Arno Bertina : Racine et Shakespeare ou « ce que doit la littérature » (Ceux qui trop supportent)

Le dernier livre d’Arno Bertina, dédié à « ceux qui ne renoncent pas », est écrit « en mémoire de Yann Augras, GM&S / et pour Hugues Bachelot aussi ». La dédicace concentre un ethos de résistance et de mémoire, il est « livre de deuil » comme « livre de combat ». Ceux qui trop supportent n’est pas le simple enregistrement des années de lutte des salariés de La Souterraine. Arno Bertina est ici compagnon de lutte et « observateur enthousiaste » plus que témoin, il raconte plus qu’il ne chronique, il fait du combat des GM&S pour « sauver l’usine de La Souterraine » un conflit au sens le plus fort du terme : « on est chez Racine, quand la noblesse des décisions est la condition de la tragédie ; et dans Shakespeare, quand les gagnants sont des minables, des bandits, des criminels ».

Il y avait sans doute une forme d’évidence pour Arno Bertina à chroniquer les grèves et actions de ces hommes et ces femmes refusant que soit démantelé un site industriel qui pour eux n’était pas un simple lieu de travail mais bien un espace proprement habité, pour certains depuis des décennies et pour d’autres encore une forme de filiation, quand les parents y ont œuvré avant leurs enfants. Une forme d’évidence quand on vient de publier Des châteaux qui brûlent et que, selon l’expression consacrée, le réel vient concurrencer la fiction (ce qui ne fait jamais, à soi seul, une œuvre). Dans Des châteaux qui brûlent, comme l’écrivait Jean-Philippe Cazier, « l’occupation par les employés d’une usine d’abattage et de conditionnement de volailles », un conflit social exposant « la perception comme à la loupe d’un monde qui est en lui-même conflictuel : le monde actuel du néolibéralisme qui implique l’antagonisme entre les intérêts, le rapport de force, la relation sociale comme guerre, avec ses vainqueurs, ses victimes, ses morts ».

En septembre 2017, comme le raconte Arno Bertina dans les premières pages de Ceux qui supportent, Des châteaux qui brûlent vient de paraître et Hugues Bachelot propose à l’écrivain de rencontrer les salariés de GM&S Industry, alors que 150 suppressions de postes sont annoncées par le repreneur. L’évidence est là : Bertina avait imaginé « l’occupation d’un abattoir par des salariés furieux à l’idée de perdre leur travail », la fiction était déjà pleinement ancrée, bien sûr, dans le réel. Mais cette évidence n’est qu’une surface, un leurre. D’abord parce que Ceux qui supportent n’est pas une œuvre de commande (ou même un écrit suggéré), pas plus qu’elle ne serait le versant documentaire des Châteaux qui brûlent, alors réduit au pendant fictionnel du diptyque. Ceux qui supportent est bien plutôt le centre radiant d’une œuvre qui, depuis ses débuts, interroge des aventures, des corps, ce que des trajectoires humaines, qu’elles soient individuelles ou collectives, disent du collectif. Le travail d’Arno Bertina est depuis longtemps sur la ligne de crête du réel et de la fiction ou plus précisément au cœur du réel mis en récit, que l’on pense à Numéro d’écrou 362573, à L’Âge de la dernière passe, à Faire la vie ou aux collectifs, Une année en France ou Boulevard de Yougoslavie, pour ne citer que quelques exemples. Enfin, Ceux qui supportent est loin d’être une évidence parce que la situation de l’écrivain y est complexe : est-il un interlocuteur, qui retranscrit des entretiens et raconte des actions (grèves, occupations, manifestations), est-il un témoin, est-il lui-même engagé dans ce combat ? Cette situation n’a rien de simple et elle est d’abord énoncée dans une forme de restriction : « Je ne pourrais faire qu’une chose : raconter ce qui leur arrive, la violence qui leur est faite ». Va pour cette situation, contrainte et limitée mais respectueuse d’un combat extérieur à soi. 13 septembre 2017, « la première série d’entretiens peut commencer ». Ce retrait sera, bien sûr, impossible.

En effet La Souterraine n’est pas un lieu si extérieur à soi. Arno Bertina le raconte dans les pages liminaires, commentant une forme de génie du lieu et du toponyme, à lui seul un destin en une approche quasi concentrique : La Souterraine fut longtemps pour lui une « simple étape » sur le chemin de réunions familiales, elle est désormais « un objectif, ou une destination ». L’écrivain s’y rend, s’y installe, y revient, il interroge les salariés de l’usine, enregistre ce qu’ils racontent de leurs trajectoires, de leurs années de travail puis de combat. La Souterraine est la « deuxième ville de Creuse », elle compte cinq mille habitants et, comme souvent dans ces villes moyennes, il y a une entreprise qui donne du travail, depuis des générations. Ici cette entreprise est à elle seule un roman des noms, chaque changement indique un rachat, donc une crise : La Socomec, créée en 1962, rachetée par SER en 1993, puis Aries, puis Wagon Automobile qui revend en 2006 ; l’entreprise se nomme alors Sonas « (la bonne chance, en irlandais) », elle est cédée au groupe Halberg qui devient Altia ; en 2013, le site est racheté par Transatlantic Industries… Le rythme onomastique est trop serré, on en manque, c’est à peine croyable — et n’oublions pas que chaque rachat, selon la politique libérale du « citron pressé », est assorti de licenciements. « Depuis 1989 le site a changé [Michel Martin compte sur un listing qu’il a téléchargé « parce qu’il y en a tellement », me dit-il, qu’il serait sûr d’en oublier] douze fois de noms : Socomec, Sepesa, Euramec, SER, Aries, Wagon, Sonas, Halberg, Altia, Transatlantic Industries, GM&S… GDM maintenant ». C’est la valse tragique des chiffres et des lettres, chaque nom est l’archive d’un plan social, « en 2009 tu passes de 360 à 314 salariés, pour, en 2014, en perdre encore 40, et 156 en 2017 ». Tout est désaxé, course à fond de train à la perte de repères.

Dans un texte polyphonique, travaillant la multiplicité des voix qui le traversent et le hantent, Arno Bertina rapporte, les diplômes et le travail contraint, sans lien avec eux, l’intérim, le travail de nuit, les sacrifices financiers pour décrocher un CDI, les formations de reconversion, les rythmes qui plombent toute vie personnelle, les problèmes de santé, la mort de Yann, d’autres encore ; mais aussi une fierté, une intelligence collective, le plaisir d’être ensemble ; mais encore l’impuissance face à la chute du secteur automobile, le passage au capitalisme financier éhonté, la com qui remplace toute vision d’entreprise. Les voix se succèdent et entrent en écho, déployant la fresque d’une chute, archivée en un lieu qui change de nom au gré de rachats qui sont autant d’opérations financières, sans aucun égard pour les hommes et les corps qui font vivre cette entreprise, ont imaginé des solutions, ont fait des sacrifices. À travers GM&S et « ceux qui trop supportent », c’est tout le capitalisme qui s’expose, sa valse d’étiquettes comme l’a montré Fredric Jameson cité en note, sa manière de conquérir et exploiter les lieux, les corps et le langage ; il vide, il presse jusqu’à ce qu’il ne reste rien, il laisse un champ dévasté. « Voilà ce que fait au langage, ce capitalisme-là : il le désactive ».

Alors comment dire, redonner sens aux mots et « que faire de cette colère dont je suis l’otage » ? Les GM&S vont inventer des luttes que raconte Bertina, elles sont souvent tragiquement drôles, elles ont la beauté du collectif, sa puissance comme sa fragilité, elles dézinguent les grands groupes automobiles français (Renault, Peugeot) et leurs méthodes absolument ignobles, au sens étymologique, elles mettent à nu le pouvoir politique. Le récit de la « réception » des représentants GM&S par Le Maire et Griveaux est anthologique (on rit, on est désespéré face à une telle insolence symbolique), Le Maire promet et trahit, Griveaux est « une bille », Macron brille par son absence, tirant les ficelles dans l’ombre. La seule préoccupation du gouvernement est d’étouffer la flamme, le seul mobile de ses actions est la peur du peuple. Les leviers pour faire taire et invisibiliser sont rodés : communication massive, contournement des blocus à coups de millions et d’hélicoptères, recours aux sous-traitants étrangers (qui ont déjà si efficacement contribué à la ruine de la boîte), milice privée sur les sites, et autres stratégies que détaille Arno Bertina.

Que peut donc la littérature face à cette marche du monde qui se repaît de ce qu’elle impose aux hommes, que « doit la littérature » ? Comme Sandra Lucbert avec Personne ne sort les fusils ou Le Ministère des comptes publics, comme Florence Aubenas dans Le Quai de Ouistreham, Arno Bertina considère la situation de l’écrivain dans toute sa complexité : il s’agit de rendre leur brutalité sans filtre à une « langue managériale créolisée par les tenants de l’ordre social » et à des pratiques qui marquent des destins humains, individuels comme collectifs. Les dieux du capital ont faim et soif, ils laminent, ils broient, et Bertina écrit des pages très dures, très justes sur leur « voracité incontrôlable », leur satiété impossible. Les actions des capitaines d’industrie sont protégées, voire financées, par l’État, et quand elles débordent des cadres, elles demeurent impunies.

Alors à quoi bon ce livre, puisque des articles ont été publiés, dès 1975, que Dan Israel a documenté les actions de GM&S sur Mediapart, que Lech Kowalski a consacré, en 2019, un documentaire (On va tout péter) à leur lutte ? « Je ne peux que m’interroger sur le sens de mon propre écrit… Un livre de plus qui ne changera rien aux équilibres du monde ? ». Le conflit entre (im)puissance et (in)action irradie depuis une note. La réponse est l’ensemble de ce livre, qui n’en est pas un de plus mais qui nous met de plain-pied et au cœur d’une lutte, qui la chronique, c’est-à-dire nous fait ressentir la marche inexorable du temps et la puissance tragique qui écrase tout sur son passage (un lieu, des hommes et des femmes, des archives, des histoires). Dans ce livre qui fait de GM&S la focale de nos présents.

Au cœur de Ceux qui trop supportent, Arno Bertina fait référence à l’enquête de Amy Goldstein sur la fermeture de General Motors, Janesville. Une histoire américaine (publiée en France aux éditions Christian Bourgois). La référence ne rapproche pas seulement les GM&S des GM ou la France de l’Amérique. Elle énonce ce qu’est ce livre d’Arno Bertina, la mise en œuvre de la puissance du récit sur le réel : les GM&S ont ici des noms, des parcours singuliers, des voix distinctes, ils ne sont pas, comme dans les médias ou les discours politiques, un groupe indistinct et anonyme « (les salariés de…, les manifestants du…, les grévistes de…) ». Chaque nom est une force qui va ; une omelette aux cèpes peut être un discours politique, les lecteurs de Ceux qui trop supportent savent (ou sauront) en quoi.

Le montage de ces voix et des séquences de luttes porte l’engagement politique, il ne sert pas seulement une dénonciation, il expose, il nous expose, auteur et lecteurs, à ce que nous ne percevons pas forcément, ou pas avec une telle force puisque le système s’emploie à rendre invisible et indétectable ce qu’il produit. Contre « la langue morte des médias, et celle des forces de l’ordre », il s’agit de transmettre la voix de celles et ceux qui ont vécu ces luttes et auquel d’abord parler convient mal — puisque le titre du livre d’Arno Bertina cite la première page de Parking de François Bon : « (…) Me voilà devant toi,
Parler convient mal à ceux qui trop supportent,
Mais il faut bien qu’enfin je me redresse (…).

Chez Arno Bertina, « Ceux qui trop supportent » sont des guides et des interlocuteurs, dans leurs récits et leurs luttes, ils disent le monde dans lequel nous vivons puisqu’« on ne saurait donc laisser la description du monde à ceux qui nous dirigent ». Hors d’une après-cérémonie imaginée par l’auteur, rien n’est ici fiction et tout est récit. Ceux qui trop supportent le prouve : la french narrative non fiction existe, enfin.

Arno Bertina, Ceux qui trop supportent. Le combat des ex-GM&S (2017-2021), Éditions Verticales, novembre 2021, 238 p., 19 € — Lire un extrait