Maël Guesdon : La poésie n’est pas une hygiène mentale (Mon plan)

Maël Guesdon © Jean-Philippe Cazier

Si les discours ambiants vous cassent les oreilles, vous pouvez toujours faire un pas de côté et vous installer un instant dans cet écart pour voir ce qui pousse. Avec Mon plan, Maël Guesdon sonde un espace de ce genre.

On troque une logosphère pour une autre, plus dépouillée, plus insituable, plus drôle aussi, un peu inquiète quand même. C’est la langue du « plan », qui traite lieux, sujets, souvenirs, sensations, phrases comme autant d’expériences de pensée dans une suite de tableaux en prose. « Ne laisse passer aucune pensée incognito », conseillait jadis Walter Benjamin aux écrivains. Mon plan semble en suivre l’adage à la lettre, qui fait de la poésie comme on se demande de quoi on a rêvé la nuit dernière. S’il n’y a pas de métalangage, cette absence même ouvre sur la poursuite indéfinie des scènes qui composent ce plan où quelque chose comme du sujet se constitue et se fait la malle.

Il est des textes qu’on ne peut restituer sans évoquer la manière dont on s’en saisit, à la première personne, le type d’expérience de lecture à laquelle ils nous obligent. La logique décomposée de Voire, le livre précédent de l’auteur, avait quelque chose de radical. Un soir alcoolisé, j’avais fini par en scanner le code barre dans Yuka, puis entrepris de « renseigner le produit » qui se révélait inconnu de l’application alimentaire. Non qu’il y ait à boire et à manger – c’est l’inverse d’une poésie culinaire –, mais Voire avait produit en moi l’envie irrépressible de le brancher sur quelque chose. Par son aspect télégraphique, syncopé, il place immanquablement le lecteur au bord de, façon poésie-précipice. Devant les bribes d’un discours lunaire et détourné, comme émis depuis une station lointaine par un ermite qui aurait perdu l’usage des phrases pour n’en maintenir, mais résolument, que des lambeaux assemblés erratiquement, il faut en effet y mettre quelque chose (du sien ?). Quand l’écriture se déclot à ce point, l’autonomie du texte se construit à même la lecture, non en comblant les trous, mais en bêchant soi-même dans ce qu’il reste de langage.

Cet effet d’appel d’air opère également dans Mon plan, d’une tout autre manière : non plus dans le brouillement de la syntaxe, mais dans le jeu perturbé des embrayeurs, où les référents de l’objet (le plan) et du sujet (je, tu, vous) échangent insensiblement leur place, comme la mouche et l’araignée sur la surface de la toile : cartographie mouvante. Mon plan évoque bien un plan. Pas tout à fait un espace de projection, plutôt un volume abstrait, une présence, là peut-être depuis toujours – un vis-à-vis invisible qui a la curieuse manie de faire pousser des phrases, sans prévenir, les unes derrière les autres, quelque part, à l’intérieur ou à l’extérieur d’un locuteur atopique. Le plan est d’abord ce machin (cette machine). Et simultanément un truc, au sens illusionniste : la prestidigitation même du langage jaillissant sans cause apparente et débordant vers les perceptions – corps, espaces, images.

Le truc est ordinaire pourtant, trébuchant comme n’importe qui dans le quotidien, et dénué de tout maniérisme ; sans profondeur, sans doute même sans intelligence. On pense à Henri Michaux – « Dans mes propriétés, tout est plat, rien ne bouge » –, à ceci près que le plan existe comme une non propriété, ne relève pas de l’intérieur, fut-il lointain, mais des raccordements qui le retournent comme un doigt de gant vers des objets, des êtres, des scènes (animaux, rails, meubles, tisane, cave, etc.). Le livre procède alors comme un portrait, ni auto, ni hétéro, pas même chinois, un portrait par agencements, qui confond tendanciellement le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation. Lire Maël Guesdon revient à ausculter les contours de ce truc phraséologique, les images qui surgissent entre les mots comme les mauvaises herbes dans l’espace des paragraphes. Et ce qui frappe alors, c’est la vitesse de dérive du flux mental qui, suivant le principe d’inertie, trace assidûment sa route tant qu’il ne rencontre aucun obstacle – plan est aussi un adjectif–, dans l’humeur assez beckettienne du routinier égaré que rien n’étonne.

Car le livre ne s’arrête pas devant le constat d’existence du plan, il entend bien en documenter les vicissitudes, en fixer les souvenirs bizarres, les scènes subjectives, les images improbables et la logique dédoublée d’écriture : l’herbier du fuyant. Comme les deux corps du langage – celui qui écrit et celui qui est écrit : on traverse l’inadéquation toujours reconduite du langage à soi, la disjonction entre parler et s’entendre parler.

Poser que dire est toujours une chose qui nous arrive, un peu par derrière, quand bien même elle est recouverte par l’illusion d’un vouloir dire, c’est penser la parole comme un lapsus perpétuel dont on peut observer le truc indéfiniment – son déroulé, ses rubans, ses chicanes. Au jeu des synonymies, disons alors que le plan est une version déréglée de la muse : un écho à l’envers, comme si la réverbération était toujours première sur la source. Ça parle. En avant ou en arrière de soi, ou les deux. Ça parle précisément parce que ça débloque de cette manière. Si bien que Mon plan scrute moins l’inventivité que l’errance imprévisible du plan, éparpillé, pulvérisé dans son propre mouvement, l’écriture ne surgissant que dans la poursuite un peu burlesque de ses brisements.

Telle est la matière du livre : courir après un truc dont on n’est que l’ombre. Si le langage est le grand robinet, il est aussi bien le grand siphon. « Et depuis qu’il a compris qu’à chaque fois qu’il déconne suffisamment, on lui demande de recopier, au futur et sous une forme négative, la connerie commise, mon plan choisit très scrupuleusement ses façons de déconner afin de recopier des conneries qu’il juge suffisamment intéressantes pour être recopiées. » Il faut beaucoup de discipline à Maël Guesdon pour décrire cette mécanique instable. Le paradoxe du livre, c’est d’évoquer dans une écriture très maîtrisée tous les croche-pieds que son plan lui réserve.

On en tirera une morale provisoire : au lieu de vouloir faire de la poésie une expérience purifiante, un exercice spirituel qui ne dit pas son nom, cherchons plutôt à montrer comment fonctionnent nos plans, c’est-à-dire comment ils nous détraquent.

Maël Guesdon, Mon plan, éditions José Corti, décembre 2021, 96 p., 16 €