Quality Land : l’algorithme dans la peau

Quality Land (détail de la couverture) © Actes Sud

Existe-t-il des dystopies heureuses ? Est-ce que nos smartphones et nos tablettes rêvent de baisers électroniques ? Peter Chômeur va-t-il pouvoir se faire rembourser un achat qu’il n’a pas fait ? Des questions auxquelles Marc-Uwe Kling répond (ou presque) dans Quality Land, roman d’anticipation (ou presque) qui pointe l’emprise du tout numérique et de la soumission volontaire à l’intelligence artificielle. Toute ressemblance avec un monde en passe d’exister ne serait pas forcément une coïncidence…

Imaginez-vous vivre dans un pays désormais régi par des GAFAM omnipotents, déambuler dans des rues peuplées de robots nettoyeurs, de véhicules autonomes et survolées par des myriades de drones qui livrent 24/7 des clients qui n’ont même pas conscience d’avoir commandé quoi que ce soit. Imaginez une société ultra digitalisée dans laquelle on obtient le consentement et l’adhésion de tous en ne proposant qu’un seul choix au moment d’accepter les Conditions Générales de Vente : embrasser la case « OK »

« Il y eut une crise économique d’une telle ampleur que les humains la définirent comme la crise du siècle. C’était déjà la troisième en l’espace d’une décennie. »

Fable rigolarde qui cultive l’absurde pour mieux brocarder les dérives potentielles d’un monde qui s’en remet aux algorithmes pour la moindre interaction, Quality Land est une satire qui marche dans les pas de Charlie Brooker (le créateur de Black Mirror) quand il s’agit d’inventer un futur effrayant empruntant à un présent non moins alarmant. En lisant les affres du héros de Quality Land, on pense immédiatement à « Chute Libre » (saison 3, épisode 1) décrivant une société où chaque personne note les autres de 0 à 5 ; à « Retour sur image » (saison 1, épisode 3) dont le personnage principal possède une puce implantée derrière l’oreille ; ou à « Pendez le DJ » (saison 4, épisode 4) qui présente une application de rencontres basée sur la compatibilité entre les personnes mais prévoyant à l’avance une date de péremption à la relation amoureuse. Mais si Quality Land penche du côté de 1984, du Meilleur des mondes ou des uchronies de Philip K. Dick, on pensera aussi à Super triste histoire d’amour de Gary Shteyngart et à son « äppärät vibrant de contact, de données, de photos, de prévisions, de plans, de revenus, de bruit, de fureur » qui diffuse à tous le niveau de crédit bancaire de son propriétaire à chaque fois qu’il passe devant une borne connectée…

Marc-Uwe Kling a peut-être également lu L’Âge du capitalisme de surveillance de Shoshana Zuboff tant la prééminence des data et leur utilisation faustienne est au cœur de ce roman satirique : parce que les hommes se sont révélés incapables de juguler les crises économiques à répétition, le gouvernement a eu la bonne idée d’engager un cabinet de consulting qui n’a rien trouvé de mieux que de changer le nom du pays (rebaptisé Quality Land, donc) et des villes (la capitale s’appelle désormais Quality City), d’inventer une nouvelle chronologie, de faire table rase du passé, de laisser Quality Corp (« le consortium-qui-rend-[la]-vie-meilleure ») équiper chaque citoyen d’un nouveau Quality Pad tous les trois mois. En s’en remettant au « Big Business Consulting » et aux créatifs du WWW (« World Wide Whatever »), les hommes se sont littéralement privés de tout pouvoir de décision au prix d’un déterminisme social fondé sur le jour de leur conception.

« Même les habitants de Quality Land ont changé de nom. Car ils ne sont pas censés être des individus standard, mais des personnes de qualité. Leurs patronymes, notamment, rappelaient trop le Moyen Âge et ne correspondaient plus du tout à la nouvelle identité d’un pays tourné vers le progrès. Un pays fourmillant de Müller, Schneider et autre Wagner n’avait pas de quoi faire bander un investisseur high-tech. L’agence publicitaire décida donc que chaque garçon aurait désormais pour nom de famille le métier de son père et chaque fille, celui de sa mère. La profession prise en compte étant celle qu’on exerçait au moment de la procréation. » C’est pour cette raison que les protagonistes de Quality Land se nomment Peter Chômeur, Sandra Admin, Udo Coiffeur ou Jessica Intérimaire. On rencontrera aussi Mildred Employée-de-Bureau ou Martyn Conseil-de-Surveillance-Président-de-la-Fondation-Conseiller-au-Bureau-de-la-Présidence-Comité-Directeur. En temps normal, il n’utilise que son dernier nom de famille mais, pour les visites guidées, il ne veut pas renoncer à la longueur impressionnante, voire noble, de son patronyme. Il est fier des succès de son père. »

Dans cet univers lénifiant, les poches de résistances sont rares. Voire nulles. Certes, il y a bien des activistes anti-robots, anti-androïdes, hackers, marginaux, zadistes numériques. Mais l’immense majorité des habitants de Quality Land vivent à l’unisson du BBC et de WWW qui dicte les envies, décide des interactions sociales ou amoureuses calculées selon l’algorithme tout-puissant, détermine le présent comme le futur de chacun. Alors qu’il voit sa note baisser de jour en jour, déjà prédisposé par sa naissance à vivre parmi les médiocres, Peter Chômeur va pourtant vouloir se rebeller. Parce qu’il a reçu un sex-toy en forme de dauphin rose, Peter va vouloir percer les arcanes du système en voulant se faire rembourser un achat qu’il n’a pas effectué.

Le premier slogan de The Shop s’intitulait déjà : “Nous savons ce que tu veux.” Aujourd’hui, plus personne ne le conteste.

Dès lors, dans cette fable à l’humour grinçant et au travers d’un personnage insignifiant, austère et désabusé qui vivra finalement des aventures rocambolesques assisté d’un drone qui a le mal de l’air et d’un droïde-écrivain en proie à l’angoisse de la page blanche, Marc-Uwe Kling aborde les questions prégnantes qui régissent sa société fictive globalisée : cancel culture, protection de la vie privée sur Internet, complotismes, réseaux sociaux dominants, starification virtuelle et éphémérité des modes et des personnes, woke, contrats déséquilibrés passés entre les utilisateurs des géants du net et du commerce électronique (suivez mon regard, IRL). Dans ce passage en farce de ce que nous vivons aujourd’hui, l’auteur imagine ce que nous pourrions vivre demain : la réécriture complète d’œuvres littéraires ou cinématographiques dont le propos ou la fin tragique pourrait heurter le lecteur ou le spectateur… des androïdes devenant auteur.e.s de livres à succès à partir des goûts des lecteurs mesurés à l’aune des chiffres de ventes… L’histoire est même revisitée pour gommer les heures sombres et transformer le passé dramatique en livre pour enfants ou en comédie musicale. Comme par exemple « Hitler ! – La comédie musicale. En sous-titre : “L’histoire d’Ado et d’Eva” (…) une histoire d’amour tragique entre deux personnalités historiques controversées (…) dernier succès des auteurs de Mussolini in Love ».

Drôle et quelque peu inquiétant, Quality Land en appelle à la contreculture, avec ses personnages qui vénèrent les icônes pop du passé, de la chanson, du cinéma (Star Wars, Terminator), chassent les easter eggs tels les joueurs de Ready Player One. Avec la révolte de Peter Chômeur, Marc-Uwe Kling nous met en garde contre notre passivité à l’égard de l’intelligence artificielle présentée (vendue ?) comme un remède universel inéluctable. Est-ce que les androïdes rêvent de moutons électroniques ?, demandait Philip K. Dick. L’homme doit-il absolument se laisser convaincre par les promesses du tout numérique ?, interroge Marc-Uwe Kling.

 

Marc-Uwe Kling, Quality Land, traduit de l’allemand par Juliette Aubert-Affholder, Actes Sud, septembre 2021, 384 p., 22 € 80