Malgré lui, malgré elle: à propos de ‘Vous ne désirez que moi’ de Claire Simon

Attiré par le vide, en proie à des pensées suicidaires, Yann Andréa (Swann Arlaud) attend dans la maison de Neauphle-le-Château que l’oreille attentive et bienveillante de Michèle Manceaux (Emmanuel Devos) s’installe devant lui pour commencer l’enregistrement d’un entretien sur Duras.

En 1982, cela fait déjà deux ans qu’il vit avec son écrivaine fétiche. Depuis qu’il a lu par hasard Les Petits chevaux de Tarquinia et qu’il a vu India Song au Cinéma Lux de Caen en présence de l’autrice, il lui écrit des lettres auxquelles elle ne répond pas. Puis il réussit à obtenir le numéro de téléphone de l’appartement de Trouville, il appelle. Elle ne sait pas si elle a la force ou si c’est bien de le rencontrer. Il rappelle et elle finit par accepter de le recevoir. Mais, une fois entré, le jeune idolâtre ne sortira plus de la maison de son idole, il peut enfin élever un autel et le vénérer au quotidien. Sauf que l’obsession finit par encombrer l’obsédé, quand l’idée du divin se concrétise, l’expérience de la transcendance n’est peut-être plus la même (« Parfois je me dis qu’il faut que je sauve ma peau, parce que ça devient trop »).

Que faire donc ? Confier son mal-être pourrait aider à continuer à cohabiter avec l’idole. Car s’en séparer est impossible. Libérer sa parole, mettre des mots sur cette pratique-limite de la vénération, est une tentative d’existence. Vivre avec Duras dans les années 80 signifie vivre avec celle qui est déjà en passe de devenir un mythe. Et Yann contribue à cette mythification, en est-il conscient ? Comprendra-t-il lors de cette entrevue si intime que les conflits meurtriers cesseront dès qu’il acceptera de ne plus projeter son devenir sur l’autre divinisé ? Dès qu’il ne cherchera plus à satisfaire son besoin de fétiche afin de briller de l’aura de ce dernier ? Dès qu’il redeviendra Yann Lemée (« C’est elle qui a tout créé », « J’ai été intégré presque immédiatement dans sa propre fiction ») et donc un jeune homme banal, sans histoire, sans projets, en quête d’identité ? Le souhaite-t-il ?

Au lieu d’interroger dans ces entretiens la fabuleuse révélation du sacré vissé au cœur de la construction d’un mythe (« la collusion entre le réel et le fictif, c’est elle qui l’a opérée aussi »), Claire Simon se contente d’en rapporter les quelques échanges comme une sorte de minute. Des champs contrechamps et des panoramiques horizontaux passant d’un personnage à l’autre filment de manière monotone et monocorde ce qui est en réalité de l’ordre d’une expérience de fascination portée à son comble par un amour à mort (« Cette espèce de meurtre pour la faire vivre à son image », « c’est devenu mon livre de chevet, la Bible »). De temps à autre des photogrammes illustratifs-démonstratifs entrecoupent ces longues séquences de dialogues, n’apportant au sujet qu’un surcroit du voir au-delà de la parole. Yann avoue à Michèle que son « fantasme de mec, c’est banal, c’est évident, c’est l’image du père », à l’écran cet aveu est remplacé par une scène de drague dans un bois où Yann écarte tous les jeunes hommes, préférant se laisser approcher par un homme plus vieux. Que doit alors comprendre le spectateur ? Vers quelle sorte d’analogie nous mène donc une telle séquence ? Et encore, la monstration de la plage de Trouville bondée d’estivants nous renvoie à L’Été 80, mais est-elle nécessaire ? Est-il nécessaire aussi de filmer des aquarelles qui représentent les corps de Duras et Yann entrelacés, un visage de vieille femme, un corps de jeune homme ? Fallait-il forcément signaler les éléments physiques pour identifier à coup sûr les deux amoureux qui apparaissent ainsi, tel un rêve érotique, à Michèle Manceaux ? On a l’impression que c’est l’anomalie de cette relation exceptionnelle que l’on veut afficher. N’est-ce pas plutôt l’archétype de l’amour fou qui est à l’origine de ce rapport passionnel et tourmenté qui devrait crever l’écran ? (« Jamais personne ne m’a aimé comme ça. J’en suis complètement sûr. Et je suis sûr aussi que jamais personne ne m’aimera comme ça »).

L’amour fou qui se déclare dans La Maladie de la mort – ce livre que Duras est en train d’écrire lorsque ces entretiens ont lieu – reste donc insondable, inavouable, irreprésentable. Et c’est bien pour cela qu’il continue de fasciner ou d’exaspérer sans être compris. Telle un Sphinx furieux de ne pas recevoir l’amour unique et exclusif de Yann, Duras en venait à maudire le désir de ce dernier, un désir homosexuel qu’elle ne pouvait dominer. Cela tient de l’hubris dont cette femme était capable qui voulait en même temps, tel Pygmalion, façonner son amant, le transformer, le renommer… (« La façon de manger, d’aller se promener, de regarder, etc. Elle m’a tout appris pendant ces deux mois »). Beau jeune homme, au corps en ivoire, objet de convoitise et sujet de création, Yann est une effigie comme Galatée et devient pour Duras un objet cultuel. A partir de L’Été 80, elle construit un autel en l’honneur de cet Éros en consignant son mythe à la littérature. L’Homme Atlantique (1982), La Maladie de la mort (1983), Les Yeux bleus cheveux noirs (1986), La Pute de la côte normande (1986) et Emily L. (1987), Yann Andréa Steiner (1992), constituent un ensemble textuel qui découle de cette élection.

Amant créé, façonné, avalé ; amante vénérée, déifiée, honnie, Duras et Yann forment ce couple qui incarne le mythe inversé du créateur et de la créature défiant la sacro-sainte virilité que l’on associe systématiquement à la création. À l’écran ces jours-ci, Tromperie d’Arnaud Desplechin raconte comment Philip Roth usait de ses concubines pour créer. Création masculine et domination formeraient un archétype qui se réactualise avec facilité, création féminine et domination relèvent plus du domaine de la cruauté. Car ce film qui choisit de ne rapporter que les griefs de Yann, nourrit le stéréotype d’une Duras-Moloch-Hadès-Chronos. On croyait que les temps avaient changé.

C’est bien dommage d’avoir favorisé l’extrait de Duras filme (1982) où elle dirige d’un ton impératif Yann, au lieu de montrer cet autre moment où elle lui confie que l’art ne réside pas dans l’application mais dans l’oubli : « Tu comprends, le grand secret des comédiens c’est quand ils s’en foutent complètement, hein, moi j’écris des livres et je m’en fous complètement, c’est ça qui compte, je m’en fous complètement de ce qu’on va dire de mes films, de ce qu’on va dire de mes livres, je m’en fous […] C’est pareil ».

Après la Galatée de Pygmalion, l’Eurydice d’Orphée, la Laure de Pétrarque, la Béatrice de Dante, il y aura désormais le Yann de Duras. Oui, ce Yann qui trouve du désir, Michèle-Emmanuelle le lui fait remarquer, dans cette relation qui le fera entrer dans l’éternité. « Quand vous mourrez, l’histoire deviendra fabuleuse, évidente », dit le compagnon à la narratrice d’Emily L., double de Yann et Marguerite. Et à Duras, dans ce texte qui est le dernier recueil de son souffle annoté par Yann, C’est tout, de murmurer : « Je m’en vais avec les algues, viens avec moi ».

Vous ne désirez que moi de Claire Simon, 1h35, avec Swann Arlaud, Emmanuelle Devos — en salle le 9 février 2022