’est. L’espoir succède au désespoir, et non l’inverse. Mais quiconque aspire au changement dans notre monde actuel doit renoncer en même temps à l’espoir et au désespoir.

Dans notre monde en crise, seul le nombre de personnes vulnérables prospère. Aussi peut-on espérer que dans quelques temps, les vulnérables se rendront compte qu’ils doivent agir ensemble et apprendre de ceux qui se sont fait écraser avant eux, afin de ne pas l’être. Je dis cela sans illusion sur la dangerosité de la situation : une partie des vulnérables compensent déjà leur vulnérabilité par la violence aveugle. Les islamistes ne sont pas les seuls à agir de la sorte. La violence, nous dit Hannah Arendt, est le fruit d’une détérioration du pouvoir et non de sa vigueur.

L’épreuve de la disparition de ta compagne te fait redécouvrir les mots de Judith Butler sur les « vies impleurables », de la même façon que ta détention durant 16 ans dans les geôles de Hafez t‘a fait expérimenter la condition de l’Homo sacer décrite par Agamben. Tu as lu l’un et l’autre. Penser depuis ton expérience syrienne te fait revisiter des pensées élaborées en Occident à propos de situations autres. Cette expérience te fait-elle penser « plus » ou différemment ? Comment résumerais-tu cela ?

J’ai découvert ces œuvres après ma libération et surtout après mon installation en Allemagne, en 2017. L’expérience de la révolution et de la guerre a réactivé, dans mon travail, la centralité de celle de la prison et partant celles de la violence, de la torture, des vies arrachées, dégradées, sans que personne ne les pleure. C’est cela qui m’a mené à Butler, à Agamben, à Foucault et à Mbembe, ainsi qu’aux écrits des survivants de l’Holocauste, mais également à certains travaux latino-américains sur la torture. Ces expériences de la disparition forcée, de la torture, de la vie livrée au meurtre licite (al-mustabaha), de la perte, de l’existence suspendue dans l’exil, sont autant de thèmes récurrents de mon travail en raison de leur articulation avec mon expérience tant personnelle que collective. Après l’horreur qu’il nous a été infligé de vivre et dont j’ai eu ma part, il me semble qu’il n’y ait qu’une chose à faire : chercher les mots les plus justes pour représenter ces expériences. Nous nous trouvons ici aux limites extrêmes de l’humain, à la frontière dangereuse entre le sens et la violence, tout près de ce qui ne tolère pas de représentation, de l’irreprésentable. L’histoire islamique établit une séparation entre ce qu’elle nomme la « terre d’Islam », gouvernée par les règles et symboles de la religion, et la « terre de guerre » avec laquelle le rapport s’organise par principe autour de l’affrontement. Peut-être faudrait-il de nos jours établir une distinction entre « terre de sens » et « terre de violence ». Le sens est le langage commun au genre humain que l’expansion, la généralisation de la violence menacent de faire disparaître. Ces deux terres ne sont pas deux régions géographiquement situées, mais deux possibles réalisables à tout moment et en tout lieu. Ce que nous avons expérimenté en Syrie durant un demi-siècle de règne assadien, c’est la disparition du sens commun, d’un langage par lequel on se comprenne les uns les autres, avec lequel on dialogue les uns avec les autres, on s’explique mutuellement ce que chacun ressent. La Syrie est devenue une terre de violence, tant le sens y a été dégradé. Nous pouvons dire en cela que le sens est un « équipement public » d’une importance capitale, qui mérite qu’on y investisse massivement tous nos efforts. On a tendance à rabaisser celui avec qui on ne partage pas de langage commun. On peut aller jusqu’à le déshumaniser et le livrer au meurtre licite (al-Istibaha). Cette Istibaha, c’est la fabrique de l’homo sacer d’Agamben, de l’homme livré sans protection à la violence de tous, dont l’intégrité physique peut être violée en toute impunité. N’est-ce pas, d’une certaine manière, ce que vivent les Syriens depuis onze ans ? Un demi-million de vies au bas mot, qui ne méritent pas même le deuil aux yeux de leurs tueurs. De fait, le régime syrien a interdit à de nombreuses familles d’organiser des veillées funèbres pour leurs morts si tant est qu’elles aient pu en récupérer les corps, ce qui la plupart du temps leur a été impossible. Il existe plusieurs charniers autour de Damas, dont on ne connaît pas l’emplacement et qui renferment les corps anonymes de vies ôtées sans avoir pu être pleurées. C’est également comme cela que procède Daech mais également Jaysh al-Islam qui a enlevé Samira, Razan, Waël et Nazem. La vie de ces disparus a été traitée comme si elle ne méritait pas d’être regrettée par leurs familles privées de deuil.

Peut-on œuvrer à ce que le monde soit une terre de « sens unique », ou bien une terre de sens multiples et traduisibles ? Voici encore un horizon qui mériterait tous nos efforts. Prendre à bras le corps les questions de la torture, du viol, de la guerre, de la disparition forcée et de la perte pourrait constituer le sol premier d’une terre de sens à laquelle nous aspirons partout dans le monde. Le sens est un horizon, une communication qui s’élargit, une entente qui se renforce, une écoute qui se partage, et non un système qui expédie sur commande un produit fini. J’essaie de prendre part à cela en m’appuyant sur nos expériences précaires ainsi que sur les potentialités expressives de la langue arabe, tout en tirant profit d’écrits occidentaux qui se distinguent des nôtres par une perception philosophique qui peine à se développer dans la culture arabe moderne, en raison de la domination sur nos vies d’enjeux pratiques immédiats.

Dans les Lettres à Samira, tu évoques cette formule secrète entre vous de mener « une vie comme la vie ». Vivre une vie comme la vie, est-ce vivre comme n’importe qui d’autre ? Tu parles de ton désir d’une « troisième vie » après celles que ta mère puis ton épouse t’ont données. Comment l’imagines-tu ?

L’expression « une vie comme la vie » est de Mahmoud Darwich. Après ma sortie de prison, ce que je souhaitais plus que tout, c’était une « vie normale ». Une vie avec de l’amour, de l’autonomie et un minimum matériel qui me permette d’écrire et de publier, c’est-à-dire d’exprimer ce que je considère et ressens comme étant une formulation honnête. Il s’est avéré que cette aspiration à la simplicité était tout simplement hors de portée. Dans la Syrie d’Al-Assad, la « vie normale » est politique. Aspirer à une vie normale implique de mener un combat politique pour que l’homme ne soit pas chaque jour menacé dans sa dignité, sa liberté voire sa vie. À notre échelle personnelle à nous, Samira et moi, nous menions une vie qui tentait d’être ordinaire. Une vie où se mêlaient un suivi attentif de l’actualité collective et un réseau d’amis et d’amies, de nos âges et plus jeunes. Mais avec le déclanchement de la révolution, il est devenu impossible de poursuivre cette vie-là. Une vie normale n’a plus rien de normal lorsque les conditions deviennent hors du commun. Le choix était simple. Soit nous prenions acte de l’impossibilité d’une vie normale dans un pays qui interdit aux gens de réfléchir par eux-mêmes et, par conséquent, nous nous engagions dans des activités révolutionnaires radicales ; soit nous quittions le pays. Nous ne voulions pas partir. Et ce qui se rapprochait le plus d’un engagement révolutionnaire en ce qui me concernait, c’était d’agir dans le domaine du sens, de l’écriture et de la production de pensées. Nous avons véritablement essayé de répondre à la réalité féroce par une attitude constructive. Mais tout cela s’est avéré vain.

Ma mère est morte pendant que j’étais en prison et Samira a disparu alors que je venais de m’exiler. Il m’arrive parfois d’être saisi par l’effroyable pensée d’avoir pris la vie de deux femmes, les deux en l’occurrence qui m’ont offert un chez-moi, une maison. J’ai vécu dans de nombreux logements, mais n’ai eu dans ma vie que deux maisons : l’une avec ma mère, l’autre avec Samira. Une troisième vie serait de trouver désormais une nouvelle maison. Mais je pense avoir en fait élu domicile dans l’écriture. Ma troisième et ultime maison est l’écriture.

Aujourd’hui encore, il m’arrive d’être ambigu dans mon désir et d’aspirer de nouveau à une « vie normale » faite d’amour, de stabilité, du plaisir de la compagnie et des joies de l’amitié. Mais je sais que tout cela est perdu d’avance. Que cette vie-là est derrière moi, à jamais, et que je dois me faire à l’idée. Pourquoi devrais-je embarquer une partenaire avec moi dans cette perte ? Voilà ce qui construit ma relation aux femmes, que j’aime dans la tension et à qui je donne le sentiment d’être constamment sur le départ. Il n’y a plus de maison possible pour moi.

Samira al Khalil (à droite) et ses amies à Damas le 26 novembre 2006, jour anniversaire de leur sortie de prison (Collection privée)

Parmi tes lectures les plus déterminantes, il y a Hannah Arendt, à qui tu as consacré plusieurs textes aujourd’hui rassemblés en Allemagne. Peux-tu en dire plus sur elle ? Pourquoi Arendt est-elle devenue ton héroïne ? Cette héroïne, est-ce celle qui a écrit Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, La condition de l’homme moderne, ou bien celle pour qui la politique est « amor mundi », et qui a écrit de la poésie toute sa vie ?

J’ai publié quatre textes qui appréhendent sous des angles différents l’œuvre d’Arendt. Je ne l’ai pas lue de manière méthodique avant ces dernières années en Allemagne, et notamment en 2018 et 2019 tandis que Justine Augier écrivait son livre. Le dernier des quatre textes tente de répondre à la question « pourquoi » par une définition de qui elle est, puis de ce qu’elle a fait. C’est une femme deux fois réfugiée, en France et aux États-Unis. Une juive qui aurait pu être exterminée si elle n’avait pas fui tôt l’Allemagne nazie, ou si, huit ans plus tard, elle était tombée entre les mains des Nazis lorsqu’ils ont occupé la France. La première donnée a donc à voir avec l’exil. Ensuite, je suis davantage attiré ces dernières années par les écrits de femmes et de féministes, peut-être sous l’effet d’une incarnation de Samira en moi depuis sa disparition. Ça, c’est une deuxième donnée. Aux États-Unis, Arendt est devenue une intellectuelle de renom. Elle a écrit des ouvrages décisifs, dont le premier est Les origines du totalitarisme, dont j’ai lu la partie traduite en arabe, « Le totalitarisme », à ma sortie de prison. Il passera vingt ans avant que j’aie l’occasion de le lire en entier. Ce qui me plait chez Arendt, c’est la dignité de sa pensée, l’honnêteté de sa réflexion, son courage éthique et sa capacité à être seule. J’aime sa pensée concernant le mal dans Eichmann à Jérusalem, sa conception de la réflexion comme un dialogue avec soi-même à travers lequel la conscience morale se constitue. C’est un concept emprunté à Platon, qui est présent tout au long de l’ouvrage, ainsi qu’à d’autres endroits de son œuvre. La centralité qu’a la liberté dans sa réflexion rapproche d’elle l’ancien prisonnier que je suis, de manière intuitive. La notion d’« amor mundi » empruntée à Saint-Augustin est également un élément structurant de sa pensée, y compris après qu’elle a été l’objet de multiples calomnies et diffamations suite à la publication de Eichmann à Jérusalem. Cette notion paraît extrêmement progressiste dans le monde actuel, où les promoteurs de la haine et les forces génocratiques sont de plus en plus nombreux, et où la politique du présent s’élabore sur les identités du passé. Un monde qui a peur du mélange, de la mixité, de l’hybridité. Un monde où l’Europe poste à ses frontières une force militaire, Frontex, chargée de protéger les murs de sa forteresse désormais érigés contre l’errance des déracinés et des vulnérables, et non plus contre les armées d’envahisseurs. Autant d’expressions de la haine du monde qui se projette tout particulièrement sur les personnes en migration contrainte, c’est-à-dire ceux qui appartiennent précisément au monde puisqu’ils n’appartiennent plus à aucun lien précis – ce qui n’est pas une chose heureuse en soi mais peut s’avérer fécond.

Ma principale critique à l’égard de l’œuvre de Arendt porte sur l’absence de l’absent dans sa pensée. Si selon la conception arendtienne empruntée à Platon, la réflexion est un dialogue de moi avec moi-même en tant que personne autre, alors qui donc cette personne autre peut-elle être ? Ce n’est pas la femme, ce n’est pas l’esclave, ce n’est pas non plus l’étranger d’après ce que l’on sait de l’époque athénienne où cette conception a vu le jour. Ce ne sont pas les migrants, ni les déracinés racisés, pas plus que les espèces du vivant et leurs milieux de vie. Or l’amor mundi ne peut opérer, si tous ceux-là sont absents. Il ne le peut qu’en rendant présent d’une manière ou d’une autre les absents. Le concept occidental de relation est par essence bilatéral, or nous aurions probablement besoin d’une conception trilatérale de la relation qui inclue l’absent. Je réfléchis aux révolutions et aux mouvements sociaux comme à des formes de présence de l’absent, d’être au monde, et de droit à être aimé en lui. Le mouvement socialiste est une forme de l’irruption du prolétariat dans le monde. L’antiracisme est une forme de l’irruption des immigrés et des non-blancs dans le monde. Le féminisme, une façon d’y faire exister les femmes ; l’écologie, d’y faire exister la biosphère. Mais la réflexion continue de se fonder sur la présence, sur le dialogue bilatéral, sans que l’absent n’y participe jamais. Hannah Arendt est dans une large mesure européo-centrée. Elle occupe une place progressiste certes, mais dans le strict cadre de la tradition occidentale et européenne, en dehors duquel elle ne conçoit aucune forme de pensée ni de politique. De nos jours, la haine du monde en Occident est significative et ses promoteurs semblent avoir le vent en poupe. Nous n’avons cependant rien à lui envier à en la matière : l’articulation de la religion musulmane avec la haine du monde a enfanté des créatures aussi impensables que Daech.

Parmi les autres auteurs européens dont l’intelligentsia arabe s’est saisie ces dernières années, il y a Walter Benjamin. Un intellectuel égyptien l’a relu récemment à propos d’expériences marginalisées par la centralité de la Place Tahrir dans le récit de la révolution (celle d’un « Comité de sauvegarde des acquis de la révolution »). L’as-tu lu également ?

Oui, même si moins assidument que Arendt. De manière générale, je me sens appartenir aux écrivains et penseurs dont la vie a été brisée. Benjamin en fait partie. J’ai été heureux de trouver dans son analyse du concept d’Histoire une critique de l’historicité qui se rapprochait de ce que j’avais pu pratiquer à l’égard de l’éminent historien marocain Abdallah Laroui. Dans mes années de jeunesse, ce dernier avait été pour moi une véritable étoile du Nord en matière de pensée. J’ai contribué au livre qui l’interroge sur la critique de l’historiographie comme récit des vainqueurs.

Mais permettez-moi ici de dire quelque chose sur l’état de la culture arabe aujourd’hui. Ce que nous avons dit un peu plus haut sur le monde actuel de la non-alternative, caractérisé par le manque d’une vision, d’un projet ou de promesses, avec la tendance à vivre dans un présent permanent que cela implique – tout cela est plus marqué encore dans le monde arabe. Le présent permanent est la condition dans laquelle vivent les Arabes depuis maintenant un demi-siècle. Et la Syrie, qui est passée d’une république tiers-mondiste politiquement instable à un État sultanien moderne doté de fortes dispositions génocidaires, est l’exemple parfait de ce présent permanent qui combat violemment tout changement, tout avenir. C’est ainsi que nous sommes passés du sous-développement à la guerre civile permanente, à l’autodestruction. Et en sus de ce manque de promesses, la culture arabe contemporaine manque également d’une conscience de soi, d’un travail sur ce qu’elle produit et de son examen critique. On se constitue comme des subjectivités à travers la conscience de soi. Une culture qui ne pratique pas cela, ne se constitue pas en soi et ne contribue pas à la constitution de soi. Il y a certes une production culturelle arabe qui se poursuit, avec des produits de qualité variable dont certains sont véritablement bons, mais sans qu’on ne puisse rien construire dessus. Dans la mesure où les produits culturels vivent à travers le souci qu’on y porte, la critique qu’on en fait et le débat qu’on nourrit autour d’eux, les nôtres vivent à peine. Ils sont mis au monde, puis sont abandonnés tels des orphelins que personne ne s’engage à parrainer. Les revues spécialisées sont rares, les universités incapables de constituer un cadre propice au renouvellement de la pensée, à sa critique, sa production. Les réseaux sociaux virtuels ne font qu’aggraver cet état de fait en favorisant la consommation instantanée de prises de position, d’idées et d’expressions qui relèvent davantage de la réaction à chaud et des identités héritées que d’autre chose. Chez nous, l’espace de la production linguistique et symbolique ne fait l’objet d’aucun soin, ce qui est fort dommageable. Car les Arabes avant tout, mais le monde plus largement, auraient grand besoin d’un monde arabe qui produise, interagisse et se transforme.

Toutes ces considérations, pour dire que lorsque l’un de nous – syrien, égyptien, palestinien ou marocain, etc. – s’intéresse à un courant de pensée occidental quel qu’il soit ou à ses grandes figures, il s’agit nécessairement pour lui d’un processus parcouru de tensions, de luttes et de résistances dues à la situation particulière depuis laquelle il les appréhende, et où les préoccupations et les mémoires sont inégales. Cette inégalité, il ne faut pas l’oublier, est en partie due aux lacunes de notre enseignement, à la faiblesse numérique de nos collectifs indépendants en matière de culture et de connaissance, à la médiocrité de nombreuses de nos traductions, à notre accès dispersé au disponible intellectuel mondial (dont occidental), à un certain provincialisme de la pensée. Cela vaut tout particulièrement pour les autodidactes qui, comme moi, n’ont jamais reçu d’enseignement académique dans une université de qualité.

Résultat, il existe un rapport de forces entre notre culture arabe et la culture occidentale, qui nous place en situation subalterne. Dans les cas extrêmes, certains d’entre nous perdent totalement leur voix et effacent leur position d’origine pour s’intégrer au format de la culture plus riche. Mais à mon sens, personne ne gagne rien à cela. Dans d’autres cas extrêmes, certains d’entre nous tendent à un rejet total, nihiliste et stérile qui, lui non plus, n’apporte rien à personne. Je choisis pour ma part le dialogue ouvert sur l’absent, que j’appelle le prendre-part. Je vois quelque chose de prometteur dans le mouvement pendulaire entre la situation du réfugié, l’absent qui œuvre à sa présence, l’interlocuteur qui prête l’oreille au locuteur en Occident, et l’énonciateur à qui est donnée la chance de se représenter lui-même et de dire ce qu’il a à dire. En ce qui me concerne, l’Europe représente une chance d’apprentissage et de discussion.

Tu dis qu’en matière de violence politique, les « experts du Moyen-Orient sont une partie du problème » (cité par Justine Augier, Par une espèce de miracle, p.299). Une autre partie du problème provient de « l’idéologue », celui que « rien ne surprend » pour reprendre Althusser. Dans un texte sur « l’étonnement », tu dis que la capacité à être étonné par le réel est ce qui nous permet d’écrire et de penser. L’étonnement nous permet-il également d’agir ?

L’expert occidental du Moyen-Orient est, à grands traits, un chercheur qui n’aime pas nos régimes politiques certes, mais qui déteste encore plus nos sociétés. Dans la crise des révolutions, où les sociétés ont eu la parole pour la première fois, l’expert est apparu comme un réactionnaire intolérant, enferré dans ses schémas de pensée, qui nous préfère désormais un Bachar al-Assad ou un Al-Sissi, même s’il était enclin à les critiquer en des temps plus cléments. Son discours culturaliste essentialiste ne parle que d’islam, des sunnites, des chiites, des chrétiens et des minorités pour lesquelles son empathie relève du dogmatisme, peu importe les positions qu’elles occupent de fait – parfois de façon très claire comme c’est le cas en Syrie – dans l’architecture du pouvoir et de la révolution dans nos pays. Sinon, il alterne avec des considérations géopolitiques qui ne s’occupent que des intérêts de l’Occident et d’Israël, préférant systématiquement la « stabilité » quand bien même elle se fonde sur des cadavres. Il est l’héritier de l’orientalisme au sens où l’entend Edward Said.

Cet expert intolérant, gonflé d’un sentiment de supériorité, considère qu’il connaît nos pays mieux que nous et qu’il est rationnel plus que nous qui sommes des réactifs, enclins à la colère. Il est possible qu’il nous comprenne et ait de l’empathie pour ce que nous ressentons, mais il ne nous voit pas pour autant comme des partenaires, des semblables. Il répond à la définition de ce qu’Althusser nomme « l’idéologue », que rien n’étonne jamais. Il explique notre situation comme étant le résultat logique de nos mentalités et de nos croyances ou de notre géographie politique, et adopte des positions fatalistes en ce qui concerne nos régimes politiques, qui ne font au bout du compte que légitimer le statu quo.

Au Moyen-Orient, l’homologue local de l’expert occidental, c’est l’islamiste. Lui aussi pense tout savoir de l’Occident, qu’il réduit à son tour à la religion ou, sans y voir de contradiction, à l’athéisme et au matérialisme. Il est structurellement « occidentalophobe », depuis les premiers jours de l’islamisme né dans le contexte postcolonial il y a près d’un siècle. Rien n’étonne non plus l’islamiste. Il sait tout ce qu’il faut savoir sur ce qu’il y a d’important dans notre monde d’aujourd’hui. Le courant communiste principal, le soviétisme et ses affiliés, était de cette trempe-là aussi, qui a une réponse « scientifique » à tout. S’il n’a pas empêché les surprises, il a laissé les sociétés et les États qu’il a ravagés, incapables de réagir à l’imprévu, à l’urgence et à la nouveauté. Nier l’étonnement peut également prendre la forme inverse d’une surprise face à tout et n’importe quoi, dès lors que c’est le fait d’acteurs pernicieux et mauvais. Or cela efface également tout discernement entre l’ordinaire et l’extraordinaire. La Syrie connaît une situation d’exception depuis 1963, au nom d’un état d’urgence permanent justifié par la guerre avec Israël. Or ce n’est pas la guerre qui est la cause de cette situation d’exception ou d’urgence, mais plutôt l’inverse. Avoir transformé le pays en un territoire d’exception permanente est ce qui a généré la guerre, réorientée ensuite vers l’intérieur syrien. Et ce, parce que l’état d’exception est le cadre idéal pour dépouiller les gens de leur capacité à penser et à s’opposer, en faire d’éternels suspects de trahison à la nation et laisser les mains libres à l’élite au pouvoir pour s’emparer des ressources et des richesses collectives. C’est-à-dire générer de fait « la vie nue » dont parle Agamben. En près de soixante ans d’exception, la Syrie a connu deux grandes guerres au cœur de « l’urgence assadienne », cet autre nom d’une guerre civile permanente qui représente la moitié de l’histoire de l’État syrien moderne, et le double du Mandat français en Syrie. Le présent permanent syrien est le produit de cette exception banalisée, et non d’un immobilisme ni d’une « histoire froide ».

En outre, cette dynamique d’exception engage une anomie totale telle que la définit Durkheim. Un désordre, une imprévisibilité, une difficulté à s’orienter, une tension des esprits qui favorise les réactions extrêmes et les tendances suicidaires. À mes yeux, les islamistes sont les enfants de cette anomie totale et symptomatique de la crise globale des sociétés arabes contemporaines, à qui ils proposent des solutions suicidaires qui ne font que l’aggraver.

La fameuse « exception arabe » en matière de démocratie est inscrite dans la constitution du Moyen-Orient comme espace d’exception permanente. Une région qui connaît une grande guerre tous les dix ans. Une région dans laquelle nous étions d’emblée vaincus en tant que sociétés – à l’époque où nos États étaient moins impérialistes (le premier quart de siècle après les indépendances) – par des États « mandatés ». Une région où nous étions également vaincus d’emblée en tant qu’États par la puissance d’Israël, soutenue par l’Occident. Chez nous, l’État s’est structuré ce dernier demi-siècle de manière à devenir l’antithèse du modèle étatique européen : un État qui élit son peuple « authentique » et non l’inverse, et pratique à l’intérieur de ses frontières un pouvoir sans partage en proposant à l’extérieur une souveraineté divisible. Un État qui est le prolongement de la colonisation par d’autres moyens, locaux cette fois-ci.

Le Moyen-Orient arabe est un espace de gabegies, à la croisée d’une rente pétrolière qui sape les structures productives et fausse le rapport entre travail et revenu ; d’une condition coloniale renouvelée par les États nationaux qui en poursuivent l’œuvre ; d’une présence israélienne soutenue par l’Occident et capable de défaire les Arabes à tout moment, comme cela a de fait régulièrement lieu ; et enfin d’un islamisme nihiliste, pauvre d’un point de vue intellectuel et moral, qui vient verrouiller l’édifice en prétendant chercher à en sortir. Or cet édifice moyen-oriental semble retrouver une jeunesse depuis 2015 et l’établissement d’un « mandat » russe en Syrie, qui n’a suscité aucune opposition audible de la part des États-Unis ni de l’Europe. Tout cela est érigé sur une vieille vision du monde qui remonte aux temps de la « Question orientale ». À l’égard de la Syrie, la Russie reprend les mêmes éléments de discours que les impérialismes occidentaux : la protection des minorités – en particulier des chrétiens – et une désignation plus grossière encore des musulmans, notamment sunnites, comme problème. Il n’y a rien de surprenant à ce qu’Éric Zemmour soit un proche de Poutine et qu’il prône un rétablissement des relations diplomatiques françaises avec Bachar Al-Assad en tant qu’unique alternative au califat islamique, contribuant au passage à normaliser la position de Marine Le Pen. Tous deux illustrent ce que j’appelle le virage génocratique, celui d’une politique articulée sur le genos et non sur le demos, c’est-à-dire sur la majorité culturelle établie et non sur la politique changeante. Or ce virage cache dans ses plis le danger génocidaire. Le détestateur du monde qu’est Zemmour, qui agite le spectre d’un « grand remplacement » en France et en Europe, représente un potentiel de guerre civile en France qui pourrait prendre une forme génocidaire. À mes yeux, sa déclaration du 24 décembre 2021 renferme l’inconscient politique d’une république française qui n’a pas su se confronter à son histoire coloniale. Cet inconscient politique qui point de plus en plus à la surface, pourrait devenir dans quelques temps la raison d’État.

Je pense que le renouvellement des idées et des perspectives a partie liée avec l’aptitude à être surpris, la disposition à se laisser surprendre et par conséquent avec une posture cognitive ouverte sur ce qui est présent, mais également ce qui est absent ou rendu absent ( toutes les disparitions politiques d’aujourd’hui), ainsi que l’exercice de notre capacité d’attention à ce qui alerte, ce qui rebondit, ce qui germe et ce qui surgit et ouvre le chemin qui de l’absence mène à la présence, ou de la présence à l’absence.

Les choses adviennent à la vie sous une forme fragile, à peine constituée. La vie est le processus d’acquisition d’une forme. L’atroce est la destruction violente de cette forme qui l’arrache à la vie. L’atroce, ou la perte de forme, c’est ce que nous avons connu en Syrie ces onze dernières années, et non la vie ni sa constitution. C’est pourquoi il est davantage présent dans ma réflexion.

En tant qu’écrivain, je travaille à donner forme aux processus de perte de forme, individuels et collectifs, dont je fais l’expérience depuis ma plus tendre jeunesse.

La troisième et dernière partie de cet entretien sera à retrouver ici, le 16 mai 2022.

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* Samira al Khalil, son épouse, enlevée par une brigade islamiste le 9 décembre 2013 dans la ville insurgée de Douma, avec  Razan Zeitouneh, l’époux de celle-ci et un ami activiste et poète. Aucun n’a réapparu. Elle est la dédicataire absente de ses Lettres à Samira, traduites par Souad Labizze, éditions des Lisières, 2021. Il a édité son Journal d’une assiégée aux éditions IXe en 2022.
** Allusion aux massacres de grande ampleur qui ont eu lieu sous Hafez en particulier dans la prison de Palmyre et la ville de Hama, en répression de la montée du mouvement protestataire des Frères musulmans.
*** Étienne Tassin, Pourquoi agissons-nous ? Questionner la politique en compagnie de Hannah Arendt, Le Bord de l’eau, 2021 ; « Philosophie et politique de la migration », Raison publique, 2017/1 n° 21 p 197-215 ;  avec Camille Louis : Cosmopolitique en exils : des xénopolis à l’édification d’un monde commun, Tumultes, n° 51, 2018.
**** Omar Aziz (surnommé Abou Kamel), Sous le feu des snipers. La révolution  de la vie quotidienne. Programme des comités locaux de coordination de Syrie, Éditions Antisociales, 2013. Économiste et théoricien des « conseils locaux », modèles d’une « auto-organisation de la société » préférable à l’usage des armes dans le combat contre l’État, il avait fait ses études en France et avait pris part à mai 68. Penseur et activiste de la révolution, il fut arrêté le 20 novembre 2012.

La traduction de l’arabe de cet entretien a été financée par l’équipe de recherches CERILAC, dont Catherine Coquio est membre et que nous remercions vivement.