Carmen Castillo : 1973, 1974, 1987 – Santiago, Chili

Carmen Castillo, Un jour d’octobre à Santiago © éditions Verdier

 « Il y avait un jour, un pays qu’on nommait Chili, et dans ce pays une ville qu’on appelait Santiago, et dans cette grande ville, une petite maison bleu ciel où vivaient deux petites filles… » Ces filles, ce sont Camilia et Javiera, à qui Carmen Castillo dédie Un jour d’octobre à Santiago lors de sa publication en 1980. À cette date, Augusto Pinochet en est à sa septième année de dictature, les guérillas sud-américaines sont écrasées l’une après l’autre par les menées de l’opération Condor, les Chicago Boys libéralisent l’économie chilienne avec la bénédiction des institutions financières internationales. À cette date, Carmen Castillo habite Paris, comme aujourd’hui, loin, bien loin de la maison bleu ciel de la rue Santa Fe, de Santiago et du Chili.

« Combien y-a-t-il de jours le long d’une année ?… Il y en a eu des jours… Par exemple ce jour… » Un jour de l’année 1973. Un jour de l’année 1974. Celui où le Chili perdit un président élu trois ans plus tôt sur un programme socialiste et populaire – c’était un mardi, le 11 septembre 1973 ; celui où Carmen Castillo et son compagnon Miguel Enríquez, tous deux membres du Movimiento de izquierda revolucionaria (MIR), sont assaillis par la DINA, la police politique du général putschiste Pinochet – c’était un samedi, le 5 octobre 1974. Deux journées, donc, qu’il convient de reconstituer.

« Je me dois de refaire, à mes risques et périls, l’interminable et si court enchaînement qui mena au samedi 5 octobre. » Car ce jour-là, Miguel Enríquez meurt les armes à la main et Carmen Castillo commence sa détention, à laquelle suivra l’exil. De même que « la Abuela, Marisa, la Catita recueillent des fragments d’autres mardi 11 septembre » pour documenter le récent coup d’État, l’autrice, désormais cinéaste, expose sa mémoire et sollicite celle de ces amis qui, pour certains, sont des compagnons d’exil et pour d’autres des connaissances de plus en plus lointaines qu’elle ne sait comment aborder.

Carmen Castillo a peu de mots pour raconter l’assaut de la maison bleu ciel de Santa Fe. C’est de biais qu’elle y parvient. Elle reconstitue pas à pas et, en chemin, divague, rebondit, se souvient. Parce que, écrit-elle, « c’est le lieu qui donne une continuité aux devenirs », rues, villes et habitats concentrent les récits. « Les maisons, l’une me renvoie à l’autre. » Il y a celle déjà cité : « Dix mois de vie à la maison bleu ciel de Santa Fe. Et tout ce qu’on peut attendre le long d’une vie, je l’ai vécu, là. » Il y en a « la maison vert foncé de la Gran Avenida », ou bien La Parcela, une ferme qui aurait dû être un nouveau refuge, qui ne sera pas gagnée à temps. Il y a la maison de La Qinta, celle qui l’a vue grandir, celle où elle se réfugie de retour au Chili, après 13 années d’exil.

Il y a enfin cette figure centrale d’Un jour d’octobre à Santiago, la maison José Domingo Cañas, siège de la police politique où sont perpétrées les tortures à l’encontre des membres du MIR. Avec les mots recueillis de celles et ceux qui y sont restés des semaines ou des mois durant, l’autrice élabore un montage littéraire qui préfigure ceux, documentaires, à venir. L’accumulation des témoignages produit une immédiate saturation, une abjecte et lente déshumanisation subie par les militants, choisie par leurs tortionnaires. « Une maison de torture, cela ressemble à un hôpital. La douleur s’institutionnalise, ne surprend plus. » Dans la maison José Domingo Cañas, on y agonise, on y souffre, on y meurt. On se tait, souvent, et parfois, au bord du coma, quelques mots s’échappent. Les militaires les attrapent au vol pour que le réseau révolutionnaire s’effondre enfin.

Un peu de vie ressurgit néanmoins. Malgré la douleur, des regards et des gestes attestent d’une solidarité sans faille qui impressionne les gardes et fait enrager les dirigeants. « Les mains se touchent, se serrent et, avec un sourire, la force, l’énergie, coulent comme un courant féroce des unes aux autres. Courant de confiance, de sécurité, d’espoir. La peur s’envole parce que les mains s’enlacent. » À ces mots, on pense qu’au même instant, de l’autre côté de l’océan, en Italie, amour et amitié s’entremêlent pareillement dans la lutte. Là-bas, les années 1970 ont aussi été celles de la joie révolutionnaire avant d’être celles de la répression – en témoignent les récits d’Alessandro Stella, Années de rêves années de plomb, et de Barbara Balzerani, Camarade Lune.

*

Quatre ans après le début de l’exil, Carmen Castillo songeait à retourner au Chili « pour me tremper d’odeurs, pour m’imbiber de couleurs, pour m’enivrer de cadences ». Elle ne retrouvera le pays natal que 13 années après l’avoir quitté – et alors, odeurs, couleurs et cadences lui échapperont. Ce retour en a fait la matière d’un livre, un autre, ici joint au premier dans une réédition conjointe. Ligne de fuite est son titre. Il est paru en 1988, soit l’année où Pinochet quitte le pouvoir, poussé hors de la vie politique du pays par un référendum où le « Non » a triomphé.

L’autrice prévient : « il y a autant de retours que de “retournés” ». Pour elle, ce sont des sentiments amers qui prévalent. Loin de Santiago, écrit-elle, « j’ai combattu la nostalgie, j’ai fini par déborder l’absence ». Et, retourner au Chili, c’est accepter que nostalgie et absence reviennent au galop. De nouveau, la maison bleu ciel de la rue Santa Fe fait figure de socle. Quelques jours après son arrivée, Carmen Castillo part à sa recherche. Déjà, l’autrice s’oriente vers ce qui sera son médium d’élection, le cinéma documentaire. Elle marche avec une caméra dans sa poche. Elle reconnait un quartier, puis une rue. Dans celle-ci, une façade. Les murs ont été repeints en blanc, les trous laissés par les balles ont été comblés par du plâtre. Mais l’endroit est le bon, c’est certain. Elle filme. Et ajoute : « Le souvenir, c’est la subversion, puisque nous nous battons contre une machine d’oubli. » Des mots auxquels font écho ceux écrits en guise de préface par l’un de ses amis, l’écrivain Joseph Andras : « Le seul “devoir” qui vaille est d’interdire aux bourreaux d’aujourd’hui d’honorer les réfractaires d’hier. » Des mots qui, aussi, résonnent avec ceux de l’une des figures tutélaires de Carmen Castillo, le révolutionnaire Victor Serge, auquel elle consacrera un documentaire. Toutefois, devant la maison habitée, assaillie et désormais rénovée, ces projets futurs sont bien loin. Les pensées de l’autrice, on le devine, sont tout entière tournées vers une journée déjà ancienne, remémorée mainte fois, reprise sans cesse, écrite, publiée. Le cinquième jour de ce « mois maudit » d’octobre.

Lutte, répression et exil se trouvent ainsi liés en un même volume. Une réédition qui paraît quelques mois après que la jeunesse chilienne est sortie dans la rue pour dénoncer, de nouveau, les conséquences du néolibéralisme. Sans doute Carmen Castillo a-t-elle trouvé dans ces soulèvements récents la matière suffisante pour « se remettre au travail sans éclat à la charnière de deux histoires », la sienne et celle du Chili contemporain, cette fois, comme précédemment à la charnière du 13 septembre et du 5 octobre, à celle du départ et du retour.

Carmen Castillo, Un jour d’octobre à Santiago suivi de Lignes de fuite, Préface de Joseph Andras, Verdier, mars 2022, 256 p., 19 €