Blanquer gangster ?

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Gangster, c’est l’appartenance à un gang, à un groupe privé qui vient détourner des fonds ou le sens de ce qui est dit. Au point d’introduire partout dans le système des échanges et des idées, des formes de récupération et de réaction. Gangster est le nom du blanchiment d’un trafic. Blanchiment du sens, des valeurs, des arguments, des régimes de discours et de phrases que Lyotard avait soigneusement distingués dans Au juste, et encore dans un livre savant relatif au Différend.

Derrida, ami de Lyotard, interroge un tel blanchiment, un tel lessivage dans La mythologie blanche, montrant qu’il y a des régimes de signes qui vivent de l’oubli, de l’usure des mots qu’on emploie. Un peu comme lorsqu’on dit « pieds de table », « pieds nickelés » ou « pieds-noirs » sans percevoir encore l’image, la métaphore du pied avec ses griffes et ongles. De même le mot « langue » pour le français, l’anglais, on n’en retient plus tout à fait la rougeur crue de l’organe. Il y a souvent un effacement de l’image, une usure de l’expression dont l’entreprise de blanchiment, celle qui porte le nom de Blanquer, usait et abusait dans tous ses mots lors de son intervention en Sorbonne. De quoi parlait-il au juste ? Comment déconstruire cette chape de plomb versée sur le sens des mots, sur le régime de phrases qui s’institue régulièrement au titre d’un slogan ? Quels sont les clichés de la métaphysique et de la politique qui soudain pavanent en majesté et négligent leurs métaphores pour faire valoir un sens propre, sous l’effet d’une anesthésie, d’une narcose, ayant pour seul moteur l’indignation du public ?

Autant d’opérations de transfert auquel Blanquer, justement, s’exerce en direct, tout en intronisant un gang d’amateurs ou d’armateurs de concepts lessivés jusqu’à la moelle. J’ai scrupuleusement écouté les vingt-huit minutes du discours d’introduction à un colloque dans le détournement de toutes les phrases au nom de l’humanisme, de l’altruisme, des valeurs républicaines… Mais qui souhaiterait l’instauration du terrorisme ? Qui aurait l’ambition un peu malvenue d’interdire une exposition de Gauguin, de militer pour le port de la burqa, d’effacer la valeur des femmes, de faire valoir des mots d’ordre pour détruire l’histoire, le passé, la mémoire de ce qui constitue la tradition occidentale ? Serait-ce vraiment là le vulgaire photomaton de Derrida, de Deleuze, de Foucault ?

Il nous semble au contraire, pour l’avoir véritablement ouverte, que l’œuvre de Derrida rétablit cette mémoire longtemps aveuglée. Et pour rétablir cette mémoire, comment ne pas recourir à des archives mises à mal, mises à sac par les pouvoirs les plus hostiles à toute liberté ? Qu’est-ce qu’une archive ? Quel est son trafic ? Comment trafiquer une archive ? On en dira de même de l’œuvre de Foucault dont tout le monde reconnaît le souci. Celui de suivre l’établissement de la vérité, d’énoncer ce que la vérité veut dire dans une « archéologie du savoir » rarement plus exigeante, plus scientifique, reconnue dans tous les milieux intellectuels que le gang à Blanquer apparemment ignore et veut effacer, faire piquer comme un animal malade, les animaux n’ayant du reste aucun intérêt autre que de finir dans son assiette.

Cancel Culture, monsieur Blanquer en use et en abuse à travers des métaphores proches de l’effacement biologique. Nous sommes à l’écoute du discours inaugural de Blanquer devant l’expérimentation vaccinale d’un camp d’exclusion, un camp de la mort, mort souhaitée de la French Thought, à commencer par Derrida, Deleuze, Foucault, Lyotard. Et donc, dans la liesse ambiante d’un gang de restauration, se déclament les truismes d’un bouillon qui dure 28 minutes. Prévaut ainsi l’idée sournoise d’une vaccination qui se fait jour contre les virus de la Raison dont les vecteurs seraient français. Éradiquer la souche de contamination nommée French Theory avec autant de philosophes français auxquels, évidemment, Monsieur Blanquer ne rend pas hommage. Il ne pourra, du reste, pénétrer l’ARN de transfert de cette philosophie en se référant vaguement à Hegel dont il n’a saisi qu’un slogan. Voici donc comment notre ministre non-élu du peuple traite l’Education Nationale et oriente la Recherche. A partir de son groupuscule minoritaire, excluant, subversif, il dénonce le repli vers l’identité, vers l’identité des sans-papiers, l’identité des migrants, l’identité des islamogauchistes et autres malheureux Peaux-rouges…

Mais tout le monde a en mémoire le ton fondamental de la philosophie française. Et ce n’est pas le repli identitaire qui fait son affaire. La pensée 68, c’est surtout la différence. Pour mémoire, la thèse de Deleuze se nomme Différence et répétition, celle de Derrida s’inscrit sous le titre de L’écriture et la différence quand Lyotard interroge Le différend et que Foucault se penche sur la logique des exclusions, des sorcières ou des boucs émissaires. Il y a là une singulière plaisanterie de la part d’un ministre de l’enseignement et de la recherche que d’ignorer ne serait-ce que les titres de noblesse d’une pensée traduite dans le monde entier et dont il ne perçoit que sa propre incompréhension ou sa propre incapacité.

La France aurait produit, nous dit Blanquer, la diffusion trop invasive d’œuvres à mettre à l’index ou au pilon. Une métaphore vaccinale particulièrement meurtrière sera adoptée par Blanquer sous une violence métaphysique dont Derrida a tant dénoncé les ravages. Par contraste, nous n’aurons pas la désobligeance de rechercher dans la bibliographie de monsieur Blanquer le moindre titre qui puisse s’afficher pour entrer dans une réelle lecture de ses œuvres. Si ce n’est celle, vaccinale, adressée à des virus qu’il faut éradiquer. Sans doute sa formule la plus glorieuse. L’inexistence de la recherche de Monsieur Blanquer, l’étroitesse des thèses et des créations qui lui sont dues frôlent le vide, le défaut de toute idée dont seule restera sans doute en mémoire la destruction progressive du Baccalauréat.

Celui qui prône l’effacement, la cancel culture au nom d’un groupuscule extrémiste, c’est bien monsieur Blanquer, dans une entreprise de nettoyage dont il est le parrain, sans contrepartie, sans aucun intellectuel présent à ce colloque pour exposer les thèses de Derrida, si ce n’est Monsieur Tagguieff dont l’idée miraculeuse le conduit à identifier le pensée de Derrida, Juif et pied-noir, avec celle de Heidegger. Heidegger qui, depuis quelques années déjà, est dénoncé pour son nazisme et dont on rêve l’éviction de tout programme d’enseignement. Je ne voudrais pas trop insister mais rappeler aux lecteurs certains concepts. Heidegger s’en prend au fondement. Il veut ébranler les fondations dans une entreprise de déblaiement qui fasse trembler le sol. Tous les concepts de Derrida au contraire visent une surface, le revêtement, la bordure du cadre, la légèreté du manteau, manteau et démantèlement étant très proches dans la métaphorisation de leur sens, un peu sans doute dans l’esprit de Pascal, de ses poches nombreuses, de ses papiers, voire du manteau troué de Spinoza ou encore des feuilles volantes de Montaigne qu’on emporte en voyage…

Rien à voir en tout cas avec la lourdeur de Heidegger qu’il est bien l’un des seuls à lire dans la langue et avec un soin critique qu’on ne connaît à personne d’autre pour lui opposer une architecture légère, Nietzschéenne, celle de la trace, de l’empreinte, du supplément, de la parure, du fichu, la volatilité de la cendre, irrécupérable, un certain nombre de restes, de ratures qui s’inscrivent dans l’événement, l’éphémère… On pourrait continuer longuement à citer les concepts opératoires de Derrida, il n’y est jamais question de sol, de fondement, ni de destruction, sachant que dans le grand respect des auteurs qu’il lit, la déconstruction, justement, apparaît comme la déconstruction des angles, des coins où rôdent quelques destructeurs, des gangsters ou des « voyous » (un titre de Derrida) qui s’insinuent dans l’histoire de la métaphysique pour ventriloquer son sens et chercher des victimes émissaires.