Le fou, l’infirme et la forêt : une effrayante fantasmagorie parfaitement orchestrée par Séverine Chavrier (Ils nous ont oubliés)

Séverine Chavrier, Ils nous ont oubliés

Séverine Chavrier aime adapter des œuvres magistrales et difficiles. En 2014, elle a marqué les ateliers Berthier avec ses Palmiers sauvages, époustouflante mise en scène du roman d’amour et de mort de Faulkner. Elle revient à Berthier pour Thomas Bernhard, dont elle a déjà proposé une traversée en 2017 avec Nous sommes repus mais pas repentis, spectacle qui rebaptisait et réinventait le huis clos familial de Mon déjeuner chez Wittgenstein, sur lit de vaisselle brisée. Le projet est ici encore ambitieux : La Plâtrière, roman âpre, fait entendre le ressassement d’un philosophe impuissant et se déroule en l’absence et même en l’impossibilité de toute action, au-delà du meurtre qui ouvre le roman, en épuisant d’emblée le suspense et même le drame. On retrouve dans cette nouvelle composition quelques-uns des thèmes déjà explorés par la metteuse en scène : la relation fusionnelle et conflictuelle, le huis clos qui tourne fou, la sclérose des sentiments, l’obsession mortifère de l’idéal. Séverine Chavrier les approfondit sur un mode spectaculaire qu’elle maitrise et développe avec un brio de plus en plus vertigineux : dans une scénographie complexe, augmentée d’écrans, peuplée d’oiseaux et d’humanoïdes sans expression, ses acteurs déploient une énergie prodigieuse au service de personnages englués dans leur ruine.

Le duo central, la femme infirme et son mari agité, qui entend trop et ne voit pas assez, propose une version cauchemardesque de ce qui noue un couple. Comme une variation forestière du duo beckettien composé par Clov et Hamm dans Fin de partie, les protagonistes explorent les ressorts malsains de l’attachement, de la dépendance et de l’exaspération qui conduira, on nous l’a dit depuis le début, au crime. Dans une interaction sadique, l’homme soumet sa femme à des exercices articulatoires autour d’absurdes assonances, tandis qu’elle accumule les caprices de malade. La tension est constamment maintenue grâce au rythme vif impulsé par Laurent Papot, soutenu en direct par les percussions sourdes, aux projections sombres et à la vigie de quelques oiseaux noirs aux échos hitchcockiens. La plâtrière, représentée par une cabane de carton sur pilotis, est d’abord environnée par un paysage de neige peuplé de biches et de sapins qui dit son isolement, et la fait presque inaccessible. Y retentiront bientôt des coups de feu, des chasseurs invisibles rendant toute traversée périlleuse. La forêt devient ainsi un espace de cauchemars, dont les ombres se superposent fantastiquement sur un grand tulle placé en avant-scène, une des très belles réussites esthétiques du spectacle.  Peuplée d’animaux empaillés et de mannequins menaçants, elle déploie tout son potentiel imaginaire. On pense à certaines pièces de Gisèle Vienne à la plastique angoissante (Kindertotenlieder ou This Is How You Will Disappear), ou à l’atmosphère lancinante des premiers épisodes de Twin Peaks. L’adaptation autorise intelligemment les références contemporaines : le huis clos s’appelle aujourd’hui confinement, les repas sont livrés par des employés de Deliveroo qui laissent les courses sur le palier et oublient les humains abandonnés. Le propos est aussi politique, il questionne la marginalisation, la déchéance, l’abandon auxquels nos sociétés condamnent celles et ceux qui ne correspondent plus à leurs normes.

Séverine Chavrier, Ils nous ont oubliés

 

Renvoyés à leur inadaptation au monde, les personnages s’enkystent dans des comportements irrationnels et des grimaces grotesques. Le spectateur croise diverses formes de la monstruosité : des photos de gueules cassées sont brandies face caméra, des excroissances métalliques – fauteuil roulant, multiples lunettes superposées, casque – font des personnages des cloportes.  Leur raideur contraste avec la fraîcheur d’un troisième personnage, une jeune garde-malade imaginée pour le spectacle auquel elle apporte, en contrepoint, une normalité presque incongrue. Avec une légèreté inattendue, cette jeune femme ouvre la gamme des possibles associations : des deux femmes contre l’homme, des deux valides contre l’infirme, voire des deux fous contre la jeunesse. Rien n’est stable, les rapports humains comme l’espace où ils évoluent ne cessent de se transformer dans cette maison de fous qui paraît tour à tour minuscule et labyrinthique.

Car la maison est un piège, on y grimpe,  on s’y enfonce, on y disparaît. Poreuse à son environnement, ses pauvres murs cèdent sous les coups de bûcheron du savant qui abat consciencieusement son foyer, agrandissant la brèche à chaque fois que l’infirme réclame qu’on ouvre une fenêtre. Et finalement la neige qui recouvrait l’extérieur tombe à l’intérieur, transformant la plâtrière en boule à neige, variation kitsch sur le thème de l’enfermement, blanc sur blanc. Consignés là sous nos yeux, condamnés à s’agiter en vain, ils sont pris au piège, comme plâtrés sans espoir de guérison. Comme dans Shining peut être, la maison semble recéler sa propre toxicité, avec ses espaces dérobés, son sous-sol encombré, où l’intimité et le silence sont interdits.

Laurent Papot campe avec jubilation un chercheur, autodidacte obsessionnel qui tente d’écrire un traité sur l’ouïe dont le sommaire absurde est égrené à un moment du spectacle. Mais c’est un chercheur qui ne trouve rien : ni ses clés, ni la vaisselle, ni le temps pour écrire, ni le lieu pour respirer. L’acteur ne tient pas en place, investissant tous les espaces, dans un remue-ménage sans fin qui meuble la procrastination et retourne l’empêchement intérieur vers l’extérieur. Car, clame-t-il, le monde est coupable d’interrompre sans cesse sa pensée, pour l’obliger à s’intéresser à des questions matérielles mineures tandis que la grande oeuvre l’attend au fond de son cerveau. Et c’est précisément le fond de ce cerveau en ébullition qui est sondé dans ce spectacle. On ne sait pas très bien si ces fâcheux qui se multiplient de manière fantastique et se ressemblent tous – acteurs et figurants portant des masques chauves – sont venus du village voisin ou issus de son cortex surchauffé. À défaut de produire des concepts, le paranoïaque donne forme humaine à ses blocages, égrenés par un comédien intarissable, burlesque, désarmant de naturel et d’inventions.

Séverine Chavrier, Ils nous ont oubliés

Les images et les sons multipliés saturent le plateau nous entraînant au cœur de cet esprit suractif, pour partager l’expérience du trop plein, du trop sensible. La caméra, partenaire quasi permanent des acteurs, circule avec fluidité de main en main et ne laisse aucune échappatoire à la surveillance. Tout est toujours exhibé, les visages en gros plan sans douceur, les moindres recoins fouillés. Toute la question est bien de savoir comment transformer ce qui est coincé dedans — dans la maison, dans la tête des personnages — en objets compatibles avec le monde, accessibles à l’extérieur. Enfermés dans le dispositif, renvoyés à eux-mêmes et même à leur statut de personnages d’un roman plusieurs fois manipulé sur le plateau, le fou et l’infirme représentent l’incapacité à rester soi ,tout autant que celle d’en sortir. Konrad ne peut ni écrire ni se taire, sa femme n’a pas pu avoir d’enfants et devient un bébé monstrueux qu’il faut nourrir à la cuillère. Écartelés dans ces paradoxes, ils sont constamment au bord de l’implosion. Leurs images démultipliées et fragmentées, entre présence et simulacres, envahissent le plateau qui contient le dedans et le dehors, le sauvage et le domestique, le burlesque et la poésie.

À la fois fidèle aux caractéristiques d’un texte foisonnant et inventive dans ses audaces personnelles, Séverine Chavrier parvient à réaliser l’impossible fantasme de ses personnages : donner une forme visible, lisible, à ce qui a germé à l’intérieur de soi. C’est bien sa lecture intime de Thomas Bernhard qu’elle nous livre ici et dont elle fait surgir avec virtuosité quelques-unes des lignes de forces, intellectuelles et sensorielles. Comme le roman, le spectacle est dense, puissant, effrayant, drôle souvent, et très beau toujours.

Théâtre de l’Odéon, Ateliers Berthier jusqu’au 27 avril
TNS Strasbourg du 03 au 11 juin 2022
Porto, teatro Nacional Sao Joao les O8 et 09 juilette 2022
Lisbonne Teatro Nacional Dona Maria, 15 et 16 juillet 2022