Jean-Philippe Jaworski : « Je sors de la vraisemblance historique, mais pas forcément de la vraisemblance anthropologique » (Rois du Monde)

Jean-Philippe Jaworski, Même pas mort, Rois du Monde, détail couverture © éditions Folio

Après Matière de Léomance en 2020, Les Moutons Électriques publient en ce mois d’octobre un second omnibus des œuvres de Jean-Philippe Jaworski, Rois du Monde : un grand récit épique à la lisière de la fantasy et du roman historique, mais surtout une superbe machine romanesque d’une puissance impressionnante et emportée. Rois du monde prend pour sujet les Celtes, et plus particulièrement Bellovèse, sorti armé de la cuisse de Tite-Live, sorti remodelé du front de Jaworski qui en fait le héros de cette exploration fantastique, fantasmatique et fantaisyste de nos origines historiques, littéraires et mythiques. L’occasion de revenir avec lui sur son œuvre double, Rois du Monde comme le Vieux Royaume, et d’interroger les sentiers secrets qui mènent à la route aventureuse de ses contrées.

Origines

Quelle est l’origine de Rois du monde ? D’où vient le désir d’écrire sur les Celtes, et ce alors que le cycle du Vieux Royaume était déjà en cours ?

Rois du Monde est un projet dont l’origine remonte loin. Dans mon enfance, un ami m’avait entraîné dans un bois à la découverte d’un « camp romain » ; alors que j’avais cru que je ne discernerais rien à l’œil nu, j’avais été frappé de découvrir une double enceinte encore très reconnaissable à ses fossés et talus. En fait de camp romain, il s’agissait d’un oppidum celte du Ve siècle avant notre ère, correspondant à la période de Hallstatt, le premier âge du fer. Plus tard, alors que j’étais étudiant, j’y suis retourné en tant que bénévole pendant une campagne de fouilles. J’en ai conservé une grande curiosité pour la protohistoire celte – grosso modo, la Gaule avant la conquête romaine – et j’ai lu bon nombre d’ouvrages récents sur la question. C’est en relisant l’Histoire romaine de Tite-Live que j’ai eu l’attention accrochée par la mention des trois Gaulois les plus anciens cités par un écrivain antique – Ambigat, Bellovèse et Ségovèse auraient vécu à l’époque de Tarquin l’Ancien, soit à la fin du VIIe siècle et au début du VIe siècle avant notre ère. J’ai eu l’idée d’en faire un sujet de roman très tôt, avant même de me lancer dans la composition du cycle du Vieux Royaume, mais la tâche me semblait si complexe que je l’ai différée des années durant.

La division en branches pourrait presque faire oublier le fait que Rois du monde est une trilogie. Deux romans ont été publié à ce jour : le premier, Même Pas mort, puis le deuxième, Chasse Royale, divisé en quatre tomes aux Moutons Électriques. Est-ce aussi dire que le projet a pris plus d’ampleur au cours de son écriture ? On croirait presque retrouver là un risque propre aux créateurs de mondes secondaires comme J.R.R. Tolkien ou George R.R. Martin : l’inachèvement par faute d’expansion continue d’univers.

À l’origine, Rois du monde n’était dans mon esprit qu’un seul roman divisé en trois parties. Pour parler en toute franchise, j’ai longtemps douté de pouvoir rassembler assez de matière afin de composer un seul volume sur ce sujet, tant les sources sont lacunaires (et contradictoires) sur une époque aussi haute. Ironie du sort, j’ai fini par coucher des centaines et des centaines de pages sur le sujet… Le projet a donc pris une ampleur inattendue en cours de composition. (J’ai toutefois bon espoir de le mener à terme dans les années à venir, ne serait-ce que parce que j’ai terminé deux des trois branches.) Je vois deux raisons contradictoires à cette expansion de la matière. Premièrement, le cycle traite d’un monde lointain, et d’un monde héroïque de surcroît, non au sens moderne du terme, mais dans son acception archaïque. Comme le lecteur n’a pas les repères pour investir facilement cet univers, il faut évoquer ce qui serait traité de façon elliptique dans des romans portant sur une période plus familière. Par ailleurs, les sociétés héroïques (au sens homérique) sont des milieux où tout le monde se connaît, du moins au sein des élites : on ne peut y camper les protagonistes avec quelques personnages secondaires, cela dénaturerait le récit. Il faut donc restituer les personnages dans une société riche d’interactions, ce qui conduit à une prolifération des intrigues et du texte.

La deuxième explication à l’ampleur prise par le récit, c’est que l’univers traité n’est pas un monde secondaire mais le nôtre pendant une période protohistorique. En raison des lacunes sur le sujet, il m’a fallu beaucoup spéculer pour peindre un univers complet et historiquement crédible là où précisément l’histoire ne nous apprend rien, et où l’archéologie et la linguistique ne nous livrent que des bribes d’information. À mesure que j’avançais dans le récit, je me heurtais sans cesse à des angles morts, voire à des désaccords parfois vifs entre les spécialistes. Pour essayer d’offrir malgré tout un panorama vraisemblable au lecteur, il me fallait donc approfondir mes recherches, insérer des emprunts faits à des périodes plus récentes en bricolant avec la méthode comparatiste et insuffler de l’humain dans la fiction pour donner vie à cet échafaudage branlant. Ce fut un important facteur d’inflation fictionnelle.

Rois du monde est une extension-rêverie sur un passage de Tite Live qui mentionne Bellovèse, Ségovèse et Ambigat ; les épigraphes de vos romans montrent aussi qu’ils empruntent aux textes mythiques comme le Mabinogi. Vous nourrissez, de plus, vos romans par des textes historiques antiques qui sont, de fait, des textes de littératures (Tite-Live, Strabon, Plutarque…). Est-ce d’abord un désir intertextuel, ludique, qui vous pousse dans cette entreprise ; un désir d’extension d’une matière préexistante et obscure, propice au romanesque et à son alchimie ?

C’est tout cela à la fois. La dimension ludique est importante dans ma motivation : j’aime jouer avec l’intertextualité et j’aime jouer tout court mes romans. J’entends par là que la fiction en cours de composition représente pour moi ce qu’on appelle un « bac à sable » en jeu de rôle : un univers que les joueurs sont libres d’explorer selon leur caprice. Bien que j’aie une ligne dans l’établissement du texte, j’aime aussi me laisser surprendre par le voyage. Julien Gracq parlait des « fantômes des livres successifs que l’imagination de l’auteur projetait à chaque moment en avant de sa plume, et qui changeaient, avec le gauchissement inévitable que le travail d’écrire imprime à chaque chapitre, tout comme une route sinueuse projette devant le voyageur, au sein d’un paysage d’un caractère donné, une série de perspectives différentes, parfois très inattendues. » Je crois que ce qui me pousse le plus profondément à écrire, c’est le charme de cette « route sinueuse » et de ses « perspectives différentes, parfois très inattendues », où les emprunts à des textes plus anciens et les tropismes qui me gouvernent infléchissent à plaisir l’itinéraire créatif. Je dois le confesser : j’écris d’abord pour moi.

Matière celte

Pourquoi Bellovèse à défaut de Vercingétorix, ou d’un autre celte ? La Guerre des Gaules de César regorge par exemple de figures mystérieuses qui apparaissent et disparaissaient dans les forêts. D’où vient ce choix particulier ?

La Guerre des Gaules me semblait déjà trop colonisée, non seulement par les légions romaines, mais aussi par les nombreuses récupérations qui en ont été faites depuis le XVIe siècle. Les Gaules sont d’ailleurs une invention de César, qui mentionne en passant la Celtique et le fait que les habitants se nomment eux-mêmes Celtes, mais qui les traite ensuite dans tout le reste de son œuvre avec un prisme latin (et grec). Or pour ma part, ce sont les Celtes qui m’intéressaient, non les Gaulois et encore moins les Romains. Par ailleurs, je vous donne raison, le texte de César est émaillé de figures romanesques, non seulement chez les Gaulois (Commios l’Atrébate), mais aussi chez les Romains (Titus Labienus ; Quintus Tullius Cicero, le frère de l’autre Cicéron). Reste que choisir ce cadre terrible, c’est écraser le roman avec les représentations que tout un chacun se fait de Vercingétorix et de César ; c’est aussi inscrire la fiction dans l’histoire. Or mon ambition reste d’écrire de la fantasy, en me positionnant à la charnière entre l’histoire et ce qui la précède. L’avantage de Bellovèse provient de son statut semi-historique, probablement légendaire, oublié de surcroît. Il sort vraiment des ombres du passé, là où les acteurs de la Guerre des Gaules, à tort ou à raison, allument les flambeaux de l’histoire dans l’inconscient français.

Rois du monde, présenté comme une « fantasy historique » par les éditions Folio, est une « fantasy anthropologique » selon vos propres termes. Au-delà des nuances génériques, le lecteur quel qu’il soit ne peut sans doute s’empêcher de se demander ce qui est vraisemblable (pas nécessairement arrivé tel quel, puisque votre récit s’engouffre dans un blanc historiographique, mais probable) et ce qui est impossible et correspondant à une part proprement fantasmatique que permet la création romanesque. Outre les évidents passages qui traitent du surnaturel, pourriez-vous nous donner quelques exemples des moments où vous vous écartez de la plausibilité historique pour aller dans le pur fantasme littéraire ? Pour le dire autrement : quelle réalité historique au géant de bois, qui rappelle The Wicked Man; aux soldures, qui se tuent à la mort des héros ; aux duels bardiques ?

Ma source latine pose en soi un problème et provoque déjà un probable anachronisme. Tite-Live situe l’arrivée de Bellovèse en Italie au début du VIe siècle avant notre ère. C’est le seul auteur antique à évoquer une date aussi haute pour la création de ce que les Romains appelleront la Gaule Cisalpine. Les historiens et l’archéologie penchent plutôt pour une arrivée deux siècles plus tard. Au VIe siècle avant notre ère, la Celtique est encore au premier âge du fer, que les archéologues surnomment souvent « l’âge des princes » en raison des tombeaux et des palais monumentaux qui sont édifiés à cette époque. (Je m’inspire entre autres du palais du mont Lassois pour décrire ceux qui apparaissent dans mes livres.) Or cet âge des princes semble être une époque de prospérité et de paix. L’expansion celtique vers l’Italie (mais aussi vers la vallée du Danube, la Grèce, l’Espagne, jusqu’à la Turquie actuelle) apparaît deux cents ans plus tard, pendant le second âge du fer, au cours d’une période de troubles graves dont l’archéologie nous livre de multiples traces : incendies de palais et de forteresses, multiplication des dépôts d’armes dans les sépultures qui témoigne d’une évolution guerrière de la société. Le monde celte que je décris, qui bascule dans l’instabilité guerrière, correspond donc à la transition entre les deux âges du fer, ce qui est anachronique au VIe siècle avant notre ère. Cela étant, le roman reste très documenté : la toponymie et l’onomastique, fondées sur l’épigraphie gauloise, sont parfaitement celtiques. L’évocation du matériel, des armes, des vêtements, du bâti est renseignée aussi bien par les historiens antiques que par l’archéologie et, dans une certaine mesure, par cette archéologie expérimentale qu’est la reconstitution historique.

En ce qui concerne le folklore et les mœurs, les informations données par les historiens antiques et l’archéologie restent très fragmentaires ; je les ai complétées en faisant des emprunts dans la littérature celtique médiévale ou dans des usages celtes plus modernes, que j’ai ensuite archaïsés pour les intégrer à une société protohistorique. Il peut s’ensuivre des anachronismes. Prenons un exemple. Lorsqu’ils font de la poésie, mes bardes utilisent bien un mètre celtique puisqu’ils emploient la cynghanedd galloise ; mais la cynghanedd est une harmonie médiévale qui intègre la rime dans ses procédés, alors que la rime n’est apparue qu’à la fin de l’antiquité. Je l’ai conservée telle quelle pour deux raisons : par respect d’une esthétique celtique et parce que l’oreille française est plus sensible à la rime qu’à l’accent tonal. Toutefois, si j’avais voulu rester au plus près d’une poésie plausible de la haute antiquité, j’aurais dû me contenter d’une versification strictement rythmique et allitérative. Il s’agit donc plutôt d’entorses à une reconstitution rigoureuse, par condensation avec des éléments plus tardifs, que de fantaisie débridée. Pour le versant surnaturel, il va de soi que je sors de la vraisemblance historique, mais pas forcément de la vraisemblance anthropologique. J’ai puisé là aussi un certain nombre de motifs mythologiques dans la littérature médiévale pour tenter de reconstituer le sacré des âges du fer.

Pour en revenir aux trois exemples dont vous interrogez la plausibilité historique, ils m’ont été inspirés par des sources précises. César évoque les géants de bois dans le livre VI de la Guerre des Gaules, parlant du sacrifice au cours duquel on enflamme des « représentations d’une grandeur colossale dont les pièces faites d’osier tressé sont remplies d’hommes vivants ». C’est également dans le livre III de la Guerre des Gaules que César décrit la condition des soldures et la façon dont ils vouent leur existence à leur patron en échange du partage de son influence et de ses richesses. A propos du suicide des soldures après la mort de leur maître, le conquérant romain précise : « de mémoire d’homme on ne connaît personne qui ait refusé de mourir une fois que fut mort celui auquel il s’était voué d’amitié ». Quant au duel bardique, il s’agit d’une tradition toujours vivante dans la culture celtique (qui s’appelle « ymryson y beirdd » en gallois). 

Une des figures les plus fortes du livre me semble être Morigenos, le gutuater. Fort non seulement d’un point de vue de la lecture, car il est une figure de fascination, mais aussi au sein du récit par ses capacités magiques et le magnétisme dont il fait preuve sur les autres personnes. Il me semble que la fonction de gutuater est un point obscur de l’histoire celte. Comment avez-vous investi ce personnage, qui semble presque une incarnation du dieu-cerf Cernunnos ?

Dans le personnel de Rois du Monde, Morigenos est l’illustration de la méthode que j’évoquais à l’instant. Il s’agit en fait d’un archétype que j’ai emprunté à la matière de Bretagne et transplanté dans une antiquité lointaine. Ses deux noms, Morigenos et Suobnos, sont les versions gauloises des deux noms d’origine galloise d’un célèbre personnage du folklore et de la littérature du Moyen Âge. Quant à la fonction de gutuater, elle est effectivement très mystérieuse puisque jamais clairement définie. Chez les historiens antiques comme dans l’épigraphie gallo-romaine, ce terme est parfois utilisé comme un nom propre et parfois comme un nom commun. Il semble toutefois qu’il se soit agi d’une fonction éminente au sein du druidisme. Étymologiquement, « gutu-atir » aurait signifié « père (ou maître) des invocations ». J’y ai vu un rapprochement possible avec un enchanteur. Que Morigenos soit un morosophe (ou sage-fou) permet sans doute de mieux deviner quelle est sa source d’inspiration bretonne. Par ailleurs, le lien avec Cernunnos est aussi évident. Le personnage médiéval dont je m’inspire est parfois représenté en train de chevaucher un cerf, dont il casse un bois pour en faire une arme. Cette métonymie m’a semblé assez transparente de son substrat païen.

Poétique, épopée et roman

Rois du Monde est une série mais vous n’avez en fait écrit que deux livres. Le premier, Même Pas Mort, peut se lire comme une mise en jambe ou un prologue, à quoi vient suivre le gros roman qu’est Chasse Royale. Cet aspect sériel n’est-il qu’une contrainte éditoriale ou cela participe-t-il d’une poétique de travail chez vous ? Vous louez par exemple les qualités « feuilletonesques » de l’Assassin Royal de Robin Hobb. Avez-vous également retravaillé le gros manuscrit de Chasse Royale pour faire des trois parties initiales les trois romans publiés ?

Il s’agit surtout de contraintes éditoriales – en termes de coût de production et de stockage, et par-dessus tout de calendrier éditorial. C’est ma faute : j’ai accouché d’un roman fleuve. En grand format, Chasse royale fait un peu plus de mille pages, et mille huit cents en poche. Il était fatal qu’il soit divisé en plusieurs tomes pour être mis en vente. Je regrette que la publication en quatre volumes aux Moutons électriques n’ait pas respecté la structure tripartite du roman, même si je l’ai acceptée pour des motifs éditoriaux. Je suis heureux que la version poche de Folio SF restaure cette structure en trois tomes.

J’ai très légèrement retravaillé le manuscrit, en particulier le découpage de ce qui était la troisième partie publiée en deux tomes chez les Moutons électriques, mais ce sont des adaptations très marginales.

Je disais plus haut que Même pas Mort pouvait se lire comme un prologue : il introduit les personnages et pose les rails de l’action. Le premier tome de Chasse Royale (De Meute à Mort) est comme un long plan-séquence haletant et haleté qui tient le lecteur en haleine ; Percer au fort et Curée Chaude sont une Iliade Celtique où duels et batailles éclatent dans le récit. Comment avez-vous conçu les variations de rythme de la série ?

J’ai opté pour une narration déchronologique. De Meute à mort, le premier tome de Chasse royale, commence in medias res quand éclate la crise de la Celtique ; Les Grands Arrières, le deuxième tome, met en place les intrigues et les personnages qui viennent d’entrer en conflit à travers toute une série de récits rétrospectifs ; Curée chaude, le troisième tome (subdivisé dans l’édition des Moutons électriques), raconte la guerre et son dénouement. Cela participe à l’esthétique d’une narration « en rinceaux » que j’ai voulu donner au cycle. Par ailleurs, je me suis inspiré de l’organisation narrative de l’Odyssée : celle-ci m’a toujours paru d’une extraordinaire modernité avec son enchâssement narratif (des chants IX à XII) qui délivre à la première personne la rétrospective des premières aventures d’Ulysse.

Les Celtes et les Gaulois sont une part importante de l’histoire nationale – parfois fantasmée. Vous revendiquez à demi-mot le désir d’écrire, dans Rois du Monde, une épopée. Or la littérature française a un rapport complexe à l’épopée : il y a certes la chanson de Roland et la Matière de France (phagocytée néanmoins, dans sa nature purement littéraire, par des principes apologétiques chrétiens ou identitaires), Hugo et sa discontinue et transnationale Légende des siècles. Mais Ronsard dans la Franciade et Voltaire dans la Henriade se sont cassé les dents sur la possibilité d’une épopée française. De plus, la littérature/culture française n’a pas non plus de mythologie propre : elle embrasse en partie la mythologie celte, pourtant moins connue que la mythologie grecque. Est-ce que le fait d’inventer un récit épique qui embrasse un passé mal connu participe de cette volonté de donner à la culture français (sans nationalisme ou chauvinisme nauséabond) une épopée et une mythologie personnelles ?

Comme vous le dites fort bien, j’écris un récit épique plus qu’une épopée. Ou si j’écris une épopée, c’est au sens dévalué du terme. Il ne s’agit pas de poésie ; il s’agit encore moins de vouloir donner à la culture française je ne sais quelle ode fondatrice. Bien que mes recherches m’amènent à relever les traces des peuples qui ont précédé de très loin la France, ce qui m’intéresse avant tout dans l’épopée, c’est le souffle, la force qui emporte le lecteur, du moins le lecteur qui accepte de se laisser porter. Le vertige pour le passé n’est dans mon projet qu’un des stratagèmes qui contribuent à ce souffle, il ne se veut pas reconstruction d’un patrimoine ou fabrication d’une mémoire. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je revendique l’appartenance à la fantasy : dans un sens, c’est aussi affirmer la gratuité du récit. Dès lors, il s’agit moins d’un désir de compenser un manque que de parcourir une terra incognita, que je vais pouvoir explorer à loisir puisque le sujet a été peu défriché.

Vous avez-vous-même dit que de discrètes références à l’Iliade apparaissent, notamment pour les duels entre héros. Bellovèse revêtant les armes d’Ambigat rappelle aussi Patrocle. La fantasy en général, mais plus particulièrement la vôtre, semble être presque indissociable de l’épique, que l’épopée homérique incarne. Les guerres de la Celtique, le siège du Gué d’Avara, la bataille conclusive de Curée Chaude, et les innombrables morceaux de bravoure du chien fou qu’est Bellovèse, créent ce sentiment épique d’une très belle manière. Est-ce que la fantasy, par son goût pour le défi armé, a une prédisposition pour l’épique que n’ont pas les autres genres ou sous-genres romanesques ?

Je ne saurais trop m’avancer dans la comparaison des genres. Ce qui paraît certain, c’est que l’épopée est l’une des sources d’inspiration de la fantasy. Jusqu’au début des années 1990, en France, on parlait d’ailleurs d’heroic fantasy plutôt que de fantasy tout court. Depuis lors, le développement du genre et la définition de multiples sous-genres ont réduit l’heroic fantasy à l’une des branches de la fantasy, d’ailleurs distincte de l’epic fantasy. L’influence de l’épopée sur la fantasy est probablement due au succès de l’œuvre de Tolkien et, dans une certaine mesure, de celle de Robert Howard. L’épopée étant un genre fondateur des identités et des cultures, elle induit une fascination pour le passé et le mythe ; c’est en ce sens qu’elle devient une matière séduisante à recycler en fantasy. Par ailleurs, le souffle épique est un formidable facteur d’évasion, or l’évasion est une valeur cardinale de la fantasy.

Soit dit en passant, je m’inspire effectivement de l’Iliade et de l’Odyssée dans Rois du Monde parce que ces deux épopées ont été composées à peu près à l’époque où vit Bellovèse. Certains chercheurs, comme Bernard Sergent, ont relevé les convergences entre la société héroïque celte et la société homérique ; c’est en me fondant sur ce constat que j’ai parfois emprunté des motifs homériques pour construire mes romans celtes.

Vous parlez d’épopée ; d’autres vont parler, en oubliant sans doute l’origine du terme, de saga ; pourtant il me semble qu’en termes génériques, vous êtes résolument un pur et dur auteur de roman dans Rois du monde. La focalisation interne, la temporalité narrative, la saisie générale du récit, tout semble l’indiquer. Il me semble d’ailleurs que c’est l’une de vos plus grandes forces en tant qu’auteur que de sentir et de faire ressentir le plaisir quand même assez particulier du récit romanesque. Ce qui n’est pas nécessairement le cas, par exemple, de Tolkien, qui est plus un conteur ou un raconteur qu’un romancier pur et dur. Vous sentez-vous romancier avant tout chose ?

Spontanément, je me définis comme un écrivain. Après tout, j’ai écrit quelques textes anecdotiques de théâtre et pas mal de nouvelles. Cela étant, je suis romancier avant tout, non seulement parce que le plus gros de ma production est romanesque mais aussi par tempérament. J’ai décliné à quelques reprises des commandes de pièces de théâtre parce que cela m’aurait détourné de la composition romanesque. Le roman a même fini par phagocyter le temps et l’énergie que je consacrais au jeu de rôle, qui est pourtant mon autre passion. (Une passion siamoise de la littérature d’évasion, bien sûr.) Ce genre littéraire m’offre le défi du temps long, mais aussi le plaisir de compagnonner des années durant avec des personnages qui acquièrent une épaisseur miragineuse. En définitive, il est très possible que je ne sois romancier que par immaturité : c’est un moyen de conserver des amis imaginaires. Mon casier rôliste accréditera ce diagnostic.

Fantasy

 Si la question ne se posait pas pour le Vieux Royaume, dont le monde secondaire postule directement l’appartenance à la high fantasy, on pourrait poser la question du rapport entre Rois du monde et le genre de la fantasy. Si le primat de l’action et de la quête y domine, vous entretenez délibérément un doute fantastique sur le rôle de l’irréalité. La magie n’existe pas, le rôle des dieux est problématique : Bellovèse ne sait pas s’ils lui apparaissent réellement ou en songe – une seule exception, le Forestier qui semble apparaitre vraiment lors que Bellovèse cherche à tuer Arctinos. En même temps parler de roman historique est impossible. Qu’est-ce qui fait, selon vous, que Rois du monde appartient à la fantasy ?

Si l’on adopte la définition anglo-saxonne du genre, le fantastique fait partie de la fantasy. En fait, le fantastique peut même servir de voie d’accès à la fantasy. Le merveilleux qui postule l’existence du surnaturel comme une chose normale dans l’univers fictif place le lecteur raisonnable dans un état de suspension d’incrédulité. Cela crée une distance entre son univers et celui de la fiction puisqu’ils ne sont pas régis par les mêmes lois. A contrario, le fantastique fait hésiter sur les lois du monde fictif. Dès lors, parce qu’il permet d’envisager une explication rationnelle (parmi d’autres) aux lois qui régissent l’univers fictif, il place le lecteur dans l’incertitude plutôt que dans une adhésion fondée sur une prise de recul complaisante. Paradoxalement, le doute que génère la fiction la rend alors plus vraisemblable ; il suffit que le lecteur se dise parfois : « Pourquoi pas ? » Dès lors, il n’est plus dans un état suspendu d’incrédulité, mais il est prêt à s’interroger sur la part de réalité que comporte la fiction. (Notre entretien vérifie d’ailleurs ce phénomène.) Pour résumer ma démarche : la vraisemblance historique de Rois du Monde est en fait un instrument au service du réalisme ; celui-ci est le marche-pied indispensable à l’apparition du contrepoint fantastique ; et dans mon esprit, le fantastique est lui-même voie d’accès à la merveille : la fréquentation capricieuse des dieux, la traversée des territoires achroniques, les songes auguraux où les morts reviennent nous parler. C’est dans la plausibilité de cet univers-là, permise par l’hésitation fantastique, que résident à mon sens la magie et le monde secondaire de la fantasy.

Si j’ai bien compris, les nouvelles du Vieux Royaume correspondaient au départ à une contrainte là aussi éditoriale : répondre à des appels à textes pour pouvoir être publié, avec la contrainte supplémentaire (pour vous) que ces nouvelles se passent dans un même monde secondaire. Puis vous êtes passé au roman avec Gagner la guerre et Rois du monde. Est-donc dire que la forme de la nouvelle ne sera plus pratiquée, et que vous privilégiez naturellement le roman ? Pourtant l’exemple de Tolkien montre qu’un monde secondaire se développe peut-être plus facilement en dehors de la forme romanesque. Le Seigneur des Anneaux catalyse les créations du monde secondaire, mais c’est pourtant le Silmarillion, les Contes et Légendes inachevés, l’Histoire de la Terre du milieu qui permettent de prendre conscience de l’ampleur du travail poétique entrepris.

Je continuerai très probablement à écrire des nouvelles. Bien que ma pente naturelle soit plutôt celle du roman, j’aime pratiquer ce genre plus ramassé – et plus reposant. En revanche, comme je l’ai fait par le passé, j’écrirai probablement des nouvelles à l’aventure, en fonction des commandes, des opportunités et du temps dont je disposerai.

Quant à la création du monde secondaire, c’est à mes yeux un moyen et non une fin. La fin est littéraire dans la composition de romans et nouvelles, graphique ou cinématographique dans le cadre d’éventuelles adaptations, ludique dans la déclinaison rôliste de la création.

Quel regard historique portez-vous sur la fantasy française, qui ne peut se réclamer des Morris, Dunsany, Tolkien, Zelazny ? Anne Besson, par exemple, cite comme origine du genre Les Centaures (1904) d’André Lichtenberger et Khanaor (1983) de Francis Berthelot. À quoi on pourrait ajouter l’œuvre de Jacques Abeille et le Monde des Contrées (à partir de 1982) ou encore, dans une zone limitrophe, Charles Duits avec Ptah Hotep (1971) et Nefer (1978).

Je confesse que je n’ai pas une culture suffisante pour émettre un avis sur la fantasy antérieure aux années 1990 en France. Dans quelques œuvres romantiques du XIXe siècle, comme la section de La Légende des siècles intitulée « Les Chevaliers errant », de Victor Hugo, ou Gaspard de la nuit, d’Aloysius Bertrand, je crois distinguer un imaginaire troubadour qui louvoie vers la fantasy sans toutefois toucher au port. Un siècle plus tard, Le Pays où l’on n’arrive jamais, d’André Dhôtel, possède également des velléités de fantasy mais finit par se résoudre en allégorie un peu triviale. En revanche, Les Soldats de la mer d’Yves et Ada Rémy, publié en 1968, est selon moi un livre de fantasy, bien qu’on puisse le lire comme un ouvrage fantastique. Ce livre est important à mes yeux parce qu’il témoigne de la façon dont deux écrivains nourris d’un imaginaire spécifiquement français, c’est-à-dire formé par le roman historique et le conte fantastique, en sont venus à créer un monde secondaire. Je me reconnais bien dans cette démarche. Mes références françaises des littératures de l’imaginaire appartiennent au fantastique plus qu’à la fantasy. Dans ma jeunesse, j’ai dévoré les œuvres de Théophile Gautier, Charles Nodier, Prosper Mérimée, Guy de Maupassant, Auguste Villiers de l’Isle-Adam, Jules Barbey d’Aurevilly, Marcel Brion ou Jean Ray. C’est d’ailleurs une particularité hexagonale de dissocier le fantastique de la fantasy ; après tout, les anglo-saxons ne font pas cette distinction. À mes yeux, elle reste fondée tant sur le plan thématique qu’esthétique ; mais la fantasy étant un genre récent, qui puise ses sources d’inspiration dans d’autres littératures, j’ai tendance à voir dans la littérature fantastique française un des fondements de la fantasy française (avec le roman historique et le roman d’aventure).

On vous a parfois comparé à Alexandre Dumas, dont vous avez effectivement l’allant narratif. Comme nous l’évoquions plus haut, la fantasy française n’a que peu de référence dans sa langue. Les romans de Dumas, surtout la trilogie des Mousquetaires et le genre du roman d’aventures historiques, de cape et d’épée selon le titre de Ponson du Terrail, peuvent apparaître comme une préfiguration de la fantasy : prisme de l’aventure, motif de la quête, reprise du modèle chevaleresque et de ses problématiques. Est-ce que le roman historique n’est pas l’ancêtre de la fantasy ? D’autant plus que, autant pour Te Deum pour un massacre et Rois du monde (et sans doute aussi pour le Vieux Royaume selon une autre logique), vous procédez de la même manière que les romanciers historiques : une recherche de sources et de documentation comme assise du récit. Est-ce que la fantasy n’est pas le roman historique d’un monde non réaliste, fantasmatique ?

Le roman historique est indéniablement l’une des racines de la fantasy. C’est très perceptible chez des auteurs anglo-saxons (Guy Gavriel Kay, Susanna Clarke, Paul Kearney), chez des auteurs français (Pierre Pevel, Fabien Cerutti, Justine Niogret) ou espagnols (Javier Negrete). Nombre d’auteurs du genre, et pas seulement français, se réclament de l’influence de Dumas. Quant à G.R.R. Martin, il revendique Les Rois maudits, de Maurice Druon, parmi ses sources d’inspiration. Le lien entre les deux genres romanesques paraît assez évident : fiction historique et fantasy produisent des romans d’évasion. Jusqu’à une période assez récente et le développement de l’urban fantasy, les deux genres partageaient aussi une posture rétrospective. C’est dans le passé que se trouvait l’aventure. En ce sens, le roman historique cousine avec le conte dont l’enchantement provient en grande partie de situer l’action in illo tempore.

Il me semble d’ailleurs que le roman historique du XIXe siècle ranime, comme vous le sous-entendez, une vertu du roman de chevalerie. Les romans médiévaux possèdent dès l’origine une prétention historique (comme le Roman d’Alexandre) ou se veulent transcription d’une tradition mythologique (Roman de Thèbes, romans de la matière de Bretagne) ; mais dans l’exercice de la translatio (ou transposition adaptée au public médiéval), ces romans perdent très vite de vue leurs modèles pour en renouveler les motifs imaginaires. Les premiers romanciers médiévaux ont écrit des variations autour de sources classiques ou orales ; leurs continuateurs ont brodé à partir des inventions de leurs prédécesseurs directs plutôt qu’à partir des sources initiales. J’ai le sentiment que la continuité perceptible entre romans historiques et fantasy, du XIXe siècle à nos jours, suit une dynamique un peu semblable. Il existe une sorte de déplacement de l’angle fictionnel qui s’affranchit de plus en plus de l’alibi historique au profit de la fantaisie créatrice. Du reste, on voit clairement ce processus en action dans la filiation de l’œuvre tolkienienne. Les romans de Tolkien, bien qu’ils ne soient pas des romans historiques, sont nourris de motifs et d’esthétiques empruntés à la littérature médiévale ; les romanciers qui s’inscrivent dans le sillage de Tolkien reprennent les motifs qu’il a créés ou détournés plutôt que ceux dont il s’est lui-même inspiré. Sans doute faut-il voir dans ce déplacement la Mythopoeia en action, au niveau d’une culture globalisée.

On vous a adoubé assez vite comme le représentant de la fantasy française, l’écrivain de fantasy française par excellence. Chose d’autant plus éloquente que vous répétez souvent qu’on vous refusait au départ vos manuscrits, que Janua Vera a été publié aux Moutons Électriques à défaut d’avoir trouvé sa place ailleurs ; tandis qu’aujourd’hui, votre éditeur peut vous présenter sans problème comme l’auteur bestseller de la fantasy française. Comment l’expliquez-vous ? Une cristallisation des attentes françaises d’un genre sur vos épaules ?  

Comme vous le notez, on m’a « adoubé assez vite », et pour vous dire le fond de ma pensée, on m’a adoubé un peu vite dans cette flatteuse position. Bien que je dispose d’un public fidèle et qu’un roman comme Gagner la guerre ait bénéficié d’un succès de librairie, je ne suis pas forcément l’auteur de fantasy française qui vend le plus de livres. En outre, la fantasy française est si diverse que je n’aurais aucune légitimité à la « représenter ». Mes livres ont juste la chance d’avoir rencontré un certain nombre de lecteurs qui leur rendent le plaisir éprouvé à les lire : cela se traduit par un bouche-à-oreille très actif, des échos favorables sur Internet, parfois quelques mémoires plus académiques que permet peut-être mon refus de cloisonner les champs littéraires. En revanche, je bénéficie de peu de couverture médiatique et, à une exception près, mes livres ne sont pas traduits à l’étranger. Pour l’instant, j’estime donc que je n’ai pas assez d’envergure pour représenter quoi que ce soit, hormis mon imaginaire et l’agrément que je prends à le partager.

Lectures, regards, projets

L’importance de Tolkien est première pour vous ; vous citez également William Morris, Julien Gracq, Guy Gavriel Kay, Robin Hobb, George R.R. Martin. Quels sont les autres auteurs de fantasy qui vous ont nourri, ou qui ont vertu d’émulation dans votre pratique d’écriture ?

Robert Holdstock qui, malgré une œuvre inégale, a montré comment la pensée magique pouvait s’intégrer à la narration ; Yves et Ada Rémy pour leurs jeux avec le roman historique et le fantastique dans un univers secondaire ; Susanna Clarke qui écrit précisément à la croisée des champs, tout en produisant une fantasy assumée ; Terry Pratchett, qui fait la démonstration que l’humour est soluble dans la fantasy.

Vous aimez Tolkien aussi parce qu’il est un créateur de monde secondaire. Vous utilisez aussi certaines ressources propres à la création mythopoïétique (fabrication de mythes et de mondes) : la logique d’expansion et de variation des textes pour créer la matière fictionnelle, la géographie fictionnelle via la carte du monde secondaire qui figure dans l’adaptation en bande dessinée de Gagner la Guerre, les annexes de Janua Vera. Qu’en est-il de cette pratique mythopoïétique, qui permet la progressive constitution du monde secondaire ? Ecrirez-vous un jour votre Silmarillion, votre Feu et Sang?

J’ai découvert presque simultanément l’œuvre de Tolkien et le jeu de rôle, une activité qui s’inspire non seulement de l’imaginaire de Tolkien, mais aussi de ses pratiques démiurgiques. Ils m’ont ouvert la voie, comme à tant d’autres auteurs (dont G.R.R. Martin), et pour cette raison, j’éprouve une immense reconnaissance envers Tolkien, Dave Arneson et Gary Gygax. Grâce à eux, la construction d’un univers fictionnel avec ses cartes, son arrière-plan historique et mythologique, est pour moi un loisir familier et ludique depuis l’adolescence.

Est-ce que j’écrirai mon Silmarillion ? C’est hautement improbable. Le Silmarillion est l’œuvre de plus d’une vie (celle de J.R.R. Tolkien, mise en forme et publiée de façon posthume par son fils Christopher Tolkien avec la collaboration ponctuelle de Guy Gavriel Kay). C’est surtout un corpus de récits et de poèmes sans cesse réécrits au fil des décennies, qui a permis à un auteur singulier et à ses exécuteurs littéraires de créer une matière mythologique et ses variations. En toute franchise, je ne me sens ni le talent ni l’énergie de me lancer dans pareille entreprise ! Est-ce que j’écrirai un jour mon Feu et sang ? Ce n’est pas dans mes projets actuels, bien que je dispose déjà d’un matériau assez abondant pour le Vieux Royaume. La troisième édition de Janua vera, publiée chez Les Moutons électriques, comporte une « chronologie abrégée » de près de vingt pages qui couvre seize siècles de l’histoire du royaume de Leomance. Cette chronologie continue à s’enrichir en ce moment, alors que j’écris Le Chevalier aux épines, de nouveaux épisodes appartenant à deux siècles d’histoire du duché de Bromael. J’ai déjà décliné la proposition de publier un atlas du Vieux Royaume, qui me semblait prématuré parce que la géographie et le passé de l’univers continuent à se préciser. La constitution d’une somme sur l’histoire de la Leomance est donc un projet tout à fait envisageable. En aurai-je l’envie ou le loisir ? Ce n’est pas dans mes priorités pour l’heure.

En parlant, dans un entretien, du rôle des épigraphes (la première nouvelle de Janua Vera s’ouvre sous les auspices de Saint John Perse), vous parlez de « circulation entre littératures de genres et littérature générale. ». Si quelques auteurs de genre, comme Tolkien, Dick ou Lovecraft, se voient reconnaître une importance égale à celle des grands auteurs classiques, la littérature de genre reste souvent considérée avec méfiance par les thuriféraires de la « grande littérature ». Comment se décide l’appartenance ou non à un champ ? Vous offrez d’ailleurs, dans les Miscellanées de Jean-Philippe Jaworski, un article très intéressant et très juste sur Julien Gracq comme auteur de fantasy. Quelle position occupez-vous, vous qui écrivez de la fantasy tout en tentant d’y faire entendre une patine proprement « littéraire » ?

Il me semble que divers acteurs vont étiqueter les œuvres en littérature générale ou littérature de genre. Les auteurs, pour commencer, en fonction de leurs projets et des éditeurs chez lesquels ils publient leurs livres. Les maisons d’édition, bien sûr. Dans ce domaine, les collections jouent un rôle déterminant puisque la ligne éditoriale conditionne le classement dans les rayonnages de librairie et donc la rencontre avec le public ciblé. En tant qu’intermédiaires entre éditeurs et libraires, peut-être les diffuseurs exercent-ils aussi une influence, dont j’ai du mal à évaluer l’importance. Enfin, la critique possède un poids conséquent ; or la critique est sans doute le pôle le plus compliqué à cerner. Formée de journalistes (éventuellement soumis à une ligne éditoriale), d’universitaires (parfois orientés par un plan de carrière), d’auteurs (dont certains adhèrent à une école), elle est multiforme. À travers la multiplication des blogs et des influenceurs, Internet a considérablement modifié le profil des prescripteurs, qui, sans avoir forcément le métier des gens de lettres, sont souvent des lecteurs passionnés, capables de faire bouger les lignes dans les représentations du marché littéraire. Il me semble que l’appartenance d’une œuvre à un champ est le fruit, en constante évolution, du débat informel entre tous ces acteurs.

Pour ma part, même si je comprends parfaitement le bien-fondé éditorial et économique de cette classification en champs, elle me paraît devenir contestable lorsqu’elle s’intronise arbitre du goût. Je suis en désaccord avec le préjugé qui enferme les œuvres de genre dans la sous-littérature. De façon symétrique, je désapprouve aussi la position qui consiste à dénigrer la littérature générale et la critique littéraire au motif que les seules œuvres qui ouvriraient vraiment l’esprit seraient celles de genre, parce que c’est une littérature du plaisir. Pour dire les choses en deux mots, ce n’est pas le champ qui fait la littérature mais la littérature qui sécrète ses champs. Quel que soit son sujet, une œuvre peut être esthétique ou sans apprêt, profonde ou creuse, commerciale ou élitiste. Il existe du reste une circulation entre les champs, qui rend leur séparation artificielle. Après tout, Balzac et Maupassant ont publié du fantastique ; Flaubert a écrit des contes et une féerie ; Aldous Huxley et George Orwell ont lu Zola et Maupassant. Il est même passionnant de voir comment Maupassant recycle dans Pierre et Jean et Fort comme la mort, des romans réalistes, certains motifs qui apparaissent également dans ses contes fantastiques.

Après avoir vu Gagner la guerre être adapté en bande dessinée, vous aviez évoqué la potentialité de voir Rois du Monde devenir une série. Qu’en est-il de ce projet d’adaptation ?

À ma connaissance, la production de la série n’est pas lancée. En revanche, EVS Productions a prolongé son option, ce qui montre que la société est toujours intéressée par ce projet.

Vous travaillez actuellement, je crois, sur Le Chevalier aux épines, roman du Vieux Royaume, et vous avez devant vous le projet de La Grande Jument, troisième partie de Rois du monde, en gestation. Pouvez-vous nous en dire en plus ? Avez-vous d’autres projets ?

La composition du Chevalier aux épines avance bien, mais j’ai encore fort à faire car ce sera un gros roman. L’action se déroule environ deux ans après Gagner la guerre, mais dans un tout autre cadre puisqu’il s’agit du duché de Bromael. Il existe bien sûr des passerelles entre les deux romans du cycle, mais dans ce livre, j’entends jouer à la fois avec les codes du roman de chevalerie et ceux de la fantasy la plus canonique. L’attelage est parfois compliqué à mener, mais il m’amuse beaucoup. Je reprendrai l’écriture de la troisième branche de Rois du monde quand j’aurai fini la composition de ce roman.

D’autres projets ? J’ai déjà du pain sur la planche avec mes deux cycles en cours ! Outre Le Chevalier aux épines, j’ai trois autres sujets de roman dans le Vieux Royaume, dont un très structuré dans mon esprit et deux plus nébuleux. Mais avant de les attaquer, la troisième branche de Rois du Monde me demandera un énorme travail puisque Bellovèse y sortira de la protohistoire pour aborder les rivages de l’histoire. Cela dit, j’entrevois vaguement d’autres sujets possibles qui n’appartiennent pas à ces deux cycles. Il est cependant trop tôt pour en parler. D’autant que je rêve de me dégager du temps pour écrire du jeu de rôle ; j’aimerais en particulier composer un jeu de rôle du Vieux Royaume, pour lequel j’ai déjà pas mal de notes (et des éditeurs de jeux qui me démarchent) mais que je n’ai vraiment pas le loisir de finaliser, du moins pour l’instant.

Jean-Philippe Jaworski, Rois du Monde – Branche I & II, éditions Les Moutons électriques, 1296 p., 79 € (Disponible aussi, en quatre tomes, en Folio SF)