Thomas A. Ravier : « Concernant Guerre, mon avis est donc sans appel. C’est déjà, de loin, le meilleur roman de l’année »

Louis Destouches (deuxième à droite), Albert Milon (premier à gauche) et des camarades en convalescence au Val-de-Grâce à Paris (décembre 1914) © Collection Véronique Chovin (carte photo d’époque)

1933. Moins de deux ans après la parution de Voyage au bout de la nuit qui lui procura un grand succès, Louis-Ferdinand Céline écrit les deux-cent cinquante feuillets du premier jet de Guerre, le seul connu à ce jour. Son destin jusqu’en 2022 fut aussi chaotique que mystérieux : volé à la Libération puis objet de tractations et de rétentions aux contours sombres durant des décennies, il finit par être enfin restitué aux ayant droits de l’écrivain. Il est aujourd’hui à la disposition des lecteurs, aux éditions Gallimard. Céline y revient sur son expérience durant le premier conflit mondial sur le front des Flandres où il est gravement blessé. En célinien éclairé, l’écrivain et essayiste Thomas A. Ravier évoque dans un grand entretien la question d’un « grand Céline ».

Comment un grand lecteur de Céline aborde-t-il l’arrivée d’un inédit de l’auteur ? Il est émouvant de savoir que l’écrivain a prétendu à de nombreuses reprises qu’on lui avait volé ces manuscrits mais sans jamais être entendu. Avons-nous devant nos yeux un véritable miracle d’édition ?

A-t-on affaire avec Guerre au grand Céline ? C’est la question des spécialistes en pleine agitation. Encore faudrait-il savoir ce qu’ils entendent par le grand Céline ? Guerre ne possède pas la perfection classique que dissimule l’habillage oral du Voyage au bout de la nuit. Mais le texte ne porte pas non plus ce renouvellement complet de la pulsation propre à la seconde partie de l’œuvre de Céline. J’entends qu’on compare Guerre, en raison notamment de sa crudité, à Mort à crédit. Or, la ponctuation de Mort à crédit, c’est l’introduction des fameux points de suspension. Et ces trois points sont curieusement totalement absents de Guerre. On est donc en présence d’un texte au statut très particulier dont l’inachèvement ne peut justifier toute l’originalité.

Pour bien comprendre l’enjeu que représente Guerre dans l’œuvre de Céline, il faut commencer par aller contre une idée massivement répandue : à savoir que les deux chefs-d’œuvre de Céline seraient le Voyage et Mort à crédit. Après quoi surgiraient les pamphlets, dont la rédaction aurait été fatale au génie somme toute progressiste de Céline. Ce n’est pas du tout mon avis. Et ce n’était pas l’avis de Céline. Céline, rappelons-le, voyait dans le Voyage encore trop de concessions au français académique. Pour lui, sa véritable révolution littéraire est plus tardive. Elle vient après les pamphlets – j’allais dire après l’exorcisme des pamphlets. Sur le plan du style, donc, Guerre se révèle un texte troublant. Céline parlait du « laboratoire intime » de la création. Sorti pour ainsi dire précipitamment de son « laboratoire intime », libéré du raffinement artisanal dont Céline entoure précautionneusement son écriture, Guerre surprend par sa sauvagerie, son côté à vif, sa rage. Même si l’énergie dégagée n’est pas au niveau de celle par exemple des Guignol’s band, l’urgence de la phrase saisit le lecteur. L’écriture brûle littéralement. C’est d’autant plus étrange que tout le travail de Céline consiste précisément à « effacer le travail », selon sa propre expression. C’est la violence émotive du premier jet que Céline cherche à retrouver à travers un travail rhétorique minutieux. Or Guerre possède des qualités formelles d’autant plus exceptionnelles qu’elles sont au sens propre inédites. Même si on sent parfois passer le ton très familier des futurs pamphlets… Ou celui du Voyage, comme dans les dialogues de Ferdinand et de l’infirmière, dialogues marqués par le vouvoiement tout à fait dans le ton de ceux entre Bardamu et Lola, ou Bardamu et Molly. Si le texte pâtit d’avoir été abandonné par l’auteur, c’est moins par manque de composition, donc, que de conception. L’agencement approximatif des chapitres, les scènes abrégées qui s’enchaînent mal, voilà les éventuelles limites du texte. Des limites somme toute anecdotiques. Surtout à côté de la liberté qui règne dans l’écriture. Il y a dans Guerre des trouvailles magnifiques. Je pense aux coups de canons « qui bouffent les vitres ». Ou à « la rivière qui coule de la lune ». On peut également insister sur la mise en scène très réussie de ce monde renversé cher à Céline et à sa fibre baroque, cet univers sens dessus-dessous que cernent les bombardements.

En définitive, ce qui m’a le plus frappé en lisant Guerre, c’est de voir à quel point les grands thèmes céliniens y sont comme rassemblés et mis en perspective. Vous savez que Céline se présentait comme « le père sperme » de la littérature. Quand on est un écrivain de l’ambition de Céline, on compte bien avoir la paternité du récit, ce qui ne va pas sans violences, au premier lieu desquelles se rencontre, hélas mais logiquement, l’antisémitisme. Et justement, à propos de paternité, on trouve dans Guerre un épisode particulièrement éclairant. Les parents de Ferdinand viennent lui rendre visite à l’hôpital. Visite qui déclenche chez leur fils une véritable nausée, tant ses parents font tout pour légitimer la guerre. Ce que le narrateur ne supporte pas en particulier, c’est la conversation de ses parents. Et plus précisément encore, celle de son père, en raison même de sa langue. De « la musique de ses phrases ». On comprend ici que ce qui rend fou Ferdinand – c’est-à-dire Céline -, c’est moins cette horreur d’une d’ampleur inédite qu’incarne la Première Guerre Mondiale, que l’impuissance de la langue française à l’exprimer. Le traumatisme est aussi syntaxique ! De même que son père n’entend rien à la guerre, il n’entend rien au français. Qu’à cela ne tienne : ce père biologique dont l’écrivain Céline a déjà évacué le nom en prenant comme pseudonyme le prénom de sa grand-mère va donc être l’objet d’une substitution étonnante. La fin de Guerre est en effet marquée par un surgissement providentiel. Un haut-gradé anglais que Ferdinand, missionné par la redoutable prostituée Angèle, tente de faire chanter. Projet sordide que le client fait échouer, désarmant ses agresseurs par sa bonté, puisqu’il se propose de ramener avec lui les jeunes gens, en Angleterre, vers une vie meilleure. Le nom de cette figure charitable, pour ne pas dire messianique, qui tranche avec la galerie sordide des personnages céliniens ? Purcell. Quand on sait à quel point la féerie, la musique, les ballets vont devenir l’obsession esthétique de Céline, ce nom de Purcell prend une résonance particulière. Comme par hasard, Ferdinand chante pour Purcell, son bienfaiteur. Purcell, ce sont les masques, ces allégories dansées en vogue dans l’Angleterre de la Renaissance. Mais Purcell, c’est aussi Shakespeare, qui va devenir après-guerre la grande référence célinienne. Purcell, c’est la possibilité – encore timide dans Voyage comme dans Mort à crédit – de faire vivre un univers aux confins de l’horreur et de la farce. De faire cohabiter le bruit et la douceur.

À travers cet épisode, Guerre annonce donc un Céline rompant avec le réalisme de ses débuts. Il annonce le dernier Céline, celui de Rigodon, pour qui le cauchemar est promis à se dissoudre dans l’ivresse de la danse, fidèle en cela au grand thème shakespearien de La Tempête. Concernant Guerre, mon avis est donc sans appel. C’est déjà, de loin, le meilleur roman de l’année. On a pu, depuis 1932, mesurer l’absurdité qu’a représenté l’échec du Voyage au bout de la nuit dans la course de Céline au prix Goncourt en 1932, les jurys de l’époque lui ayant préféré Les Loups d’un certain Guy Mazeline. Voilà pourquoi Guerre doit être impérativement le prix Goncourt 2022 ! Et racheter ainsi ce contre-sens esthétique embarrassant qui pèse sur l’histoire de la littérature.

Louis Destouches portant ses deux décorations militaires (Paris ou Londres, 1915), tirage argentique original © Collection François Gibault

Le récit suit la survie miraculeuse de Céline sur le front et son incroyable séjour à l’hôpital de Peurdu-sur-la-Lys où le tragique est enroulé au comique le plus puissant. Dans un texte paru dans Art Press en 2012, après avoir rappelé que la mère de Céline était dentellière, vous écriviez : « La mort peut se retourner comme un gant. Les massacres possèdent leur envers soyeux secret. Les hurlements de ce monde ouvrent sur un silence ouvragé ». Peut-on dire que toute l’œuvre de Céline tient sa source dans cette expérience fondamentale du Mal ?

Bien entendu. Mais attention : dans le cas de Céline,  il ne s’agit pas du mal issu de la métaphysique chrétienne. Ce mal qu’on retrouve en partie chez Proust, et plus frontalement encore chez les romanciers chrétiens. Le mal chez Bernanos, chez Mauriac. Ou même chez Genet, ce catholique paradoxal. Céline, lui, saisit un mal en pleine mutation. Ce qu’on pourrait appeler l’achèvement du mal. Si Proust entrevoit la nature comique du mal, chez Céline, le mal entre dans sa phase terminale, grotesque, parodique. En réalité, c’est moins le mal que l’enfer qui intéresse Céline. Un enfer que Céline excelle à ambiancer. L’enfer stimule son écriture, comme il stimule son rire, son rire filé. Plutôt le Diable que Dieu, à choisir, donc. Pas de paradis chez Céline. Mais néanmoins, à partir de Guignol’s band,  une délicatesse dans ce qu’on pourrait appeler le tramage de son écriture.

Si j’insiste toujours sur le métier de dentellière de sa mère, c’est que Céline a fait de ce métier la métaphore de son art. C’est une comparaison qui revient régulièrement dans ses romans comme dans ses interviews après-guerre. Céline en a fini avec le réalisme. Il puise dans l’art de la dentelle les ressources symboliques et imaginaires pour résister à l’horreur qu’il dévoile dans ses livres. Contrairement aux idées reçues, Céline fait dans la dentelle. Il brode. Le motif de sa phrase oscille alors entre l’invective – aujourd’hui on dirait le clash – et une grande douceur, un grand raffinement. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que Céline accorde la moindre croyance au divin. L’athéisme de Céline est médical. Avec lui, on sort brutalement de la métaphysique. Céline parle à partir de la médecine, sa vraie vocation. Il voit à travers les corps, à travers le faux destin des organes. Que voit-il, celui qui a consacré sa thèse de médecin à un obstétricien maudit, Semmelweis ? Que l’angle-mort de la procréation nourrit une religion sexuelle toujours plus aveugle. Dieu en personne « libidine », comme dirait Joyce. Le médecin Céline diagnostique une humanité plus que jamais enfermée, au 20e siècle, dans le temps biologique, un temps se réduisant sexuellement au seul événement de la naissance, masquant lui-même l’événement exclusif de la mort. Et une littérature désormais complice, en tant que marchandise parmi d’autres, de ce mensonge sur la substance du temps et de sa propagande. La mort devenue publicitaire, voilà ce que Céline, à travers cette contre-histoire tragi-comique du progrès que représentent ses livres, nous annonce de manière prophétique.

Feuillet 29, section III © Collection succession Lucette Destouches

 Je voudrais parler plus précisément de la blessure physique de Céline qui s’est donc produite le 27 octobre 1914 à Poelkapelle en Flandre-Occidentale. Il est selon toute vraisemblance projeté contre un arbre lors du blast d’une bombe et son bras est fracturé. Dans son avant-propos, François Gibault rappelle que Marcel Brochard, qui connut l’écrivain à Rennes, évoquait aussi une altération du tympan due au fracas des explosions sur le champ de bataille. Il indique de même que le professeur Follet, beau-père de Céline, a pratiqué sur lui une insufflation tubulaire croyant que des bouchons de cérumen étaient à l’origine de violents et récurrents malaises. Une légende que Céline lui-même a laissé courir, prétend qu’il a de même été trépané. Voici justement ce que dit Céline dans le roman : « De mon oreille on ne parlait jamais, c’était comme l’atrocité allemande, des choses pas acceptables, pas solubles, douteuses, pas convenables en somme, qui mettaient en peine la conception de remédiabilité de toutes choses de ce monde ». Il y a là une question capitale du fonctionnement de l’oreille célinienne et de sa capacité à opérer depuis l’enfer guerrier, chirurgical, social, sur une certaine longueur d’ondes authentiquement littéraire. L’oreille est-elle l’organe principal de Céline ?

Cachez cette oreille que je ne saurais voir ! Dans la fiction qui est la sienne, Céline met en effet l’oreille au centre de tout. Céline est en quelque sorte à fleur d’oreille. Cela lui donne une perception du monde extraordinairement nerveuse. Cette intensité de l’écoute est du reste sensible jusque dans son prénom, Louis/l’ouïe. Les biographes de Céline ont du mal à s’accorder sur la nature exacte de sa blessure à la tête. Dans Guerre, Céline a une formule mystique sublime. Il écrit : « j’ai attrapé la guerre dans ma tête ». Formule dans laquelle on entend à la fois la guerre comme mode de contagion, la grande maladie moderne diagnostiquée par le docteur Destouches. Mais également une forme de légèreté : Céline aurait attrapé la guerre comme on attrape un papillon. La comédie se dévoilerait-elle derrière la passion de la destruction ? Le rire derrière le principe de mort ?

Tant mieux si la redécouverte de Guerre réactive ces spéculations cliniques car c’est toute la question de la poétique célinienne. Que Céline ait, ainsi qu’il l’affirme dans une interview filmée, « une balle dans la tête ». Ou qu’il ait comme il l’écrit encore dans Guerre,  « une balle au fond de l’oreille », le résultat est là : son corps est entièrement repensé autour du tourbillon d’une audition menacée. Ce n’est plus un corps, c’est une bombe à retardement ! Céline entend la mort, là où ses contemporains font la sourde oreille. Mais il n’en entend pas moins simultanément les possibilités nouvelles de l’écoute. Céline est le premier à penser l’acoustique de la langue française. C’est l’acousticien d’un monde en pleine mutation technique. Sa prise en compte, dès Féerie pour une autre fois, de l’invention de la radio et de son rôle historique au moment de la Seconde Guerre Mondiale en témoigne. Elle inspire au romancier un nouveau traitement narratif : sensation nerveuse du direct, couverture simultanée des informations, captation en temps réel de l’événement historique, etc. Toujours, donc, dirigé par la voix. Il s’agit d’échapper à la dictature grandissante de la représentation, de prendre de vitesse le nouveau monde des images. Céline a toujours pris violemment position contre le cinéma perçu par anticipation comme une entreprise de falsification, un divertissement funéraire – il appelle les salles de cinéma « des caveaux ». Alors que le monde devient prisonnier d’un mur d’images, Céline, lui, désireux de concurrencer cette réalité standardisée, en perçoit la vérité dans le son, dans le direct du son. Une vérité d’une tout autre vitalité, cela va sans dire.

Hazebrouck bombardé 1914-1918 – la grand place – © Collection Archives Gallimard

Pour rester sur la question des organes : trios sur fond de voyeurisme, prostitution à tous les étages, masturbation des soldats, infirmière nymphomane profondément excitée par la proximité de la mort… c’est la grande débauche sexuelle dans l’hôpital et dans le bar de la ville. Étonnant en passant qu’il n’en soit jamais question dans les premiers comptes-rendus médiatiques du roman. Guerre est-il le texte le plus crûment sexuel de Céline ?

J’ai relu les scènes censurées de Mort à crédit. Il est évident qu’avec Guerre, Céline a poussé la crudité un ton encore au-dessus. Aurait-il atténué ses propos à la relecture ? On peut le penser. Quant à parler, comme certains, d’une « crudité insoutenable »… Pour qui n’a jamais lu Sade, peut-être. Que voulez-vous, c’est la guerre ! Or, la guerre est aussi, comme toujours chez Céline, une guerre des sexes. Généralement, ses romans sont divisés entre la femme sombre et la femme lumineuse, la déesse favorable ou défavorable. Lola ou Molly dans Voyage. Toinon ou Tourbillon dans Maudits soupirs pour une autre fois. Etc. A charge pour ce nouvel Ulysse qu’est Ferdinand de naviguer à vue entre le positif féminin et son négatif. Pourtant, avec Guerre, Céline rassemble au contraire en une seule femme ces deux polarités. La sorcière et la fée n’en font qu’une. La première, la plus importante, c’est l’infirmière nymphomane : L’Espinasse. Que veut dire Céline avec ce nom tout droit issu des salons du XVIIIe Siècle ? Que la guerre est inséparable de la mondanité ? Que les salons sont désormais des abattoirs dont Céline tiendrait la chronique futuriste ? L’Espinasse est présentée comme nymphomane et nécrophile. Elle pourrait être un personnage de Bataille. La souffrance des malades, l’odeur de mort, le cadavre en permission, l’inspirent sexuellement. Quand le malade guérit, à l’image de Ferdinand, elle s’en désintéresse. Mais il y a une autre femme, digne d’un roman noir populaire, c’est le personnage d’Angèle. Angèle, c’est l’ange sexuel de la mort. Elle trahit son mari qu’elle envoie au peloton d’exécution. Puis implique Ferdinand dans ses activités économiques de prostituée, sans oublier de le mettre salement à contribution sur le plan physique. Et donc, si Angèle incarne le démoniaque sexuel récurrent dans les romans de Céline, elle n’en prend pas moins part au salut du narrateur. Grâce à Angèle, à travers la figure de Purcell, Ferdinand peut fuir loin de l’abattoir national. Angèle est liée à ce que Céline nomme alors magnifiquement « le joli soleil des grandes occasions ». Angèle libère Ferdinand. C’est toute son ambivalence.

Casse-pipe Section 1, feuillet 1 exorde © Collection succession Lucette Destouches

Pour revenir sur le corps de Céline : il est concrètement brisé sur le champ de bataille. Il reçoit une balle déformée par un premier impact et a une fracture du bras. Il vomit en conséquence dans le récit toutes les deux ou trois pages et décrit cette véritable pulvérisation de son être : « Je m’étais divisé en partie tout le corps. La partie mouillée, la partie qu’était saoule, la partie du bras qu’était atroce, la partie de l’oreille qu’était abominable, la partie de l’amitié pour l’Anglais qu’était bien consolante, la partie du genou qui s’en barrait comme au hasard, la partie du passé déjà qui cherchait, je m’en souviens bien, à s’accrocher au présent et qui pouvait plus – et puis alors l’avenir qui me faisait plus peur que tout le reste, enfin une drôle de partie qui voulait par-dessus les autres me raconter une histoire ». Ce rehaussement du corps qui intervient petit à petit dans la narration, ce rebond inattendu de l’homme n’est plus le récit d’une simple survie et d’une mutilation mais de l’activation de la littérature du 20ème siècle elle-même. Comment envisager autrement cette partie qui, par-dessus les autres, veut lui raconter une histoire ?

Le véritable sujet de Guerre, c’est effectivement le corps du narrateur Ferdinand. Un corps en crise. Céline, il fallait s’y attendre, ne se contente pas, comme Sartre, d’une nausée existentielle. Alors certes, c’est un corps souffrant. Mais c’est aussi, en contrepartie de cette pulvérisation, un corps « ouvert ». Un corps entièrement au diapason de ce changement d’échelle radical de la violence propre au 20e Siècle. Ceci explique pourquoi, en tant que romancier, Céline est largement à la hauteur des grands expérimentateurs de langage que sont, dans le domaine de la poésie, Artaud ou Michaux. Sa supériorité sur ces derniers, c’est qu’il n’a pas besoin d’avoir recours à la drogue pour transformer sa perception physique. Céline se définissait lui-même comme un ascète. Son corps ouvert par la violence de son siècle lui suffit. Chez Céline, l’hallucination est une question destinale. Céline a compris que son destin consistait à assumer cette déflagration intérieure. Si le corps célinien est toujours en état de catastrophe, pour ne pas dire de maladie, cette dégradation est porteuse d’une vérité supérieure. La vérité rythmique de la perception. On est très proche du corps christique et théâtralisé d’Artaud. Comment ces deux-là ont pu à ce point s’ignorer mutuellement ? Artaud comme Céline sont deux martyrs corporels que la pulsation, la percussion du français ranime sans cesse. Le tout aux dépens de la société française renvoyée à son arythmie fondamentale. A son ron-ron culturel mensonger. A « son bla-bla », dirait Céline.

feuillet 1, section I © Collection succession Lucette Destouches

Ma dernière question concernera la mécanique de l’écrivain. Céline parlait de sa petite musique. Ce premier jet aurait-il pu selon vous aboutir à une publication ? On ne connaît rien des intentions concrètes de Céline le concernant. Enfin, que subsiste-t-il du réalisme du Voyage au bout de la nuit dans ce nouveau texte ?

Malgré l’ouverture extraordinaire de Guerre, et malgré le choc que constituent les épisodes militaires du Voyage, la grande innovation célinienne dans la manière de représenter la guerre me paraît nettement plus tardive. Dépassant le réalisme du Voyage ou même de Casse-pipeCasse-pipe tient plus du théâtre que du roman -—, Céline a l’intuition prophétique du destin électronique de la guerre. C’est cette guerre ultime, cette guerre d’informations qu’il finira par mettre en scène. Celle qui tourne au spectacle. Pour Céline, plus la guerre gagne en ampleur technique, en « performances », plus elle aboutit à un mirage. Il faut citer à nouveau, avant la trilogie allemande (D’un château l’autre, Nord, Rigodon), son chef-d’œuvre Féerie pour une autre fois ou sa version alternative, Maudits soupirs pour une autre fois. Il se trouve que j’ai découvert ces romans de Céline, jeune homme, en pleine guerre du Golfe. Soit « la guerre du simulacre », comme l’a appelée Baudrillard. Le rapprochement avec la mise en scène célinienne était saisissant. Céline ne rebaptise pas pour rien la France Libre « les London d’ondes ». Céline le premier déplace le roman sur le terrain d’une bataille d’ondes. Le traitement de l’information change, il devient simultané ?

Encore une fois, derrière sa veine sarcastique, comme derrière sa grossièreté organique apparente, Céline est sensible à cette transformation du récit historique, cette accélération, cette despatialisation. « Vous écrirez « télégraphique » ou vous écrirez plus du tout » annonçait, dès 1944, l’auteur de Guignol’s band. Ajoutez à cela l’expérience de l’incarcération, au Danemark, dans la prison de Copenhague où Céline a été détenu 18 mois consécutifs. L’espace de sa cellule a offert à Céline la révélation d’une condensation sonore du monde. Bien que terrible, l’incarcération aura été pour l’auteur de la trilogie allemande une ultime révélation stylistique qui en fait l’écrivain de « la bombe informatique », pour paraphraser Paul Virilio. On est loin, très loin, du Céline odieux pamphlétaire réactivant un antisémitisme séculaire.

Louis-Ferdinand Céline, Guerre, éditions Gallimard, mai 2022, 192 p., 19 € — Lire un extrait

La galerie Gallimard (30/32 Rue de l’Université, Paris) propose à l’occasion de la sortie de Guerre une exposition intitulée Céline, Les manuscrits retrouvés jusqu’au 16 juillet 2022, du mardi au samedi de 13h à 19h. 

Thomas A. Ravier a écrit de nombreux articles sur Céline. Il est notamment l’auteur chez Gallimard des essais Éloge du matricide : Essai sur Proust ainsi que L’œil du prince et du récent roman Apollon dans la poussière aux éditions Léo Scheer.