Emmanuel Lascoux : « Homère n’est rien que cela : la haute-tension de la Muse »

Emmanuel Lascoux est allé à la rencontre de la Muse homérique afin de nous offrir une nouvelle prodigieuse traduction de L’Odyssée. Il a choisi de restituer le souffle d’une oralité vive et expressive, sonore et multi-vocale. Diacritk s’est entretenu avec lui afin de découvrir les secrets d’une langue qui trouve son phrasé entre la parole et la musique.

Ta nouvelle traduction de L’Odyssée est sortie chez P.O.L en avril dernier. Tu es helléniste, enseignant de langues anciennes en classe préparatoire, tes recherches portent notamment sur l’intonation homérique et tu es également musicien et pianiste. Ma première question porte sur ta décision de traduire ce texte qui est l’une des premières sources de notre littérature. D’autres grands traducteurs s’y sont confrontés, Philippe Jaccottet n’étant pas des moindres… J’ai envie de revenir encore plus en arrière et de reprendre ce que George Sand écrivait dans ses cahiers à propos de la traduction de Leconte de Lisle qui avait su « rendre fidèlement la simplicité grandiose de ces formes antiques sans en déranger la beauté » Peux-tu nous dire quelle est ton point de départ et commenter cette appréciation de Sand ?

Sand a peut-être raison, sinon pour Leconte de Lisle, du moins pour l’éternel dilemme du traducteur : comment traduire sans « déranger la beauté » ? C’est ce dérangement que, dans ma pratique d’helléniste, de récitant d’Homère, et de musicien, j’ai toujours bien-sûr voulu éviter. Ce qui explique mon abstention de près de quarante ans. Quand on part à la recherche du « son » des Grecs, comme je l’ai fait depuis tout ce temps, on évite encore davantage le procès en trahison qu’implique toute traduction. Mais le cheminement épique n’est jamais linéaire : et j’ai moi-même été pris dans une de ses vertigineuses boucles.

En croyant m’enfoncer toujours plus avant dans la perception et l’interprétation (au sens musical du jeu personnel de la partition) des moindres effets sonores-signifiants homériques (mètre, rythme, jeu mélodique des accents, tempi, saturations d’échos à toute échelle des poèmes etc.), je me suis retrouvé, d’abord en 2016-2018, à traduire moi-même, pour simplement accompagner la voix grecque, dans les deux CD enregistrés avec Daniel Mesguich aux Éditions des Femmes-Antoinette Fouque (respectivement, L’Iliade des Femmes, coup de cœur de l’Académie Charles Cros en 2017, et l’Odyssée des Femmes). Et c’est bien la voix riche de Daniel Mesguich qui m’a inspiré en français, pour ces portraits homériques de femmes et de déesses. Puis, grâce aux encouragements, de Daniel lui-même, de Pierre Judet de la Combe, de ma productrice d’alors Francesca Isidori, et enfin, la conviction salvatrice de Frédéric Boyer, je me suis lancé dans l’Odyssée complète.

Dans ton prélude, la partie qui prend le titre « histoire d’un cri », tu écris : « Je n’ai jamais voulu traduire Homère. Trop de musique dans le grec » Pourrais-tu préciser ton paradoxe ?  

Je crois avoir amorcé ce point dans ma précédente réponse. Mais je te dois des précisions : la recherche internationale sur la prosodie du grec ancien a considérablement avancé, surtout à partir du livre majeur et très méconnu en France d’Andrew Devine et Laurence Stephens, linguistes de Stanford University, The Prosody of Greek Speech, paru à Oxford en 1994. Pour la première fois, on est en présence d’une enquête qui croise toutes les disciplines traditionnelles et contemporaines (phonétique, phonologie comparée, musicologie comparée, philologie bien-sûr, stylistique, etc.). J’ai eu la chance, en tant qu’helléniste, de rencontrer Stephen Daitz, pionnier de la diction du grec ancien, dans les années 1980, de travailler avec Philippe Brunet, et sa troupe, d’approcher la philologie ouverte et décloisonnée de Pierre Judet de la Combe, dans la lignée de Jean Bollack, et celle de Martin Steinrück et d’Alessandra Lukinovitch, très sensibles tous deux aux questions d’intonation et de forme circulaire chez les anciens. Par ailleurs, pianiste bien avant d’être helléniste, je cherche, seul ou comme accompagnateur, à écouter au moins autant qu’à jouer, pour atteindre, dans cette union paradoxale du plus grand respect du texte, et de la plus grande liberté de jeu, le « phrasé » mozartien, schubertien, schumannien, etc., qui n’existe pas en soi, mais qu’il faut toujours faire et refaire. Faire la musique, faire le grec, c’est pour moi presque la même chose. Dans ce « presque », je sais bien qu’il y a l’abîme qui sépare le « non-sens » des notes, de la « signification » des mots, mais la poésie, à commencer par Homère, se charge depuis les Grecs au moins, de tendre les cordes qui permettent de l’enjamber. Refaire aussi : passée l’ivresse des premiers tâtonnements vocaux, l’illusion nécessaire du próotos heurétees, dit-on en grec pour le « premier découvreur », il faut prendre sa vraie place d’ultimus inventor, comme on traduit en latin, paradoxe d’être toujours le « dernier à trouver », donc à retrouver, ce que d’autres ont perdu. Oui, c’est bien une réfection que l’interprétation sonore, et c’est par là qu’elle rejoint la traduction, qui refait elle-aussi le texte, ou, comme au grand casino humain, joue pour se refaire, au danger, nécessaire lui aussi, de tout perdre… 

Marguerite Duras, « La traduction », Le Monde extérieur, 1987 © Simona Crippa

En matière de musicalité, serais-tu d’accord avec Marguerite Duras qui écrivait pour les Assises de la traduction d’Arles en 1987 : « Tout le monde sait bien que la traduction n’est pas dans l’exactitude littérale d’un texte, mais peut-être faudrait-il aller plus loin : et dire qu’elle est davantage dans une approche d’ordre musical, rigoureusement personnelle et même, s’il le faut, aberrante. C’est très difficile à dire, c’est un peu ce que je voulais faire, essayer de le dire : les erreurs musicales sont les plus graves » ?

Mille merci de cette citation. Comment mieux le dire que celle qui par tous les moyens a réinventé la voix française où s’entendent, après Beckett, les nouveaux silences, donc « toutes les voix mortes » aussi ? « Aberrant », c’est Ulysse et ses dérives infinies. Mais dans la conscience du préfixe : le traducteur, comme Ulysse, doit « ab-errer », à partir d’une chute (de Troie, des Anciens, du révolu), mais pour retrouver son ab-erration première, avant cette chute, à partir d’un chez-soi que, comme Ulysse, personne ne veut jamais quitter. Et combien dit-elle juste aussi dans la revendication d’une approche « rigoureusement personnelle » : même et surtout chez Homère, qui semble interdire, au moins depuis Giambattista Vico, et les Romantiques Allemands ensuite, toute subjectivation, puisque l’épopée serait la poésie « des peuples eux-mêmes » et non de tel « auteur ». Et l’on sait combien les années soixante, dont j’hérite forcément et librement quand même, ont déconstruit un tel « sujet parlant ». Geste salvateur pour un nouveau regard sur le texte en lui-même, donnant d’ailleurs après coup aux homérisants raison d’avoir investigué l’oralité formulaire, et dépassé la vieille guerre entre « analystes et « unitariens », ou partisans et adversaires d’un Homère « auteur » de poèmes « entiers », et patchwork anonyme-collectif de múuthoi stratifiés. Mais au danger de la structure, du figement formel, même plus récemment doublé de cette esthétique souvent décevante de la « réception » ! C’est encore, pour moi, Deleuze qui a le mieux raison, selon lequel les formes n’existent qu’en se déformant, et même abattue la statue du sujet, il suffit d’en inspecter les morceaux pour voir qu’en tant que « multiplicité », ils font partie « désintégrante », oserais-je, du problème. Donc si traduire c’est dire je, le plus musicalement du monde, traduire Homère, et particulièrement l’Odyssée, aujourd’hui, c’est s’autoriser tous les harmoniques de ce je, diffracté autant de fois qu’on veut, mais bien réel… si bien chanté. 

Dans Poétique du traduire Henri Meschonnic affirme que « La littérature est la réalisation maximale de l’oralité. », ta traduction d’Homère semble parfaitement épouser cet élément crucial de toute poésie. Comment tu t’y es pris pour faire entendre aux oreilles contemporaines ce grec parlé, chanté ?

D’abord j’aimerais relier, puisque tu cites Meschonnic, père, pour le lectorat français, d’un nouveau criticisme du rythme, le débat sur le « rythme » grec, donc contemporain aussi bien (on aimerait revenir à l’orthographe désuète « rhythme », plus soufflée, plus imitative) à celui sur l’oralité. Si j’ai tant travaillé sur l’accent, la prosodie du grec ancien, c’est précisément pour sortir des oppositions frontales, en poétique plus qu’en musique, entre rythme et mélodie, ou entre langues à accent d’intensité et langues dites « à accent musical », opposition que l’on retrouve dans le micro-débat (très lourd en revanche de conséquences heuristiques) sur l’étymologie du mot grec rhuthmós, rattaché traditionnellement au flux (de rhéoo « couler ») plutôt qu’à la structure (car les Grecs parlaient aussi bien du « rythme » d’une architecture, d’un caractère humain, etc). De même qu’en poésie, le rythme ne se borne pas au simple « mètre », schéma de structure inanimé, objet de la métrique, science numérale dominante dans les études antiques de la forme, mais a besoin des « accents » lexicaux, puis du phrasé des groupes de mots, de la dynamique des intensités, enfin de toutes les ressources physiques et psychiques propres à la vocalisation signifiante humaine, de même m’a-t-il semblé, aujourd’hui surtout, trop limité de s’en tenir à retraduire le texte homérique, la langue homérique, le vers homérique, la phrase homérique, sans intervenir vocalement suffisamment pour tirer ce « texte » qui n’en était pas un hors de la « littérature » qui n’était pas encore, vers ce qu’on appelle aujourd’hui « l’orature ». D’où mon appel aux outils francophones disponibles, de l’onomatopée, simple bruit de bouche stylisé « crac ! zou ! vlan ! chtoc ! », aux virgules sonores du parler « hein ? pas vrai ? tu parles, etc. », ou aux régionalismes, par exemple « pardi ». N’oublions pas que le grec d’Homère est trans-dialectal, combinaison « artificielle » de parler grec de presque toutes les régions du monde grec archaïque puis classique.

Mais cela ne me suffisait pas. Car ce qui frappe l’homérisant, même débutant (or voilà un pléonasme à sauver : tout homérisant débute, en recommençant le parcours occidental de musique et littérature), c’est la charge sanguine d’émotion mobilisée devant le moindre détail, le moindre geste, fût-il répété inlassablement. J’ai donc fait entrer l’oreille et l’œil du lecteur-spectateur dans la fiction, moyennant l’arsenal remanié des prises à parti du public par le conteur : « Oh ! regardez ! Attention ! Jouez plutôt ! Vous avez entendu ? » etc., sorte de guide-chant, mais aussi tentative (réussie ? on jugera…) pour « rendre » la catégorie linguistique généralement non traduite, des particules grecques, dont la langue homérique est déjà si riche, qui sont plutôt ce que le musicien appelle les « nuances » de la partition, écrites, ou non, sans lesquelles elle n’est pas jouable.

Dans la partie « alors » de ton prélude, tu précises avoir voulu donner libre cours à la « syntaxe débridée du dialogue ». Encore une question de rythme ?

Anacoluthes, ou ruptures de construction, prolepses ou anticipation du sujet de la subordonnée comme complément d’objet de la principale, sont autant de marqueurs d’oralité, en français, faudrait-il préciser, car le grec homérique, mais littéraire ensuite, les admet, les encourage même. Voici un exemple qui peut donner idée de mes efforts en ce sens. Au chant quatorze de l’Odyssée, Ulysse hébergé par son porcher Eumée, lui sert un beau mensonge en guise d’autobiographie, pour éviter de se révéler trop tôt à lui. Il aurait cédé à son goût de l’aventure, pour monter une expédition désastreuse en Égypte :

Mais les voilà qui dépassent les bornes, qui cèdent à leurs caprices,
et qui ont vite fait, tiens, les belles propriétés des Égyptiens,
de te les ravager, et leurs femmes, de les emmener, et leurs petits-enfants,
avec les hommes, de te les massacrer ! Ça n’a pas traîné : voilà le bruit couru en ville.

                                                                                                           14, 262-265

Si je traduis « littéralement » le grec :
« Et eux, ayant cédé à leur excès, ayant suivi leur emportement,
Aussitôt se mirent à ravager de fond en comble les champs magnifiques des Égyptiens
et emmenèrent leurs femmes et leurs petits-enfants,
et ils tuèrent les hommes eux-mêmes ; et vite le cri alla vers la ville. »

Bien sûr, aucun traducteur ne se contente d’un tel mot à mot. Si c’en est bien un… Car la violence exercée ainsi sans y paraître sur la langue, sur le vers, est très grande : aucun effort d’éclairage des mots en fonction de leur place dans l’ordre libre du vers grec (quand on sait la contrainte de l’ordre des mots dans une langue écrite sans déclinaison comme le français), aucun rendu du « chatoiement » sémantique du même mot selon sa place (il est clair que la conjonction et  n’a jamais réellement la même valeur dans ses diverse occurrences ici) ; enfin, équivalence toujours problématique des temps verbaux du grec et du « français de version grecque » : on sait que le temps ponctuel du passé, nommé aoriste en grec, ne correspond pas vraiment à notre passé simple, ni parfois à notre imparfait, ni à notre passé composé. Tout dépend. J’ai donc choisi, par « fidélité » autant que geste interprétatif, une cascade de prolepses, pour créer une série galopante, trottant sur ses deux jambes : « les belles propriétés des Égyptiens / de te les ravager ; les femmes / de te les emmener » etc. Outre la virgule élocutoire « tiens », je choisis la tournure familière avec datif éthique « te les emmener », comme renfort d’attention. Et, transgression majeure je l’avoue, je mets toute l’épopée au présent, moins de narration que d’oralisation, j’use (certains pourront dire justement « j’abuse ») des tournures présentatives (« voici, voilà, c’est…que »). Sans compter l’appel aux gallicismes « dépasser les bornes, bruit couru en ville ».

Peux-tu nous parler de la traduction des célèbres « épithètes homériques » dont la complexité a souvent été soulignée comme un défi ?

Bien sûr : c’est la pierre de touche de toute traduction d’Homère. D’où vient la complexité des épithètes, avant celle de leur traduction ? D’abord du fait qu’elles sont le constituant premier, sans doute le plus ancien, des fameuses « formules nom + épithète » étudiées systématiquement pour la première fois dans les années vingt par Milmann Parry. Donc, la question de l’épithète est d’emblée celle de toute l’épopée : quel est son rapport à tel dit, dans tel vers de tel passage ? Si l’épithète est la fiche d’identité du héros ou du dieu, dont Proust s’est si gentiment moqué en mettant en scène le Bloch de la Recherche, alors que faire de cette identité immuable dans le flux des situations et des remaniements du stock formulaire ? Comment Ulysse serait-il « aux mille ruses » au moment où il perd pied, où il se trompe, où il ne sait plus où il est, ni qui est en face de lui ? Laisser la formule « telle quelle », est-ce vraiment respecter le « texte » ? Autre difficulté intrinsèque à l’épithète : elle est riche, sinon de plusieurs interprétations sans relation, du moins, en grec, de sens multiples, car constituée souvent d’un mot composé, donc qui fait jouer ses deux parties. Exemple : Ulysse est enfin à sa dernière étape, chez les Phéaciens, et passe sa première nuit depuis longtemps au chaud, dans un vrai lit :

Regardez-le : il dort là, oui, déjà, malgré l’amas de ses souffrances, notre Ulysse divin,
dans ce lit ajouré, sous le portique aux grands échos.

                                                                                                                       7, 344-5

Ulysse est ici, comme souvent, « divin » (ou « lumineux », selon les nouvelles lectures) et surtout « aux nombreuses souffrances » (ou « très endurant »). Je choisis de dire la tension entre douleur et repos, plutôt que la livrer au lecteur, presque en asyndète.

Ce qu’on pourrait appeler la « surmotivation » est souvent ma préférence. Autre exemple : au chant vingt-et-un, Antinoos annonce un sacrifice à Apollon « glorieux archer », ou « célèbre par son arc », pour camoufler le fiasco des Prétendants (y compris lui-même) dans l’épreuve du tir à l’arc. C’est l’occasion pour moi d’une surenchère, propre à l’impertinence autoritaire d’Antinoos :

Demain, d’accord : dès l’aube, donnez l’ordre à Mélanthios, notre chevrier,
d’amener les chèvres, les plus belles des troupeaux, pardi,
que nous en offrions les cuissots à Apollon — l’Archer, c’est lui, non ? –
comme ça, nous pourrons retâter de l’arc et en finir avec l’épreuve.

                                                                                                                      21, 268

Et, toujours pour tenter de rendre la poikilíaa grecque, ou esthétique de la bigarrure, je m’amuse à varier inlassablement certaines formules : « par les méandres de ses ruses, toujours aussi concentré sur sa ruse, ce trésor d’intelligence et de ruse. »

Enfin, certains vers entièrement formulaires, donc combinant épithètes, noms, verbes et syntaxe pour former un bloc, résonnent immédiatement « épiques » à nos oreilles. Il fallait les transformer intégralement, en redistribuant souvent les fonctions grammaticales, pour faire « voir » autrement. Au classique « Dès que, fille du matin, parut l’Aurore aux doigts de roses », je réponds « Voici l’Aurore, fille de la nuit : on aperçoit les roses de ses doigts ».

Je voudrais aussi interroger Homère « père de la tragédie » tel qu’Aristote et Platon nous le présentent mais juste sur un point de L’Odyssée : « crainte et pitié » ont-t-elles une manifestation orale précise ?

D’abord, Homère, et les Grecs le savaient, est « père de la comédie » aussi bien, puisqu’il précède l’invention du théâtre, et la distinction de ses deux genres (auxquels il faut toujours ajouter le troisième, le drame satyrique). Les Romantiques n’ont rien inventé dans ce mot d’ordre, et l’on sait qu’ils voulaient réactiver le « drame » qui se joue non seulement à l’intérieur même de la tragédie (souvent « comique ») et, auparavant, chez Homère. Alors l’Odyssée propose-t-elle un mode d’incarnation spécial des deux ressorts de la catharsis tragique selon Aristote ? Par rapport à l’Iliade par exemple ? Apparemment, terreur et pitié conviendraient mieux au premier des deux poèmes, considéré même aujourd’hui par certains spécialistes comme forcément composé après l’Odyssée, vu sa linéarité tragique, ses unités, sa tension sans retour ni espoir. Comme je l’ai déjà remarqué, en tant que matrice des émotions grecques, l’œuvre homérique travaille constamment le choc pathique, dans tous les sens, émerveillement, force séductrice, colère, jouissance, rire, donc terreur aussi bien, qu’il faut rendre la plus vive possible, mais qui n’a pas en grec de traitement différentiel par rapport aux autres sur le clavier émotionnel. Un des sommets de l’horror latine (poils qui se dressent sur les bras) se trouve bien dans l’Odyssée, dans cette scène pré-dionysiaque, donc hyper-théâtralisée, d’omophagie, ou dévoration toute crue des corps pantelants des compagnons que Polyphème vient de briser sur le sol. Là, il fallait perturber au maximum syntaxe et élocution, quitte à crier les revirements intérieurs opérés par l’horreur, mais qui restent silencieux dans le grec (sauf à écouter les jeux phoniques nombreux qui leur donnent vie) :

Il t’en attrape deux : ah ! les pauvres chiots, vlan ! sur la terre
il te les cogne, oh ! leurs cervelles, qui coulent sur le sol, et qui trempent la terre !
Non ! il ne va quand même pas les démembrer, les manger pour son dîner !
Oh, mais si ! il engloutit, comme un lion sur sa montagne

                                                                                              9, 289-292

Bien entendu, ici comme tant de fois ailleurs, terreur ne va pas sans pitié.

William Marx écrit dans La Haine de la littérature que le « savoir d’Homère comme celui de Démodocos vient d’ailleurs : ils font entendre une voix qui n’est pas la leur. Ils sont inspirés, sinon possédés. » Peux-tu nous dire à qui appartient la voix homérique et comment se manifeste-t-elle ? Quel est le rapport qu’Homère entretient avec les Muses ?

Si je pouvais le dire, je serais Homère… Car Homère n’est rien que cela : la haute-tension de la Muse (car si parfois les Muses apparaissent, c’est à une seule, non nommée, que les prologues de l’Iliade et l’Odyssée font appel). Mais ne nous défilons pas : on sait que l’épopée est, pour nous (pas « en soi », dirait Aristote) la première voix. Et l’intérêt de la question homérique, c’est que finalement, elle permet d’éluder la recherche en identité, en filiation, en appartenance. C’est précisément parce qu’Homère, ni plus ni moins qu’Ulysse, est « Personne » (au sens autant latin de persona, porte-voix), que sa voix n’appartient à « personne ». Mais Personne avec la majuscule, comme dans le piège verbal inventé par Ulysse pour Polyphème. Un nom propre qui n’est pas propre, voilà ce qu’il faut arriver à entendre et penser grec. L’aède, qu’il soit la voix « narrative » initiale, ou les deux personnages d’aèdes mis en scène, Phèmios à Ithaque, Dèmodocos chez les Phéaciens de Schérie, ou encore Ulysse lui-même chez Alcinoos, le chanteur-compositeur-interprète est le porte-voix de la Muse. Il est donc sacré, quoi qu’il ait fait (ainsi Télémaque fait-il épargner Phémios par son père lors du massacre des Prétendants, car il était « en service commandé »). Sa voix n’est pas tout à fait celle de la Muse, car nous n’entendons jamais cette dernière, aussi étrange que cela semble, dans des poèmes où l’on nous fait entendre à tout bout de « chant » les voix divines… J’aime à penser que sa voix « ventriloque » celle de la Muse. Là encore, il faut se débarrasser du sujet classique, et préférer la polyphonie tout faulknérienne de la voix moderne, pour entendre ce dédoublement multiple des voix dans la voix « unique » de l’aède. L’Iliade est plus nette que l’Odyssée sur la question : « vous les muses, vous avez une voix d’airain, vous savez tout. Nous, nous ne savons que la rumeur etc. ». Et n’oublions pas que l’Odyssée « ventriloque » en permanence l’Iliade. La voix est donc un canal, abyssal, ou toutes les voix se répercutent, quitte à distordre, fractionner, amplifier, mélodiser le signal. C’est la paradoxale faiblesse vocale comparative de l’aède, donc d’Homère, par rapport à la Muse-source, qui fait sa force. Homère doit amplifier, avec toutes les déformations induites, le signal, pour que les oreilles humaines puissent l’entendre. D’où la surdité du Cyclope, qui n’entend précisément pas la déformation sciemment pratiquée sur le pronom négatif « personne » pour en faire l’énonciation incarnée « Persone ».

Selon Maurice Blanchot le traducteur est un « homme nostalgique » parce qu’il « ressent dans sa propre langue, à titre de manque, tout ce que l’écrit original lui promet d’affirmations possibles » As-tu pu ressentir ce sentiment ?

Ce qui est pratique avec les Anciens, c’est qu’ils donnent un nom, une terre, une langue, une culture, donc une réalité (fût-elle fantasmée en permanence) à ce manque dont parle Blanchot, qui est peut-être moins celui du traducteur que du « présent », du Dasein. Et l’Odyssée est l’œuvre-vive de cette nostalgie verbale, qui fait de toute langue une défection des autres langues. Mais peut-être n’est-ce pas en traduisant, mais avant de traduire, que ce manque fait-il le plus mal. Car dès lors qu’on construit le radeau, avec les moyens du bord, et les bois flottés, les ficelles de notre français, et qu’on se lance sur les flots, plus de temps pour les regrets, la jouissance amère des lacunes. On est à la manœuvre, ça secoue très fort, on y perd presque tout, oui, mais que ça fait du bien ! Le naufrage est bien le terrain d’élection de la ruse. Merci encore à Ulysse.

Et ma dernière question. Philippe Lacoue-Labarthe définit les traductions d’Hölderlin comme « une réélaboration fondamentale de la pensée du langage ». Faut-il aller aussi loin pour que le traducteur touche la vérité de la langue ? Autrement dit, pour reprendre Antoine Berman commentant Walter Benjamin, est-ce que la « tâche de la pensée est devenue une tâche de traduction » ?

Il est vrai que ces propos pionniers sont passés dans le paysage littéraire courant. Plus de romancier, de poète, de dramaturge même, qui ne s’avance traducteur. Œuvre d’autrui, œuvre de soi, où est le masque ? Pas de vrai dire sans faire entendre sa langue comme une langue étrangère. Ou, plus fidèlement peut-être avec Joë Bousquet, pas de poème qui ne soit « traduit du silence ». Pour qualifier jadis mon vieux refus de traduire, en même temps que mon désir de transmettre vocalement le grec, j’avais bricolé un tradire : traverser le son d’une langue disparue pour en porter l’écho, commencer par là le travail postérieur du sens. Et finalement, dans mes choix de traduction, je pense n’être pas sorti de cet élan de tradiction.

Autre déplacement possible, que j’esquisse dans mon Prélude : oui, dire Homère, c’est s’approcher de la manière dont pense la langue de l’épopée, ou plutôt dont elle penche, car les monts et les vallées mélo-rythmiques de l’hexamètre épique sont vraiment plutôt le fil conducteur, la ligne de vie, ou la traine avec laquelle j’essaie de pêcher, dans la mer grecque, les mots français.

Homère, L’Odyssée, nouvelle traduction du grec ancien par Emmanuel Lascoux, éditions P.O.L, avril 2021, 496 p., 23 € 90 — Lire un extrait