« Jean campait dans son mirage » : Jean-Michel Devésa (Garonne in absentia)

« Jean campait dans son mirage » : cette phrase extraite Garonne in absentia, à la page 57, concentre un roman dans lequel un homme blessé s’obstine à essayer de comprendre ce qu’il lui arrive, pourquoi son couple s’est disloqué. Qui a lu les trois précédents récits de Jean-Michel Devésa, Bordeaux la mémoire des pierres, Une fille d’Alger et Scènes de la guerre sociale, ne sera pas étonné(e) d’entrer sans sommation dans ce nouveau roman mais avec des indices palpables de la plongée existentielle à laquelle le texte l’invite.

La couverture offre le fleuve en premier plan et dans un flou voulu, un château perdu entre arbres et verdure. Entrée…
« Une folie en Garonne
Mathilde une femme avec laquelle il a longtemps vécu en ce bord d’eau qu’ils avaient ensemble choisi pour poser leurs fardeaux et leurs rêves, cette femme auprès de laquelle il espérait vieillir et s’éteindre, il en attendait consolation, de sorte qu’il soit à même de s’acquitter de sa dette envers la nature et les ciels étoilés… » Telle est la longue phrase d’incipit que je ne cite pas entièrement. Au nom de Mathilde s’éveille en moi la voix de Jacques Brel :

« Ma mère, voici le temps venu
D’aller prier pour mon salut
Mathilde est revenue
[…]
Toi la servante, toi la Maria
Vaudrait peut-être mieux changer nos draps
Mathilde est revenue

Mes amis, ne me laissez pas
Ce soir je repars au combat
Maudite Mathilde, puisque te v’là

Mon cœur, mon cœur ne t’emballe pas
Fais comme si tu ne savais pas
Que la Mathilde est revenue (…) »

La Mathilde de Jean-Michel Devésa ne revient pas. Il repart, néanmoins au combat… Et ce qui rapproche la Mathilde de la chanson et la Mathilde de la fiction, c’est qu’elles ne parlent pas. C’est la parole de l’homme délaissé qui s’exprime longuement et dans ses méandres d’échec. Cette Mathilde-là est partie définitivement, le couple s’est séparé et Jean reste avec son mal de vivre et sa folie – aux deux sens du terme, architectural et existentiel – à tourner en rond dans l’incompréhension du ratage car « il n’a pas décodé ce qui grippait entre eux ». Jean gesticule et se lamente, boit et hurle sans que personne ne puisse le sortir du puits sans fond où il s’est enfermé, si ce n’est l’écriture.

Une fois encore Bordeaux et sa région sont l’écrin de vies. Ici, plus précisément la Garonne qui charrie les miasmes mais aussi les luminosités des souvenirs. Ne vit-on que de souvenirs ? Se débarrasse-t-on du lieu de l’enfance ? Sans le retour au passé, se dirige-t-on, à pas obligés, vers la fin ? A qui peut-il confier ce qui fait sa vie ? « Il aurait aimé lui confier que, depuis quelques années, il écrivait et publiait, des romans et des nouvelles ; il aurait été heureux de lui apprendre qu’il avait amorcé la rédaction d’un texte sur la folie d’un couple s’étripant dans un château de la région bordelaise, et que cette fiction serait nourrie, comme tous ses autres ouvrages, d’éléments vécus vus ou entendus ; il aurait été apaisé de l’informer qu’il a divorcé et qu’ils ont un fils de 27 ans, il est remarié avec une jeune femme sa compagne depuis quinze ans : il partira bientôt à la retraite, il ignore où il terminera ses jours en France, ailleurs dans le monde, il y songe beaucoup, il continuera d’écrire, avec des regrets exprimés et d’autres grimés mais bien vivants, pour lui en effet écrire c’est se ponctionner » (p. 107).

Et ailleurs, pour solde de tout compte : « La barque de l’amour avait-elle irrémédiablement pris eau ? De cette anonyme et de Mathilde quelle est l’antécédente, quelle est celle qui a inspiré l’autre ? L’avenir des sujets n’est broché que dans la langue, c’est pourquoi dans la spirale des textes toutes deux roulent en  méhari » (p. 23).

Le narrateur se dit non pas inadapté à ce monde où il vit mais « désadapté ». Portrait aussi d’un écrivain en universitaire… « hostile au jésuitisme d’une communauté se reproduisant par endogamie il a préféré paraître bizarre, ou à part, les recommandations que parfois on lui prodiguait afin qu’il songeât à être plus en adéquation avec ses pairs il ne pouvait pas les entendre, être conforme au sérail l’horrifiait et ce n’était pas de la comédie » (p. 110).

Jean – Jean-Michel ? – publie bientôt Scènes de la guerre sociale qui aurait pu/dû être titré Une jeunesse en rattrapage (p.110). Ailleurs, il définit le livre en train de s’écrire et que nous lisons, comme une autofiction et un essai. Il s’interroge sur sa composition : « De la phrase et du paragraphe chapitre livre, il recherche la bonne entame, celle qui lui permettra de placer dans sa langue tout ce qu’il a prévu, et aussi de faire advenir deux ou trois éléments auxquels il n’a pas pensé mais qui s’agenceront avec le reste » (p. 115).

Il est bien question d’une « langue » particulière, ce qui définit l’écriture même. Jean-Michel Devésa a un usage personnel et parfois déroutant de la ponctuation : il s’écarte des facilités de lecture qu’elle donne pour pousser le lecteur à retrouver à la fois le rythme de la création et son rythme personnel. Il aime à mêler un lexique très soutenu à un lexique plus cru ou plus populaire. De la même façon – je l’avais remarqué dans les deux récits précédents – il porte un soin particulier aux titres, des cinq chapitres. Ici : Une folie en Garonne –  Notre-Dame des fins des terres – Notre-Dame des abysses du temps – Notre-Dame de la réversibilité des causes – Le Passage des eaux.

Comme les titres, le texte est semé de références, que le lecteur ne partage pas toujours et l’énoncé allusif ne lui permet pas d’en saisir le lien avec l’histoire racontée — « Notre-Dame » qui me reste mystérieux. Mais finalement peu importe puisque le but est de faire se juxtaposer des expériences, des rencontres, des engagements. La citation furtive de Lolita et le commentaire qui l’accompagne laissent perplexe. La référence aux statues déboulonnées est très explicite et revient par deux fois. De nombreux faits divers et politiques sont effleurés, des noms d’écrivains sont essaimés au fil de la narration. Ne négligeant pas cette dernière, l’écrivain accroche l’attention du lecteur avec un récit second : l’histoire d’Anton et Teodora. Une autre  thématique apparaît et disparaît : celle de la filiation et de la transmission de père en fils, dans l’espoir qu’elles existent et dans l’affirmation de son escamotage. Si les deux romans précédents montraient qu’on est floué quelles que soient les circonstances historiques, celui-ci montre qu’on est également floué dans la vie intime et amoureuse.

« Sa Garonne serait sans retour » (p. 158)… Garonne in absentia se lit et se relit, pas à pas ou, peut-être, à haute voix. Dans son blog, en date du 6 août 2021, Jean-Michel Devésa écrit : « J’y campe un couple en proie à la malédiction du passé, là où la Garonne roule ses eux avec des allures de fleuve africain, devant un gigantesque tulipier de Virginie, comprenne qui pourra l’allusion ». Je ne comprends pas l’allusion mais apparaît sous mes yeux l’arbre aux feuilles d’or à l’automne.

Jean-Michel Devésa, Garonne in absentia, éditions Mollat, octobre 2021, 159 p., 18 €