Marie Darrieussecq (Pas dormir) : « La littérature ne parle que de ça. Comme si écrire c’était ne pas dormir »

Marie Darrieussecq © Christine Marcandier

Un jour Marie Darrieussecq a perdu le sommeil, qu’elle pensait pourtant son ombre. Dans Pas dormir, l’autrice se plie aux scenarii alternatifs que lui dictent ses insomnies : penser, lire, écrire, chercher ce qu’une trinité tutélaire (Kafka, Cioran, Proust) et tant d’autres auteurs ont eux aussi traversé. Ce livre est « le résultat de vingt ans de voyage et de panique dans les livres et dans mes nuits ». Mais il est  surtout une manière radicalement autre de se dire, une forme d’autobiographie par l’insomnie qui échappe à toute limite formelle parce que son sujet est, en définitive, l’éveil, à soi et au monde.

Les gens qui dorment ont-ils la conscience tranquille ? Puisent-ils leur sommeil dans un oubli du monde ? Marie Darrieussecq trouve ses premiers questionnements dans la littérature qui fait de l’insomniaque un hyperconscient et un voyant. Il ne s’agit pas là d’une absence de sommeil accidentelle mais bien « métaphysique » (Duras), sans raison objective discernable. Non les insomnies au pluriel occasionnel mais l’insomnie au singulier d’une permanence, quand les nuits blanches « colorent » les journées, qu’une fatigue s’installe, constante comme l’angoisse de vouloir et ne pouvoir trouver ce sommeil. Comment « dormir de soi ? », demande Marie Darrieussecq dans une formule aussi belle que synthétique.

« Dormirais-je si je n’étais pas hantée ? »

Pas dormir est le récit des subterfuges trouvés pour traquer le sommeil, l’imposer à ses nuits, en somme (rituels, barbituriques, alcool). Le texte se fait liste, avis sur les différents produits médicaux disponibles et passe par des photographies reproduites dans le livre, comme celle du stock de somnifères de l’autrice, page 38.

Marie Darrieussecq, Pas dormir

L’image pourrait sembler banale et informative, mais sa légende souligne combien la torture du manque de sommeil place l’être sur une frontière et face à un danger : « Mes réserves. De quoi régler le problème une fois pour toutes ». Le risque permanent est la surdose (in)volontaire, ne pas dormir, véritable torture, conduit aux marges de la folie et, en tout état de cause, au cœur de la dépendance. Marie Darrieussecq commente ses lectures d’autres « accros aux dormitifs », la pharmacopée qui irrigue leurs œuvres, l’insomnie qui se fait muse, comme chez Proust où elle est le « laboratoire » d’une « expérience du temps », une « chambre » de mémoire et d’écriture. Là est la première dimension de Pas dormir : reprendre une histoire de la littérature, et plus largement de l’art (Annette Messager, Françoise Pétrovitch, Riad Sattouf etc.) et commenter son œuvre propre (ainsi Il faut beaucoup aimer les hommes, « roman nocturne et sans sommeil ») depuis l’angle de l’insomnie.

Il ne s’agit là ni de réellement espérer retrouver le sommeil en écrivant ce livre sur son absence (« mon insomnie sera soluble dans ce livre »), ni de rassembler des chroniques mensuelles données pendant deux ans à L’Obs (même si elles sont le matériau de départ du livre), ni même seulement de produire une histoire littéraire et artistique alternative : de même que le sommeil (quand on le trouve) se compose de phases, Pas dormir déploie des strates pour mieux atteindre son centre, difficile, quasi indicible. L’autrice dit ses addictions aux médicaments et à l’alcool jusqu’en 2016, la mécanique de ce qui semble d’abord soulager et entraîne dans une spirale incontrôlable.

Pas dormir est dès lors une écriture de soi, avec l’absence de sommeil pour Règle du Je(u) et les addictions pour corne de taureau dans l’œuvre, soit une mise en danger à la manière de Michel Leiris. Ce procédé puissant et singulier pour se dire à travers confessions, anecdotes, retour sur ses lectures, ses rituels, l’œuvre jusqu’ici publiée pourrait être appelé une hypnographie ou une agrypniagraphie, articulant étroitement écriture de soi et enquête depuis une altérité (d’autres écrivain.e.s ou personnages de romans), prose et images (dessins, tableaux, photographies…), récit et analyse, texte et notes de bas de page. Marie Darrieussecq fait de la zone hypnagogique (le demi-sommeil) l’espace même de l’écriture, un lieu où dire l’autre qui est soi, la part de soi qui ne dort pas. Ce n’est pas La nuit je mens d’Alain Bashung — la plus belle chanson du monde, note Darrieussecq — mais la nuit je ne (me) mens plus et navigue entre les mondes, les états, les discours et formes de récit.

« Qu’est-ce qui ne dort pas quand je ne dors pas ? »

Pas dormir, c’est donc Marie Darrieussecq dans toute sa vérité (littéraire), dans un texte stupéfiant, entre prose et documents, réflexions et citations, de Kant à Alien, de Kafka à Gilles Barbier, du Gabon au pays basque, en passant par tant de chambres d’hôtel occupées à des nuits blanches. Ce livre dans et depuis le manque (de sommeil, d’alcool, de médicaments) a imposé sa forme et même sa présence dans l’œuvre, passant avant celui que Marie Darrieussecq avait prévu d’écrire, faisant retour sur Naissance des fantômes, Tom est mort ou La Mer à l’envers. Il bouleverse linéarité et chronologie, attendus et sentiments de maîtrise, il est un peu comme « le discours en forme de spirale » de la grand-mère paternelle, un ruban de Moebius qui agrège vie et œuvre, se nourrit de hantises et de spectres, de lectures comme de moments vécus.

À l’image de la « chambre paradoxale » qu’est l’insomnie, ce livre est une salle de projection(s), un carrousel de souvenirs comme d’images et de réflexions. Si tout ce que nous lisons est extrêmement intime et personnel, de la clinophilie de l’autrice à sa manière de faire chambre à part pour avoir chambre à soi, tout de nous, tout en nous se retrouve dans ces pages qui tiennent du récit, de l’essai par fragments et de l’album. On peut lire Pas dormir pour se projeter en une sœur d’insomnie, on peut le lire pour les récits et analyses piquantes que tisse l’autrice, pour ses lectures de Kafka et Perec (d’une acuité folle) ou pour ses réflexions sur nos modernités de combustion, burn out et course à la productivité qui laissent de côté comme des anomalies tout ce qui n’entre pas dans leur schéma ; on peut aussi et surtout lire Pas dormir pour l’objet sidérant qu’il construit, une tempête sous un crâne métonymique d’une tempête sur le globe :

Marie Darrieussecq, Pas dormir

Si tout est flux, ceux qui portent ce livre sont à la fois tresse et court-circuit, plongée dans l’intime et saisie du monde comme il va. En ce sens l’insomnie n’est ici ni seulement un sujet ni même un motif mais bien un rythme, un souffle, une poétique ­— et une invitation à suivre l’autrice dans son éveil à d’autres manières d’être au monde, celles du Gregor Samsa de Kafka (Gregor, étymologiquement le veilleur), d’Isaac B. Singer, Donna Haraway, Bruno Latour et tant d’autres cités dans la note 2 de la page 285 qui ont poussé la sentinelle Marie Darrieussecq « hors de <s>on sol habituel, hors de <s>on lit ».

Marie Darrieussecq, Pas dormir, éditions P.O.L, septembre 2021, 320 p., 19 € 90 — Lire un extrait