Rouge

© Olivier Steiner

C’est un de ces lieux de la nuit et du sexe quand ils se veulent illimités, c’est un bar qu’on pourrait dire un peu sordide ou glauque, dans le Marais ou ailleurs, Tel Aviv, Toulouse, à peu près partout, Paris. On peut dire bordel, on peut dire backroom, j’ai envie de dire le bar rouge, rouge. C’est un de ces lieux où l’on finit, la journée, la vie. On vient là comme un échoue, du verbe échouer, pour en finir, pour rencontrer ou retrouver quelqu’un, un corps et des corps, des morceaux de corps sans visages. On vient se vider, aussi bien. C’est vulgaire, et ça ne l’est pas. Il y a des pig, des cochons, des pigboy, et des solitudes. C’est sacré. Ce sont des frères qui se cherchent. Des tellement frères ensemble.

Au sous-sol c’est noir, ça sent la vieille urine et le sperme frais, quelques effluves de poppers et de sueur, de plombe. Dur est le désir des garçons entre eux, dur et rouge est ce désir, cette avidité. Dures sont leurs queues et endurcis leurs cœurs. Il n’y a pas grand monde ce soir, la ville est comme une jeune veuve. « Jesus to a child » en fond sonore dans la tête, les boucles sonores de la jeunesse perdue, des vieux errent dans le couloir près des cabines et de l’urinoir. Des 70 ans, ventre bedonnant, chairs flasques, peaux qui tombent, et moi, moins vieux mais vieux quand même dans le regard des jeunes, moi daddy sexy pour certains, périmé ou invisible pour d’autres, j’erre aussi, je traîne dans la pénombre, comme on est vieux si jeune dans le monde des garçons entre eux ! Mais c’est la vie, ce sera la vie, reste plus qu’à la supporter, et faire avec sera le grand des défis. Supporter le moment présent, le manque, la durée. Je suis aspiré dans un coin, je disparais. Je reviens, je remonte au bar, je viens de faire mon affaire, il était sexy, fougueux, vorace, nul en même temps, ce n’est pas lui que je voulais, c’est l’autre, je suis celui qui veut toujours un autre. Dur est le désir des garçons entre eux qui rend leur vie impossible. Dur est leur idéal de pureté, dures leurs chutes perchées en débauche et multiples corps, partenaires. Le nombre. Attiré par le nombre car dans la masse, si ça se trouve, il est là, Dieu, le toujours absent, le perpétuel désiré, sempiternel aimé, foutaise.

Vers les toilettes infâmes aux portes d’aluminium brossé, un vieil homme titube. Sans doute sous 3, ou G, ou rien, seulement plié par la vie, le temps. Je lui demande si ça va. Il me regarde avec un air interloqué et me dit avec un accent slave : ça parle ici ? Une personne humaine ? Je réponds que oui, ça parle aussi, une voix humaine, c’est possible, et ça regarde aussi droit dans les yeux. Le vieil homme me fait penser à Lou Reed, même tête brulée à la fin de sa vie. Il est de Vienne, Autriche, il vit à Paris depuis quinze ans environ, il a 72 ans. Il dit qu’on ne lui parle jamais, d’habitude, je dis qu’il exagère, il répond que non, malheureusement. Je lui dis que je parle alors pour tous ceux qui ne parlent pas. Je me sens too much. Je lui demande son prénom, il répond Alexander. Moi c’est Olivier. Il est très marqué, la main de la mort, celle qui fait fuir, est comme posée sur son corps, son visage. Profondes rides, crevasses, peau craquelée, livide. Ventre, cuisses fondues. Il porte un Marcel et un jockstrap, fesses plates à l’air. Nice to meet you, Olivier, you are sexy and kind. Je réponds que non, que je suis juste le seul à être là. Il répond, ok, sourit. Il pose sa main sur ma bosse, can I touch ? J’hésite, puis malgré le dégoût, je me laisse entrainer dans un coin, je m’offre. En pâture. Au début je ne sais pas bien pourquoi je fais ça, je n’ai pas de désir pour lui, mais je l’imagine à 22 ans, je lui aurais peut-être alors sauté dessus, or c’est le même, c’est toujours lui, 22 ans avec des années en plus. Pourquoi avoir peur de ces années, de la disparition du collagène ? Ne pas avoir avoir peur des années, apprendre à les désirer, désirer l’absence de pulpe. Maintenant je lui dis de toucher ce qu’il veut, autant qu’il voudra. Il touche, cherche, palpe, fouille, se met à genoux, travaille. Je ferme les yeux, je me dégoûte un peu, je m’aperçois que mes yeux sont mouillés. L’absence de désir, ça fait presque mal. Mais je continue. Pourquoi je fais ça ? Et qu’on ne vienne pas encore me dire que je suis impudique, je ne fais que dénoncer, porter plainte, et il faut le faire sur la place publique. C’est politique. Je dénonce la façon dont sont traités les garçons comme Alexander. Et j’ai peur de l’Alexander en moi, qui va venir peut-être, si Dieu me prête vie jusque-là. J’aimerais alors trouver des garçons comme moi, qui disent bonjour au fond de la nuit, qui donnent leur queue aussi bien. Être Alexander un jour, ça me pend au nez. J’ai déjà pitié pour cet âge qui est mon devenir-avenir. J’ai peur de la solitude dans les bars aux sièges rouges. J’ai peur de l’histoire du plus jeune avec le plus vieux, peur de me retrouver un jour dans le bar rouge avec un corps de cadavre et portant un vieux jockstrap élimé. Le rouge est paraît-il la couleur de l’amour, du sang, de la passion, c’est la couleur par excellence, celle des flammes de l’enfer. Moi ce soir, le rouge est la couleur du gâchis, de la mort qui désire encore, qui refuse de se résigner, c’est le rouge tristesse, le rouge tendresse, le rouge sexe, rouge rouge.

© Olivier Steiner

Nous sortons, nous remontons à la surface, là où vivent les gens normaux. Alexander est un gentil garçon, un chouette vieux monsieur. Nous marchons dans Paris, bientôt je le quitterai, et je ne le reverrai jamais plus, mais j’aurais marché sur terre avec lui, un petit moment, d’éternité, dans la vie. Je ne suis pas un héros. Je ne suis qu’un garçon idéaliste, un peu paumé par moments, et qui aime se perdre, qui aime même la perdition. Oui, rouge ce soir est la couleur de la perdition.