« Un phénomène naturel qui nous dépasse » : Claire Fercak (Après la foudre)

Calire Fercak, Maison de la poésie © DR

C’est un livre étonnant que nous offre Claire Fercak : à la fois enquête, récit, réflexion intime et essai, tissé d’images, quiz et citations, Après la foudre tente de cerner le phénomène du coup de foudre, dans toutes ses acceptions. Qu’est-ce que le grand après de la foudre, comment a-t-il été saisi par les sciences, l’art ou la littérature, comment à son tour le dire, pour faire de ce « qui nous dépasse » une expérience immersive ?

Après la foudre est porté par un récit, celui d’Helena, fulgurée le 16 août 2015. Fulgurée, c’est-à-dire que, si Helena a été touchée par la foudre, elle a survécu. Claire Fercak le souligne, la langue française n’emploie foudroyé que pour ceux qui, touchés, en meurent. Les chiffres sont précis : en France, 2 millions d’éclairs annuels, 100 fulgurés, 10 à 20 foudroyés. D’autres listes de chiffres sont le matériau factuel d’un livre qui ne cesse de leur faire dire ce que leur brutalité immédiate masque. Ce sont ces rencontres du chiffre et du récit, ce croisement de la fréquence et du mystère, cette articulation de la puissance naturelle et de l’humain, de la décharge électrique et de médecine, de l’art, de la science que déploie l’autrice, dans un livre tout à fait singulier. Puisque tout détonne, son texte sera à la mesure de cet éclair. Le lecteur, depuis l’histoire d’Helena, voyage dans le pli de la fiction documentaire et de l’enquête, de l’essai et du récit, selon une poétique que concentre sans doute une citation de Walter Benjamin à la page 111 : « Une image est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant, en une fulguration, pour former une constellation neuve ».

Après la foudre est cette constellation depuis la fulguration, une constellation formelle comme narrative et réflexive, Claire Fercak se tient sur la ligne fragile entre Autrefois et Maintenant, image et texte, altérité et intimité, invitant ses lecteurs à entrer dans la danse, en répondant aux quiz, en écrivant à leur tour sur la foudre qui est une expérience. On ne peut se tenir à l’extérieur du phénomène, rester témoin détaché : de même que la décharge entre dans le corps du ou de la foudroyé.e, dans sa psyché, laisse des traces et archives somatiques comme psychiques de son passage, nous ne pouvons seulement lire, nous devons participer et écrire, ou imaginer ce que nous écririons, aurions vécu, verbaliser nos peurs et fantasmes de la foudre — et c’est cette immersion dans une expérience que Claire Fercak prolonge dans les performances publiques qui accompagnent la publication de son livre.

 

« L’accident de foudre » dure entre 1 et 10 millièmes de seconde, il est brutal et intense (10 à 100 millions de volts), il change à jamais celui ou celle qui a été frappé.e. Ce sont pour certain.e.s des troubles plus ou moins transitoires et/ou retardés (neurologiques, cardiaques, cutanés, digestifs, oculaires etc.), pour d’autres des crises cardiaques. Plus fascinant encore, la foudre déplace des particules, laisse des ions métalliques dans le corps, elle l’investit et le marque. Pour Helena, touchée le 16 août 2015, ce seront des acouphènes et céphalées, une brûlure en forme de fougère, « admirable tatouage naturel », comparable à la figure de Lichtenberg.

S’il existe désormais une médecine de la foudre, la kéraunopathologie (de keraunos, foudre), Claire Fercak pose les jalons d’une kéraunographie. Elle écrit depuis la foudre comme Stendhal écrivit depuis la cristallisation amoureuse, soit un phénomène naturel devenant matériau, image et écriture, vertige sans mot ou raison ressaisi par une écriture elle-même d’abord déroutée. L’état limite, vécu par quelques-un.e.s, nous fascinant tou.te.s, aimante ici écriture et réflexions, digressions ou commentaires de celles et ceux qui ont tenté de le représenter. Le coup de foudre (au sens propre comme figuré) est en effet de ces événements qui, survenus, marquent un avant et un après.

© DK

 

Et on conçoit la fascination que peut exercer la fulguration sur une autrice qui a travaillé sur le moi opaque à lui-même, sur les éclats de vie dans Rideau de verre, les expériences de mort imminente dans Histoires naturelles de l’oubli ou l’aventure intérieure de la maladie et du deuil dans Ce qui est nommé reste en vie. Après la foudre est une nouvelle pièce dans la mosaïque de l’œuvre, une autre manière de nommer ce qui nous échappe, de cerner ce que Rilke, cité en exergue d’Histoires naturelles de l’oubli nomme le destin : « ce qu’on nomme destin, c’est cela : être en face, rien d’autre que cela, et à jamais en face ». Faire face serait alors la poétique même de l’œuvre de Claire Fercak, affronter, nommer pour rester dans l’histoire, considérer l’écriture comme ce « face à face » qui jamais ne surplombe ou ne reste extérieur mais plonge au plus profond d’une expérience commune pour en révéler la part absolue d’intime.

Claire Fercak, Après la foudre, éditions Arthaud, septembre 2021, 172 p., 19 € — Feuilleter le livre