Lettre à Fabienne Raphoz: Ce qui reste de nous

Fabienne Raphoz, Ce qui reste de nous © éditions Héros-Limite

Chère Fabienne,

J’ai lu Ce qui reste de nous hier et, voyant que le livre allumait plusieurs voyants dans ma petite table de contrôle mentale, j’ai pensé à écrire une recension (c’est ce que je fais en général quand ça s’allume). Si pourtant je ne le fais pas, c’est non seulement parce que  le risque d’un soupçon de connivence et de copinage serait trop élevé, mais aussi et surtout parce qu’il serait parfaitement justifié : ta dédicace  (qui m’a fait très plaisir) me traite de « complice » ; on me trouve à l’adresse d’un poème, puis dans les remerciements ; plus fondamentalement, c’est bien la pure vérité que je t’ai lue avec un œil ami, bienveillant, en t’accordant tout sur parole plutôt qu’en te demandant (comme je peux le faire avec des livres dont je ne connais pas les auteurs) tes preuves. Ce qui me fait d’ailleurs penser à Valet noir, et à l’abandon de l’idée de littérature séparée que prône Jean-Christophe, au profit d’une écologie du récit — contextuelle et adressée. Cette écologie de la production n’implique-t-elle pas aussi la constitution d’une écologie de la réception (et non une critique singeant la neutralité, comme s’il s’agissait de juger la valeur en soi de textes clos sur eux-mêmes, flottant dans l’en-soi d’un monde éthéré) ? Nous nous lisons comme des amis (mais nous sommes devenus amis parce que nous nous lisions) ; à faire semblant du contraire nous perdrions largement (en vérité et en intensité) plus qu’on ne gagnerait (en fausse objectivité), non ? Quoi qu’il en soit, let’s get back to our sheep. Environ au tiers de Ce qui reste de nous, tu écris :

seuls les chants
mêmes précoces
nous consolent
des chants per-

dus (p. 35)

Je vois dans ces quelques vers quelque chose comme la formule du livre. Elle se présente, bien sûr, comme un constat gnomique évident (que l’on pourrait reformuler ainsi : « seuls les chants nous consolent de la disparition des oiseaux »), mais celui-ci est immédiatement compliqué par tout un tas de choses. D’abord, pourquoi « mêmes précoces » ? Quel rôle joue « mêmes »  ? Doit-il ou non sa présence à une exigence rythmique ? De même, la nécessité de « précoces » ne tient-elle pas moins à sa signification qu’à sa matière phonique (et cette musique est très importante dans ce poème au mètre régulier jusqu’à la rupture finale, si dramatisée), préparant l’écho de « cons- » et de « per- » : comme si le chant, justement, mangeait la signification. Le chant précoce, est-ce que c’est le poème même ? Dans cette hypothèse (je t’avoue que c’était ma première interprétation, avant de comprendre dans la nuit — ça m’a carrément réveillé ! — la signification ornithologique de « précoces » !), le « consolent », qui paraissait franchement obvie, devient remarquablement compliqué, car la poésie ne se résume en fait pas du tout à l’élégie. Si les poèmes sont aussi des chants qui essaient de consoler, « consolent » ne peut pas vouloir dire la même chose que « déplorent » : les poèmes nous consolent de la perte des chants, mais non pas parce qu’ils s’en plaignent (ou pas seulement). C’est dès lors beaucoup plus intéressant et bizarre que ne pourrait le laisser penser une lecture hâtive de ces cinq vers. Parce que la question se pose de manière aiguë : comment donc alors nous consolent-ils de la perte des animaux, les poèmes, si ce n’est par la déploration ?

En lisant Ce qui reste de nous, je crois avoir trouvé une réponse possible à cette question. C’est parce que je la trouve très étonnante — très intéressante — que j’ai eu envie d’écrire et, ne voulant pas faire semblant de composer une recension neutre, de t’écrire. J’ai l’impression que ta réponse (ou celle du livre) se formule en deux temps ; car si dans un premier temps, il s’agit de dire que les poèmes sont des chants, et qu’en tant que tels il y a une parenté essentielle avec ce qui meurt des animaux (au point que tu revendiques désirer écrire des poèmes « bêtes », p. 14), cette parenté n’est pas donnée d’avance et l’humilité te retient de la revendiquer tout à fait :

Fauvette !

si mon chant
était semblable
au tien
j’aurais trouvé
le ton juste (p. 87)

C’est donc l’enjeu du poème de parvenir à se rendre digne (c’est pourquoi je parle d’un deuxième temps) de la comparaison. Mais comment peut-il faire ? Ce n’est pas qu’une histoire de ton, c’est aussi une histoire — du moins c’est ce que j’ai cru comprendre — d’énigme : il faut faire accéder le poème à la hauteur de l’énigme animale. Car si cette comparaison ou cette confrontation (du chant au chant) est possible, c’est avec un reste : les animaux ne font pas exactement le genre de choses que font les hommes (parler, écrire, chanter) ; non pas parce que ce sont des tâches spécifiquement humaines, mais parce qu’ils le font de manière énigmatique et pas nous. La tâche du poème est alors d’abord de reconnaître cette énigme :

         ne suis pas instruite, dit-elle
ne lis l’énigme
je      suis le motif de l’insecte
typographe sous les éçorces
jusqu’aux rouleaux ojibwés
je      croyais aux contes par avance (p. 53)

Mais il ne se contente pas de la reconnaître : il la prend pour modèle, il l’imite. C’est dans son rapport à l’énigme que le chant du poète peut imaginer toucher à celui de la fauvette, au point que tu écris

le sphinx           (que je suis)
retrouve la voie pourpre du
calice (p. 23)

Comment se fait-on sphinx·ge ?
Il en retourne d’un artisanat. Le sphinx (outre d’avoir un corps d’oiseau) est parfaitement conscient de son art. Il sait (ou elle sait) par exemple que l’énigme ne tient pas à moins de savoir — bien au contraire :

que science fait merveille augmente
l’énigme comme poème (p. 57)

L’artisanat de l’énigme a je crois partie liée avec ce que tu appelles après Niedecker la condenserie. Condenser, en fait, c’est tailler le poème (en supprimer les médiations inutiles) jusqu’à le constituer en énigme consistante. À l’énigme animale doit répondre une « énigme de synthèse », qui la relance pour nous consoler de sa perte. Aussi ton poème résulte de la minutieuse mise en place d’éléments destinés à exciter la pulsion herméneutique (à inviter au travail d’interprétation) tout en lui résistant, ménageant une part d’opacité non-résolue où peut se rejouer le mystère de la nature et ce qui nous fascine tant chez les bêtes.

Il y aurait évidemment beaucoup d’éléments à sortir, si l’on ouvrait la boîte à outils de ta rhétorique — du trou dans le poème (p. 29), aux choix des mots savants ; du soin accordé à la typographie et à la mise en page, aux références non élucidées — mais il me semble qu’en son cœur, on trouverait ce que tu appelles toi-même l’« extase de nommer » (p. 43). Donner le nom — des auteurs, des amis, des animaux, des lieux — mais sans décrire ce que tu nommes, ton livre le fait en permanence, comme si cet acte de nomination pure était un geste magique (et le nom une poupée vaudou de mots) qui pointait directement vers le mystère des choses, puisque c’est dans le même mouvement qu’il les appelle à comparaître sur la page et qu’il ne révèle d’elles que leur part d’énigme. Lorsque les noms sont obscurs, en effet, ou bien parce qu’ils sont techniques (comme ceux de la science) ou bien parce qu’ils sont privés (comme les prénoms des amis), ils cachent ce qu’ils font le geste de révéler. Ce faisant, ils aménagent pour les bêtes et les amis nommés une sorte d’écosystème occulte où ils sont à la fois présents et en sécurité, comme des esprits.

Le poème est alors devenu un cri de synthèse qui peut répondre au chant de l’animal :

un cri se
suspend au
cou des four
rures frères (p. 33)

Un cri, c’est un chant à la fois évident (il participe en quelque sorte, lui aussi, de « l’évidence des érables », p. 30) et en même temps, parfaitement énigmatique. Dans le cri le maximum de signification et son absence se touchent et passent l’une dans l’autre. L’énigme devient l’évidence, la contradiction la tautologie, le poème l’animal. Ce sera mon dernier mot, je te le laisse  :

mais l’aurore
a un re
vers et c’est
l’aurore (p. 32)

Fabienne Raphoz, Ce qui reste de nous, éditions Héros-Limite, septembre 2021, 104 p., 16 €