« Penser météore, c’est observer la contradiction » : Anouchka Vasak (1797. Pour une histoire météore)

Comment écrire l’histoire aujourd’hui, telle est la question que pose Anouchka Vasak à travers l’année 1797. Penser et écrire météore revient à se saisir autrement de ce qui n’est ni l’almanach d’une année de traîne de la Révolution française ni un calendrier sous forme d’annales, ni même une chronique mais bien la mise en réseau, par choix de moments, des matériaux sensibles de 1797 : des événements collectifs, des publications, une iconographie (superbe comme tout l’objet livre, on est chez Anamosa), des citations, des vies illustres ou plus anonymes. Capter ce qui fait époque, depuis une « démarche buissonnière » qui met en avant des coïncidences, des failles, des suspens, dans un livre qui tient de l’essai historique comme du récit, du livre d’art comme de l’essai, jamais l’un ou l’autre, toujours dans l’articulation et les mises en regard puisque qu’il est aussi possible de comprendre et rendre 1797 via Marcel Proust ou Yves Bonnefoy, Emanuele Coccia ou Philippe Descola.

1797 donc. L’année est complexe parce qu’intermédiaire, tout entière entre la Révolution (qui n’en finit pas de s’achever) et un monde nouveau (qui tarde à s’imposer). D’ailleurs 1797 n’existe pas, sinon ressaisie depuis un calendrier qui n’a alors pas cours. 1797 est à cheval entre l’an V et l’an VI, un moment comme un « arrière-pays » supposant un « dépaysement » pour être approché. Sans ce pas de côté, cette double référence à Bonnefoy et Bailly, 1797 serait « une année sans histoire », « anonyme » et « ordinaire ». La penser suppose donc d’accepter de faire face à « une histoire tremblée : entre deux années du calendrier républicain, l’an V et l’an VI, entre une république qui se cherche, une contre-révolution active, et les prémices du pouvoir militaire ».

Anouchka Vasak expose sa méthode, à la fois météorologique (dire ce qui est « entre deux eaux », « en l’air », les orages et tempêtes du temps), contextualiste (ne pas chercher ce qui fait événement mais les actions simultanées ce que Hayden White nomme une « colligation ») et sensible (percevoir un monde glissant et incertain). Les nuages sont dès lors la métaphore parfaite de cet essai : pluriels, longtemps rebelles à toute classification, instables, polymorphes, diffus et en mouvement. Or « penser météore, c’est reconnaître ce presque rien, furtif et mobile. C’est percevoir les liaisons, les réseaux ce qui se passe entre ». Une année ce sont le plus souvent des transformations imperceptibles, un flux et reflux qui finira par faire événement, par pouvoir être relu comme prémices d’une crise ou d’une résolution mais demeure opaque aux contemporains. C’est capter le non linéaire et l’incertain, des interactions organiques et, en quelque sorte, depuis le temps « dessiner un paysage, écrire une carte ».

Nulle chronologie donc dans ce tableau de 1797, nul calque d’un discours normatif qui plierait le temps incertain au confort de certitudes arrêtées ou au totalitarisme de systèmes clos (ce « fantasme de contrôle universel »). Tim Ingold, que cite Anouchka Vasak l’a montré, une ligne n’est pas une succession de points mais bien un entrelacs, le mouvement emporte les points fixes. Telle sera l’écriture de ce livre, par dérives et mosaïques, correspondances et échos, un « archipel » depuis quelques îlots, à la fois indépendants et dans un fondu enchaîné puisque chaque chapitre cristallise une facette de cette année 1797, dans un contexte évidemment plus large. Mais 1797 ce sont aussi les eidophysicons de Loutherbourg, les débuts d’un triomphe de la  représentation en mouvement. Il fallait écrire à la mesure de cette révolution des regards sur ce qui nous entoure comme ce qui nous tisse.

Il serait vain de vouloir rendre les saisies successives de figures et météorologies des sentiments (ou climatique des émotions) comme les nomme par ailleurs Philippe Rahm que propose ce livre qui nous mène de l’enfant sauvage de l’Aveyron à « mille gouttelettes », en passant par le mal du siècle, la folie et l’aliénation, la condition des femmes et des noirs. Anouchka Vasak s’intéresse aux classifications intermittentes et au(x) passage(s), non sans à-coups, du fixisme au transformisme. Elle retrouve Sade, Lamarck, Stendhal, Pinel, Anne-Joseph Théroigne de Méricourt, Mary Wollstonecraft, Germaine de Staël, etc. Elle revient sur la représentation de la mort, de l’altérité, des marges. Elle questionne et déploie les représentations picturales, médicales, scientifiques et littéraires de l’époque, ce qu’elles engagent de révolutions complexes dans nos représentations.

En 1797 s’énoncent « un nouveau mode de perception, atomisé, rhizomatique » et « un nouveau régime d’écriture » à même de rendre l’incertitude, les marginalités et les multiplicités, les mouvements d’expansion et fraction, de condensations provisoires. Pour les dire, non en théorie mais en acte, il fallait donc ce livre singulier et sensible qui déplie une année comme un éventail et se penche sur une année par touches, depuis ses bords et frontières hybrides. S’offrant comme un « cartogramme subjectif », 1797. Pour une histoire météore est un récit passionnant comme le discours de sa méthode, le tableau d’un « ciel de traîne » et « moment interlope » qui interroge les limites historiques comme la manière de s’en saisir.

Anouchka Vasak, 1797. Pour une histoire météore, éditions Anamosa, février 2022, 432 p., 26 €