Jeanne Duval II : Année Baudelaire au féminin

Yslaire, Mademoiselle Baudelaire (détail) © Dupuis, Aire Libre

En décembre 2020, nous avions exploré un certain nombre de fictions centrées sur la maîtresse de Baudelaire, Jeanne Duval. Depuis cette date, d’autres fictions ont été publiées dont la qualité incite à poursuivre le rêve de mieux connaître « la Vénus noire ». Notons tout d’abord le film de Régine Abadia, projeté ce 14 octobre 2021 au Musée d’Orsay, La femme sans nom. Histoire de Jeanne & Baudelaire, « Jeanne, femme noire dont on ne connaît pas le véritable nom, fut la compagne et la muse de Baudelaire, poète blanc immensément connu. Ce film réhabilite celle qui a inspiré quelques-uns des plus beaux poèmes de langue française ». La biographie romancée de Raphaël Confiant et le roman graphique d’Yslaire viennent compléter le portrait en mouvement de Jeanne Duval.

Mademoiselle Baudelaire…

Yslaire, dans sa somptueuse narration graphique donne la parole à Jeanne, inventant une lettre de la maîtresse adressée à la mère, ces deux femmes qui ont occupé durablement la vie du poète. Dans un entretien sur France Culture, Yslaire précise combien il a dû faire de recherches pour dessiner la jeune femme car « Jeanne est l’invisible d’une époque, on n’a pas seulement effacé son nom, mais aussi son visage ». De plus, il voulait sortir Jeanne de « la légende noire » de « la Vénus noire », construite par la mère de Baudelaire, Madame Aupick, et corroborée par l’époque : « Elle n’existe qu’à travers le racisme et la misogynie des contemporains ». S’attaquer au sujet l’année même du bicentenaire de la naissance de Baudelaire, c’était mettre en lumière les zones d’ombre, ne pas répéter ce qu’on peut lire partout. Du point de vue d’Yslaire, cette relation était avant tout sexuelle et la dessiner, c’était exposer la sexualité de Baudelaire. Pour Yslaire, la relation tumultueuse du couple induit le caractère bien trempé de Jeanne. Tout est « sourcé » précise-t-il, en dehors de la fiction qui  donne sa structure au récit et oriente l’ensemble, la lettre que Jeanne envoie à Madame Aupick.

Yslaire, Mademoiselle Baudelaire © Dupuis, Aire Libre

Yslaire suggère que Jeanne a participé à la création baudelairienne. Jeanne l’écrit à Madame Aupick : « J’imagine votre réaction choquée de cette confidence, madame ! Dans les cercles littéraires, il est déjà rare d’entendre un de ces grands esprits citer Gorge Sand sans pincer des lèvres, et bien que Charles ait toujours défendu le talent de Marceline Desbordes-Valmore, pas un de ces messieurs n’aurait osé prétendre qu’une femme, illettrée comme moi, débarquant des colonies, eusse pu influencer sa création ».

Dès le titre, Mademoiselle Baudelaire, la protagoniste choisie est là, souveraine. Une femme danse, entourée d’animaux fantastiques, gargouilles, goules… un chat aussi ; en bas, un petit bonhomme, Baudelaire. La différence de taille entre les amants est une caractéristique qui a intéressé le dessinateur : Jeanne mesurait 1m80 alors que Baudelaire ne faisait qu’1m58. Jeanne est représentée comme une créature aux pouvoirs surhumains, perchée en haut des tours de Notre Dame : elle n’est pas sans faire penser à l’Esméralda de Victor Hugo. Baudelaire est monté sur les tours et s’élance dans le vide.

Yslaire, Mademoiselle Baudelaire © Dupuis, Aire Libre

Un couple sur un lit. Une nuit torride dont les vignettes précédentes ont montré les fantasmes et dont plusieurs vignettes – surtout quand le dessinateur offre le sexe de Jeanne – font penser à L’origine du monde de Courbet (1866), des années plus tard. Quelques vers de « La Chevelure ». La femme parle à l’homme en l’appelant « Monsieur ». Un décor : la psyché de Baudelaire, La mort de Sadarnapale de Delacroix (1927). Les sept premières pages posent le vécu du couple. On entre ensuite dans un récit chronologique dont les dates choisies sont des jalons. Yslaire choisit des événements pour interpréter la vie du couple : les dessins, fascinants, insistent souvent sur la sexualité du couple, Baudelaire a besoin de Jeanne « pour enrichir ses rimes de la senteur du vécu ». Aux images des premières pages répondent les dernières pages, avant l’épilogue, qui reviennent sur les derniers jours de Baudelaire : dans son délire, Jeanne lui apparaît comme goule ou vampire, le faisant, en quelque sorte, passer de vie à trépas. Un couple se dévore, s’anéantit avec comme seul « bénéfice », l’écriture des poèmes, ce qui n’est pas rien. Cette déchéance est aussi rendue par la destruction physique de Baudelaire mais aussi celle de Jeanne qui a perdu toute séduction et marche avec des béquilles.

Les disputes du couple sont également amplifiées (ou fidèles à la réalité ?) par le dessin : et comme Jeanne est la narratrice, elle reconnaît elle-même son déchaînement. Il y a aussi des parallélismes audacieux comme les deux vignettes qui juxtaposent le Christ en croix et Jeanne, nue couverte de bijoux, dansant, Baudelaire l’observant : « Pour tous, je vous l’ai dit, j’étais devenue ce sphinx incompris, planant dans l’azur, comme un regret d’Afrique ignorée… Monsieur Charles prenait plaisir à réinventer nos vies, nos ivresses et nos chagrins, en métaphores sulfureuses et éternelles, dont ils peinaient à m’identifier comme la secrétaire ».

Yslaire, Mademoiselle Baudelaire © Dupuis, Aire Libre

Pour les contemporains, présents dans des vignettes — Mürger, l’auteur des Scènes de la vie de Bohème, Musset, Nadar, bien entendu —, la liaison de Baudelaire avec Jeanne est contre-nature. On aperçoit aussi Théodore de Banville, Ernest Prarond, Gérard de Nerval et son homard en laisse, Théophile Gautier. En contrepoint de tous ces messieurs, Jeanne caresse son chat, assise, tête basse, sur un fauteuil. Ce sont aussi les peintres : Delacroix et La mort de Sadarnapale qui en dit long sur luxure et sacrifice, violence, pouvoir et désir : « En vérité, disait Monsieur, la volupté gît dans la conscience de faire le mal ». Delacroix toujours et l’esquisse de Femmes d’Alger. Le portrait de Jeanne Duval par Manet. La visite à l’atelier de Courbet une première fois et ensuite le refus de Baudelaire que Jeanne figure derrière lui dans L’Atelier du peintre. Mais, avec le temps, « les pigments chimiquement décolorent et les repentirs s’évanouissent »… c’est l’épilogue que choisit Yslaire lorsqu’en 1905 la silhouette derrière Baudelaire réapparaît. Ce phénomène a fait rêver tous les écrivains qui ont voulu raconter la vie de ce couple improbable. La mère de Baudelaire est rendue dans tout son conventionnalisme, son attachement aveugle à son fils, sa haine de la « Vénus noire » : « et voilà maintenant qu’elle me réclame son héritage ». En réalité, Jeanne ne réclame que son dû : les lettres qu’elle a adressées à Baudelaire et que Mme Aupick s’empresse de brûler.

On ne peut tout dire de cette remarquable création. Certaines planches sont inoubliables comme celles de la Révolution de 1848 avec un Baudelaire momentanément engagé, comme celle du suicide de Nerval… Ce livre rend toute sa force à Jeanne Duval sans l’idéaliser ni en faire une icône de vertu mais en lui donnant force, détermination et lucidité.

La Muse ténébreuse de Charles Baudelaire

Le roman de Raphaël Confiant travaille assez différemment la « matière Jeanne Duval ». Cette dernière expression peut surprendre mais, dans la mesure où l’on ne connaît que peu de choses la concernant, « Jeanne Duval » est un espace d’enquête et d’imagination. Comme il l’a fait pour Adèle et la pacotilleuse (2005) et Madame Saint-Clair, reine de Harlem (2015), Raphaël Confiant veut rendre à Jeanne sa force et son combat, montrer qu’elle est une femme libre qui a avancé tête haute malgré l’infériorisation dont elle était l’objet à chaque moment de sa vie dans la France de l’époque.

Peut-être n’est-ce que ma lecture, mais j’ai senti une parenté entre les trois biographies romancées, le projet de rendre à ces femmes antillaises leur apport et leur originalité. Dans le premier, on trouve des allusions à Jeanne Duval quand Céline est à Paris. Ce n’est pas tant Adèle Hugo, un peu dérangée, qui intéresse le romancier mais celle qui la sauve de la déchéance quand elle arrive sur l’île de Barbade, Céline Alvarez Báá. C’est une commerçante qui parcourt les îles pour vendre de la pacotille qui prend en pitié Adèle, la soigne, l’amène à Saint-Pierre en Martinique puis à Paris chez son père où elle découvre un autre monde et les « besoins » du grand poète…

Jeanne Duval occupait donc déjà l’esprit de Confiant puisque dans la dernière partie d’Adèle et la pacotilleuse, une pensée est prêtée à Hugo remarquant que Juliette Drouet et Jeanne Duval ont les mêmes initiales et si Jeanne est une femme des îles, comme Céline, cette dernière « n’a pas l’élégance et l’instruction de la Jeanne Duval de M. Baudelaire ». Une invention moins crédible survient quand Céline est sur le bateau de retour vers les Antilles : elle se souvient qu’Hugo la bombardait de questions, pour compléter ce que lui avait déjà dit sur les îles « Jeanne Duval, l’égérie de son ami Baudelaire », en faisant allusion à Bug-Jargal. La dernière mention de Jeanne survient quand Céline constate qu’elle suscite chez Dumas un intérêt suspect : « lui aussi n’avait peut-être jamais eu affaire à une authentique Négresse, Jeanne Duval dont il lui arrivait de vanter l’élégance, était devenue très vite une parfaite Parisienne ».

Le roman de 2021 explore plus systématiquement la figure de Jeanne : femme des îles ou Parisienne ? L’incertitude, sur son origine et sur le profil social qu’elle a acquis, court tout au long du livre. Ce profil conquis de Parisienne, elle y tient et en a une conscience vive d’autant que ceux qui l’entourent ne le lui reconnaissent pas car elle est tout à fait classée dans les subalternes de l’ailleurs dominé. Rappelons que l’esclavage ne sera aboli qu’en 1848 et que l’île dont Jeanne serait originaire est regardée avec suspicion depuis son indépendance.

Évidemment, comme d’autres avant lui, Confiant ne peut résister au nom de la rue où loge Jeanne à un moment de sa relation avec le poète, « Rue de la femme-sans-tête ». Et il insiste sur son origine car, en véritable « brocanteuse d’identités », comme l’a écrit un critique, Jeanne ne dévoile jamais d’où elle vient. Et lorsqu’elle semble passer à des confidences, elle défait rapidement ce qu’elle a affirmé. Dès la seconde page du livre l’auteur prête à Nadar (qui fut son amant avant Baudelaire) des interrogations à ce sujet : « Le bougre a dû avoir été fasciné par sa croupe chevaline ou alors les crêpelures de ses cheveux. C’est qu’elle est, dans l’opinion des uns et des autres, tantôt une Négresse tantôt une Mulâtresse tantôt une Mauresque, parfois une Gitane, en particulier pour ces bandes d’artistes, poètes et autres crève-la-faim qui hantent le quartier. Le peintre Manet la croit même venue tout droit des îles du Pacifique. Tahitienne ou Canaque, allez savoir ! »

Baudelaire tente lui aussi de faire avouer à Jeanne d’où elle vient, sans succès : « Je ne lui ai jamais avoué d’où je venais. Ni non plus parlé des miens. Il me sait donc Jeanne Lemer, Jeanne Lemaire, Jeanne Prosper ou Jeanne Duval, préférant ce dernier patronyme lorsqu’il m’a présenté à ses amis poètes et peintres. Pour ma part, tout cela m’indiffère. Dans mon île, les Nègres n’avaient pas de noms, seulement des prénoms. Le plus souvent des surnoms d’ailleurs. Ou plutôt les noms d’Afrique-Guinée se sont perdus définitivement dans l’affreuse traversée à fond de cale de la mer des Ténèbres, puis sur la plantation de canne à sucre au temps du fouet et du carcan ».

Lors de sa première rencontre avec Baudelaire, elle s’est présentée comme Jeanne Lemer, venant d’Haïti. Baudelaire la remarque car elle lui rappelle Dorothée, rencontrée à l’île Bourbon. « Quand Jeanne s’endort, non point tout contre moi mais sur moi, tel un vampire outrageusement chevelu, qu’elle se met à ronfler d’assez déplaisante manière, que notre chambre est imprégnée d’odeurs de foutre et de rhum, de chanvre aussi (…) je songe à ma Dorothée. Mon Indienne de l’île Bourbon à la peau si brillante qu’on pouvait presque s’y mirer ».

Confiant, par  toutes sortes de récits et de faits, privilégie une Jeanne originaire d’Haïti, où elle a perdu sa mère avant d’être « adoptée » et d’arriver à Paris où elle a su devenir une « Parisienne », comme elle l’affirme dans un monologue intérieur : « certes à l’épiderme plus sombre et aux cheveux plus frisés que les authentiques, au point de connaître mieux certains quartiers que des imbus d’eux-mêmes tels que Dumas fils ou Gautier ». Elle n’a d’ailleurs que mépris pour Dumas fils qui « a tourné le dos à sa race ».

C’est Jeanne qui raconte la chute et la mort de Baudelaire et toutes les entorses qu’il a imprimées à la vérité pour nier sa fascination pour les femmes des îles et donc pour elle, Jeanne. Le roman s’achève sur un dernier et long soliloque de Jeanne, une femme d’une lucidité extrême sur son jeu identitaire et sa mise en scène de sa propre vie : « Y aura-t-il une place pour moi, l’impudique, l’impure, l’imprévisible, l’impatiente, l’impétueuse, l’imprudente, l’impavide, l’immorale, de l’autre côté de la vie éternelle ? (…)
J’entends alors mon Charles qui s’emporte :
Taisez-vous, ignorante ! âme toujours ravie !
Bouche au rire enfantin ! Plus encor que la vie,
La Mort nous tient souvent par des liens subtils ».

Comme Yslaire, Raphaël Confiant a-t-il voulu aller « au-delà de la légende sulfureuse » de Jeanne et de ce couple ?  L’un et l’autre, par des voies très différentes, campent ce couple improbable dans la France d’alors et accréditent les rôles de scribe et d’inspiratrice de Jeanne Duval auprès d’un être tourmenté à contre-courant de son temps dans sa vie comme dans sa  poésie.

Raphaël Confiant, La muse ténébreuse de Charles Baudelaire, Mercure de France, septembre 2021, 272 p., 20 €
Yslaire, Mademoiselle Baudelaire, Dupuis, Aire Libre, avril 2021, 151 p., 26 €