Climaticisme

Philippe Rahm, Marie Darrieussecq, Dominic Thomas, Jean-Max Colard - photographie © Villa Gillet, Twitter @villagillet

À l’occasion de la rencontre « Le climat, récits et imaginaires » avec Marie Darrieussecq, Philippe Rahm et Dominic Thomas, modérée par Jean-Max Colard, qui s’est tenue à la Villa Gillet le mercredi 9 mars 2022 à Lyon, le Directeur du Département des Études françaises et francophones, Université de Californie-Los Angeles (UCLA), Dominic Thomas, nous propose ce texte sur les liens entre climat et littérature.

Jusqu’à présent, dans la littérature, le monde physique, naturel, s’est rarement vu attribué un rôle majeur dans la diégèse littéraire ou le déroulement du récit. Objet plutôt que sujet, il n’est presque jamais considéré comme un sujet actant du récit, réduit à un rôle de décor, d’atmosphère, arrière-plan plus ou moins opérant devant lequel se déroulent les actions humaines, où les sujets sont tous humains — le schéma actanciel est anthropocentriste. Ne serait-il pas temps qu’en littérature, la nature, le climat, soient pleinement reconsidérés et deviennent également sujets et plus encore sujets actanciels ? Depuis une vingtaine d’années en effet, les sciences humaines et notamment l’Histoire, ont revalorisé le rôle de sujets non-humains dans le déroulement de l’histoire humaine. Explosion volcanique, changement climatique, sécheresses, maladies infectieuses par exemple, ont ainsi pris ces dernières années une place considérable pour expliquer l’histoire des hommes, les guerres, les changements politiques voire l’extinction de civilisations, en-deçà des raisons politiques et culturelles, économiques et sociales.

Au niveau institutionnel, selon Gwennaël Gaffric, « le chercheur qui souhaite se pencher sur les questions écologiques telles qu’elles sont traitées dans la littérature doit faire preuve de transversalité et introduire une certaine asymétrie dans les théories littéraires en vue d’affronter le défi du paradigme anthropocénique de notre temps » (La littérature à l’ère de l’Anthropocène, 2019, p. 28). Dans la foulée des travaux de Lawrence Buell, Karen Barad, Jane Bennet, Ursula K. Heise, Donna J. Haraway, Bruno Latour, et Philippe Descola, l’écocritique et les humanités environnementales s’immiscent et s’imposent désormais sur une nouvelle cartographie universitaire afin « d’examiner le potentiel des actes d’imagination littéraire dans leur mise en récit de l’environnement » (p. 29), une évolution qui a suivi plusieurs étapes, orientant la « critique littéraire vers l’étude de la représentation de la “nature”, entendue comme l’ensemble du monde non humain […] une appréhension plus complexe de l’histoire écologique et de ses implications sociales et idéologiques […] une phase de déconstruction des catégories discursives habituellement utilisées par les théoriciens de l’écocritique […] dont l’aspiration n’est plus de revenir au temps béni d’une harmonie préindustrielle entre l’homme et son environnement, mais de tracer des lignes d’un nouveau type d’humanité » (p. 30-32).

Dans nouvelles formes d’intersectionalités, la connectivité entre le (post)colonial et l’écocritique est aussi évidente, valorisant ainsi les liens intrinsèques qui se manifestent entre expansion coloniale et la dégradation environnementale, comme par exemple dans les conclusions de Graham Huggan et Helen Tiffin (Postcolonial Ecocriticism : Literature, Animals, Environment) ou celles de Elizabeth M. DeLoughrey (Allegories of the Anthropocene). À l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), par exemple, le nouveau Laboratory for Environmental Narrative Strategies (LENS) est un « incubateur qui va pouvoir bénéficier des nouvelles opportunités de recherche et de collaboration sur la narration, les communications, et médias au service de la préservation de l’environnement et de l’équité », en soulignant les enjeux et défis culturels, politiques, scientifiques, et technologiques. D’autre part, il est aujourd’hui, en France, possible de s’inscrire en Master en « Écopoétique et création » à l’université d’Aix-Marseille.

Ainsi, le réchauffement climatique, les pandémies associées aux déséquilibres environnementaux, et les épisodes de canicules que nous connaissons aujourd’hui ne peuvent laisser se prolonger l’anthropocentrisme dans lequel se complaît la littérature depuis la fin des avant-gardes modernes. Cette littérature humaniste, modelée par la psychologie, la psychanalyse et les autres sciences humaines, ne relate que la vie des objets sociaux. Les objets naturels sont soit sans-grade, soit le plus souvent internés dans une chaîne de significations symboliques anthropomorphes — la pluie pour la tristesse, le printemps pour la gaieté. Cette littérature anthropocentriste doit être abandonnée au profit d’un « climaticisme »* qui accepterait l’influence et le rôle actant des objets naturels dans le récit littéraire, voire dans la fabrique même du texte narratif. Il s’agit d’une volonté de reconsidérer les œuvres de la littérature, y compris celles du passé, mais aussi de produire une nouvelle littérature au sein de laquelle le climaticisme opère comme pierre angulaire d’une littérature à venir, où un sujet actant non-humain, le soleil, oriente, change le cours des choses, de l’histoire, de la narration, devenant un acteur majeur de l’histoire.

La notion d’une climatique de la littérature est fondée sur l’hypothèse que toute une littérature, passée et encore plus à venir, vise à offrir au lecteur rien moins que des expériences climatiques : là encore, loin de se réduire à un simple fond textuel ambiant ou à une lecture symbolique dominée par la relation de l’homme à son environnement, le climat n’est pas ici une donnée, mais bien davantage une visée sensible du texte littéraire. Toute une constellation de textes vient incarner cette hypothèse, marqués notamment par la fréquente suspension du récit, par la disparition d’un ou plusieurs personnages, mais aussi par une objectalité descriptive, autant d’éléments aptes à laisser tout la place au monde physique, à la description des phénomènes naturels, et à l’instauration, par les moyens du langage, d’un climat sensoriel.

En 1946, sous la direction de Paul Seltzer, l’Institut de météorologie et de physique du globe de l’Algérie publia un rapport, Le climat de l’Algérie. Dans l’Avant-Propos, le directeur de recherche indique que « La vie privée comme la vie publique subissent les vicissitudes des conditions atmosphériques ; il est à peine besoin de le rappeler. L’influence du temps sur le rendement des cultures n’est plus à démontrer », et les Aides-techniques du Centre National de la Recherche technique sont remerciés, dont un certain « A. Camus » (p. 12). Plus loin, nous lisons que « Le vent est un des éléments les plus caractéristiques du climat. La sensation de chaleur que nous éprouvons dépend dans une large mesure de sa force » et que « L’atmosphère diminue fortement, par absorption et par réflexion diffuse, la quantité d’énergie reçue du Soleil. […] Elle est d’autant plus forte que le Soleil est plus haut sur l’horizon, puisque la masse atmosphérique traversée est alors moins grande » (p. 83 et 118). Le climat et ces années de formation en météorologie ont laissé une trace indélébile sur le jeune écrivain, de sorte qu’il serait difficile d’ignorer la part de ces expériences lorsque, sous la plume d’Albert Camus, le lecteur découvrait en 1937 dans « Le vent à Djémila », que « Dans cette grande confusion du vent et du soleil qui mêle aux ruines la lumière, quelque chose se forge qui donne à l’homme la mesure de son identité avec la solitide et le silence de la ville morte » (Albert Camus, « Le vent de Djémila », Œuvres complètes 1931-1944, Gallimard, 2006 [1937], p. 111).

Plus tard, en 1942, dans L’Étranger, le narrateur devient objet, subissant l’influence du climat, et cette dimension actancielle se double d’une autre perspective, qui touche moins au sujet mais davantage à la forme même des œuvres littéraires, de manière à réhabiliter l’idée que la part climatique peut être indépendante, actante, figure d’objectivité du monde extérieur : « Le soleil était maintenant écrasant. Il se brisait en morceaux sur le sable et sur la mer. […] Pendant tout ce temps, il n’y a plus eu que le soleil et ce silence, avec le petit bruit de la source et les trois notes. […] Nous nous regardions sans baisser les yeux et tout s’arrêtait ici entre la mer, le sable et le soleil, le double silence de la flûte et de l’eau. […] Mais la chaleur était telle qu’il m’était pénible de rester immobile sous la pluie aveuglante qui tombait du ciel » (Albert Camus, L’Étranger, Œuvres complètes 1944-1948, Gallimard, [1942], p. 173-174). Pour Philippe Rahm, « on peut lire L’Étranger de Camus comme relevant de l’absurde, mais en réalité, le meurtre a lieu à cause d’un problème de climat, parce que le narrateur a trop chaud. S’il ne semble pas avoir d’émotion à la mort de sa mère, c’est parce qu’il est plus préoccupé par la chaleur qui l’accable durant l’enterrement. Il tue parce qu’il est aveuglé par la lumière. Il est en proie à un deuxième acteur du roman, le soleil, qui est en réalité le personnage principal de L’Étranger. Le climat, la chaleur, tiennent le déroulé de l’histoire. Ce n’est pas l’homme qui est le maître de l’histoire, c’est le climat » (Lison Noël, Entretien avec Philippe Rahm, « Pour une nouvelle architecture », Délibéré, 1 mai 2018). Ces interventions extratextuelles nous fournissent les indices à la Météorologie des sentiments de Philippe Rahm (Les Petits Matins, 2020), car il y a un lien symbiotique entre l’échafaudage que sont les travaux pionniers de l’architecte — Architecture météorologique (Archibooks, 2009) par ne citer qu’un exemple — et l’auteur lui-même pour qui cette relation est indissociable.

D’ailleurs, si la narration architecturale en évidence dans La jalousie d’Alain Robbe-Grillet, « Maintenant l’ombre du pilier – le pilier qui soutient l’angle sud-ouest du toit – divise en deux parties égales l’angle correspondant de la terrasse » (Minuit, 1957, p. 7), a eu pour effet de troubler et de désorienter le lecteur de 1957, un an plus tard dans La mise en scène de Claude Ollier, « la carte est avare de précisions » (102), donc insuffisante, et c’est maintenant l’inventaire de descriptions minutieuses relatifs au climat et à la topographie qui s’impose et devient nécessaire pour remédier au déséquilibre (Claude Ollier, La mise en scène, Flammarion, 1982 [1958], p. 102). Si l’éloignement des conventions littéraires classiques, la réduction ou l’élimination de la chronologie linéaire, et la relégation du personnage principal sont les caractéristiques emblématiques du Nouveau Roman, et bien dans ce que nous appellerons la climatique de la littérature, des mesures analogues sont adoptées afin de privilégier la rencontre climatique, de sorte à remanier les coordonnées du genre romanesque et de privilégier les considérations climatiques qui fournissent maintenant le fond du livre. La dynamique entre sensations intérieures et extérieures se manifestent et se traduisent à travers une intensité lumineuse, une intériorité qui déclenche l’aventure mémorielle, pour aboutir à un autre territoire, celui d’un écosystème architectural dans lequel les souvenirs sont modulés par voie de conduction, conduction, convection, évaporation, et radiation.

« Météorologie des sentiments est très subjectif aussi, parce que je raconte des souvenirs d’enfance et des histoires personnelles, mais la description du monde n’est plus introspective ou vague comme autrefois, mais est élargie à des faits scientifiques objectifs que l’on peut comprendre aujourd’hui en un rien de temps grâce à internet. » (Noël, Entretien avec Philippe Rahm). L’interrelation entre extériorité et intériorité est au cœur de la narration, comme par exemple cette journée d’été Suisse où « Le soleil émet une lumière intense, démultipliée par l’eau maintenant scintillante du lac et par les surfaces minérales de la ville, dont l’albédo est élevé. […] Mes yeux me font mal, pas tellement à cause de cette lumière que je vois, mais à cause de l’immense part invisible de rayonnements ultraviolets qui se réverbèrent et frappent ma rétine » (p. 11) et où « l’horizontalité du sol et les rayons de soleil forment presque un angle droit. Les rayons traversent de façon plus verticale la couche de l’atmosphère et rencontrent donc moins de gouttelettes d’eau, de brouillard et de nuages qui auraient pu atténuer un peu leur intensité et me soulager » (p. 13). L’expérience sensorielle est particulièrement intense, et c’est le concert d’éléments climatiques qui les rendent optimales, puisque « Le soleil est fort. Son puissant rayonnement électromagnétique traverse l’univers jusqu’à frapper ma tête et s’y transformer en chaleur. […] Ma vue se brouille, le soleil est trop fort. Je perds connaissance un fragment de seconde et m’écroule par terre » (p. 46). Dans l’œuvre d’Édouard Glissant, nous pouvons aussi identifier le rôle primordiale que joue la dimension climatique : « Le rapport à la terre, rapport d’autant plus menacé que la terre de la communauté est aliénée, devient tellement fondamental du discours, que le paysage dans l’œuvre cesse d’être décor ou confident pour s’inscrire comme constituant de l’être. Décrire le paysage ne suffira pas. L’individu, la communauté, le pays sont indissociables dans l’épisode constitutif de leur histoire. Le paysage est un personnage de cette histoire» (Édouard Glissant, Le discours antillais, Gallimard, 1981, p. 199.).

Mentionnons aussi quelques auteurs contemporains, par exemple Naissance des fantômes de Marie Darrieussecq (1998) : « C’était une sorte de densification de l’espace, qui aurait ralenti l’effet du soleil comme à travers un filtre; un épaississement de l’air, devant moi, à le toucher. Ça bougeait doucement, ça donnait légèrement prise au vent, mais sans se défaire, c’était seulement du vent un peu plus lourd… j’ai fait le tour doucement, c’était une colonne d’air dans l’air, un peu plus d’air à cet endroit alors ça faisait du poids, de l’ombre, les molécules d’azote et d’oxygène se resserraient ». Ou l’œuvre de l’écrivain suisse Peter Stamm, « C’était l’été, et le soleil brillait à travers les fissures les volets fermés, dessinant des taches lumineuses sur les murs des pièces donnant sur la rue, des bandes étroites qui glissaient lentement, s’élargissaient en atteignant le sol, et se promenaient sur le parquet et les tapis, touchant un objet ici et là, un meuble ou un jouet oublié, jusqu’à ce que le soir, ils remontent les murs opposés et finissent par sortir » (Peter Stamm, D’étranges jardins, Christian Bourgois Éditeur, 2004). Ou encore Jean-Philippe Toussaint, « L’air ne s’était pas renouvelé de la journée et était encore chargé de toute la chaleur accumulée par les murs et le bitume, par la chaussée et la pierre des bâtiments, comme si l’atmosphère avait conservé la mémoire thermique de cette journée caniculaire, et que, dans l’oxygène raréfié, s’étaient fossilisés des sédiments de fumée noire, de gaz d’échappement et de poussière » (Jean-Philippe Toussaint, M.M.M.M., Minuit, 2017, p. 248-249). Les récepteurs dans la rétine filtrent et transforment la lumière réfractée, assurant la transmission par les nerfs optiques. Dans Météorologie des sentiments, Philippe Rahm appelle à une nouvelle manière d’écrire, en interpellant son lecteur: « Pourrait-on peindre une toile non pas avec des couleurs visibles, mais avec des intensités d’ultraviolets qui produiraient certaines douleurs tandis que les yeux parcourraient le tableau ? ». Son livre est cette toile, ce tableau…

Dominic Thomas
Directeur du Départment des Études françaises et francophones, Université de Californie-Los Angeles (UCLA)

* Appliqué à la littérature, ce terme provient d’un texte manifeste co-écrit par Jean-Max Colard, Philippe Rahm et Dominic Thomas, « Climaticism, Literature in the Era of Global Warming » à l’occasion de la conférence de Philippe Rahm pour la Nuit des Idées qui s’est tenu le 1er février 2019 au Musée d’Histoire Naturelle de Los Angeles, USA. Il a également fait l’objet d’une autre conférence au Centre Pompidou à Paris le 12 septembre 2019, dans le cadre du festival Extra!

Jane Bennet, Vibrant Matter : a political ecology of things, Durham et Londres, Duke University Press, 2010.
Lawrence Buell, The Future of Environmental Criticism: Environmental Crisis and Literary Imagination, Oxford, Blackwell, 2005.
Elizabeth M. DeLoughrey, Allegories of the Anthropocene, Durham et Londres, Duke University Press, 2019.
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
Karen Barad, Meeting the Universe Halfway : Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning, Durham et Londres, Duke University Press, 2007.
Donna J. Haraway, Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene, Durham et Londres, Duke University Press, 2016.
Ursula K. Heise, Sense of Place and Sense of Planet : The Environmental Imagination of the Global, New York, Oxford University Press, 2008.
Graham Huggan et Helen Tiffin, Postcolonial Ecocriticism : Literature, Animals, Environment, Londres et New York, Routledge, 2010.
Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris: Éditions La Découverte, 1997.
Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris: Éditions La Découverte, 2017.
Philippe Rahm, Architecture météorologique, Paris: Archibooks, 2009.
Philippe Rahm, Météorologie des sentiments, Paris, Les Petits Matins, 2020