Les Mains dans les poches : Gabriela Cabezón Cámara, Pleines de grâce

Le livre de Gabriela Cabezón Cámara, Pleines de grâce, est pluriel, articulant des différences sans nécessairement les différencier. Le récit s’élabore en subvertissant les codes sociaux et culturels – en inscrivant une différence par rapport à ces codes, en les inscrivant dans une différence par rapport à eux-mêmes – autant que les codes de la narration, favorisant la rencontre ou co-affirmation de points de vue divers, rencontre qui vient troubler et suspendre les identités habituelles. Si ce livre est aussi politique, il a comme visée première la destruction de l’identité, ou sa dissémination (visée qui est elle-même politique).

Le roman brouille l’identité et la place de l’instance narrative : une instance plus qu’un narrateur car le récit est articulé par au moins deux « voix » différentes qui se juxtaposent ou s’entremêlent, qui se contestent volontiers : « Comment ça, c’est quoi le début ? Tendresse de mon cœur, il y a un paquet de débuts parce qu’il y a un paquet d’histoires, mais moi je veux raconter le début de cet amour, car toi, tu t’en souviens mal, Qüity ; d’un côté tu racontes les choses comme elles se sont passées et de l’autre, je ne sais pas ce que tu fais, mon amour, tu écris n’importe quelle connerie, alors moi aussi je vais la raconter notre histoire. Je vais te l’enregistrer, ma vie, et toi tu vas la mettre dans ton récit ». Le récit est moins le résultat harmonieux d’une négociation, d’un consensus, que le produit d’une confrontation, d’une juxtaposition, d’un emmêlement. Que s’est-il passé ? La réponse ne peut être donnée clairement car ce qui s’est effectivement passé n’est rapporté qu’à travers le rapport divergent entre ces deux voix. Ce qui s’est passé – meurtres, histoire d’amour, apparitions de la Vierge, etc. – n’apparaît que par l’intermédiaire de ces deux points de vue qui ne s’unifient pas en un discours vrai mais coexistent en produisant une fiction, un récit dont la pluralité, l’hétérogénéité internes, ne se referment pas sur une totalité, une synthèse, une harmonie qui serait la vérité.

La fiction est en elle-même plurielle, articulant des points de vue qui affirment leur hétérogénéité. Cette articulation de points de vue pluriels se retrouve à tous les niveaux du livre, de manière plus ou moins accentuée et selon des degrés divers. Une des lignes principales de la narration est la rencontre et l’histoire d’amour entre « Qüity », femme journaliste, au train de vie aisé, habitant les beaux quartiers de Buenos Aires, et Cleopatra, prostituée travestie – ou prostitué travesti – vivant dans un bidonville et discutant avec la Vierge qui lui apparaît (la Vierge qui, s’adressant à la prostituée travestie, parle d’ailleurs, à l’époque contemporaine, au milieu d’un bidonville, « comme une Espagnole médiévale »). Tout dans ce rapport le présente comme improbable dans la mesure où il implique la réunion – mais non l’union – de différences qui a priori, selon la logique établie de l’identité sociale, n’auraient jamais dû se rencontrer, encore moins fonctionner ensemble. Le personnage de Cleopatra contredit l’identité de genre habituelle, alliant son mètre quatre-vingt-dix, sa perruque de diva, son phallus démesuré, son « identité » d’homosexuel tombant amoureux et couchant avec une femme, etc. La liste des attributs de Cleopatra semble on ne peut plus hétéroclite, juxtaposant des éléments qui, du point de vue de la logique sociale, celle du sens commun, ne devraient pas être réunis en même temps en une seule et même personne. C’est pourtant cette hétérogénéité irréductible qui « définit » Cleopatra (son nom réunissant une souveraine mythique de l’Antiquité égyptienne et une prostituée travestie argentine d’aujourd’hui). Ses attributs ne s’assemblent pas en une unité conforme à l’identité sociale ou à la logique du sens commun mais forment un ensemble hétérogène par lequel les opposés sont non pas dialectiquement synthétisés mais coexistent en demeurant, selon cette même logique, divergents. Cleopatra est celle qui se situe hors des cadres clos de la logique commune, celle qui pour cette logique n’est pas identifiable, ne correspond à aucune identité possible, mais qui pourtant existe, paradoxe vivant, articulant en elle ces différences qui demeurent telles.

Le personnage de Qüity est également, même si d’une façon apparemment moins radicale, constitué d’éléments paradoxaux : abandonnant son statut et sa classe, elle devient membre du bidonville, se transforme en femme et maitresse de Cleopatra, passe d’une identité à une autre, camoufle son identité, mute à nouveau en une auteure à succès d’un « opéra cumbia », est à la fois la mère d’un petit garçon sans être sa mère, est la mère « réelle » d’une petite fille dont le prénom, Cleopatrita, en fait le double étrange de Cleopatra (qui serait à la fois, donc, son père et sa mère), etc. Comme dans le cas de Cleopatra, Qüity échappe aux identités sociales en les mélangeant, en les juxtaposant ou en les traversant, en adoptant tour à tour celles qui sembleraient incompatibles et contradictoires. Ce rapport aux identités telles qu’elles sont socialement définies, pensées, efficaces, revient, comme pour Cleopatra, non seulement à les annuler mais à annuler également les rapports sociaux (et de pouvoir) tels qu’ils sont permis par ces identités.

En même temps que ces identités sociales, puisqu’il lui est lié, c’est le système symbolique qui est atteint : dans la mesure où le système symbolique – celui qui produit le sens – et les identités sociales fonctionnent par séries d’oppositions entre des termes jugés exclusifs entre eux, associer ces termes en un même sujet, les tordre, les brouiller, les juxtaposer, les affecter d’un mouvement qui défait leur exclusion réciproque, ne peut qu’enrayer le système, l’empêcher de produire ses effets, l’attirer hors de lui-même, hors du sens possible, hors de la relation sociale possible. Le travail subversif que réalise Gabriela Cabezón Cámara est indissociablement littéraire et politique, libérant la puissance d’une logique baroque et queer contre une politique et un régime du sens oppressifs, réducteurs, fermés sur eux-mêmes – au profit d’autres possibilités signifiantes et d’autres rapports sociaux possibles.

Cleopatra est le lieu du paradoxe, l’espace où la logique, le sens, les rapports sociaux de domination ne fonctionnent plus : elle en est le dehors agissant et destructeur, le lieu où existent une autre logique, une autre façon de penser et de vivre, d’autres possibilités du sens et du non-sens. Ce personnage serait l’image du livre, celui-ci faisant proliférer un monde à la fois destructeur de l’ordre institutionnalisé du sens, du social, des corps, des vies, de la pensée, et inventeur d’autres configurations dans lesquelles sont centraux le pluriel, l’hétérogène, le discontinu, le non identitaire, etc. On aurait là, sans doute, une idée de ce que peut la littérature selon Gabriela Cabezón Cámara : l’occasion d’une action indissociablement politique et littéraire au profit de ce qui, au sein du régime dominant du monde, y est minoritaire, est pensé comme aberration logique, comme absurdité ou accident, ne pouvant et donc ne devant pas exister.

Comme le personnage de Cleopatra, tous les autres personnages, à des degrés divers, sont « définis » par la juxtaposition en eux de points de vue pluriels et discordants : point de vue de la religion, point de vue du marché, point de vue du sexisme, etc. Cette juxtaposition de points de vue divergents est aussi caractéristique, bien sûr, de la façon dont Gabriela Cabezón Cámara construit le récit, les paragraphes, les phrases qui associent volontiers des éléments hétérogènes, qui produisent des chocs logiques et, si l’on peut dire, ontologiques : le salon est en même temps un autel ; les pauvres deviennent riches ; celle qui, enfant, était nommé Carlos Guillermo, peut affirmer « je n’ai jamais été un mec » ; des policiers violeurs deviennent des dévots repentis de la Vierge ; etc. Les paradoxes, les alogismes, les synthèses disjonctives se multiplient, les espaces différenciés du « réel » se rencontrent, se mélangent, se superposent. C’est le cadre habituel du social et du symbolique, ses hiérarchies et répartitions, qui ici sont plus que malmenés : à l’ordre homogène et normatif habituel, l’auteure substitue non pas un monde homogène et « plein », signifiant et consistant,  mais un univers de différences où règnent l’hétérogène, le discontinu, le non identifiable : un univers vivant et chaotique, vivant car chaotique, où le sens est sans cesse pluralisé et déjoué, problématisé plutôt qu’asséné, où le réel commun est fragmenté, disséminé, pris constamment dans une mobilité qui le reconfigure en l’ouvrant à autre chose que lui-même. Un chaosmos plutôt qu’un cosmos.

Dans Pleines de grâce, le bidonville pourrait figurer un tel univers, la pluralité logique et ontologique qui s’y trouve et s’y mélange en étant comme la signature. Ce bidonville est le lieu où des possibles impensables et incohérents vivent et croissent : là où elle ne devrait pas exister, selon des formes impossibles pour la pensée commune, la vie existe, se développe, persiste – cette existence même étant un échec pour ce qui la décrète impossible. Sorte d’utopie politique, le bidonville dont il est question dans le livre est aussi une atopie logique et sémantique : lieu – ou hors lieu, lieu au-dehors – d’une résistance politique, vitale, psychique, logique par laquelle s’écroule le monde structuré par les points de vue qui en assurent habituellement la cohérence, l’ordre, le pouvoir. C’est une communauté nouvelle qui se fait jour, une communauté sociale et politique définie par la pluralité, l’hétérogénéité, débarrassée des hiérarchies et identités communes et policières, ouverte au dehors et à son propre dehors, communauté sans signification dominante, sans signifiant imposé, sans signifié ultime et totalisateur : un nouveau régime du social indissociable d’un nouveau régime du sens et de l’être.

Le livre lui-même traverse les genres et inclut dans « la littérature » des éléments qui viennent autant, sans doute, du drame shakespearien ou de la tragédie que du film hollywoodien, de la telenovela, du roman policier, des séries télévisées, des théories queer, d’une esthétique camp, etc. Le livre est ainsi une sorte de bidonville en mouvement qui ne cesse de reconfigurer les hiérarchies, les divisions respectées, les significations obligatoires en les associant, en les subvertissant, en les confrontant, et qui, par là, les disqualifie, les resignifie, les perturbe, les neutralise.

Ce que réalise finalement Pleines de grâce, c’est l’irruption dans le monde du point de vue de ceux et celles qui ne devraient pas y exister, qui n’y ont pas leur place, qui y sont impensables – point de vue toujours pluriel et mobile de celles et ceux qui échappent à l’ordre du monde tel qu’il est imposé par d’autres points de vue : celui du marché, celui du sexisme, celui du binarisme intellectuel et politique que l’histoire a pu inscrire dans les corps, dans les esprits, dans les rapports sociaux et qu’il convient maintenant de faire exploser. Cet ordre du monde, dans Pleines de grâce, est dynamité : le monde devient pluriel, mobile, réunissant sans les unir des points de vue divers, divergents, qui traversent les corps, les esprits, le sens, les relations, l’être. Le livre de Gabriela Cabezón Cámara est construit, à l’image du rapport entre les deux voix narratrices, comme une façon de faire surgir, à l’intérieur du discours du maître, ce qui échappe à ce discours et que celui-ci ne peut que nier : le point de vue des pauvres, des femmes, des travesti(e)s, des métis, des enfants des rues, des folles, des illuminés… Cette irruption reconfigure le monde, le libère. Il s’agit de faire irruption dans la langue du maître – c’est-à-dire dans la langue – et de s’en emparer pour la faire devenir folle. C’est ce geste politique et littéraire que crée ce livre queer et baroque de Gabriela Cabezón Cámara.

Gabriela Cabezón Cámara, Pleines de grâce, traduction de Guillaume Contré, éditions 10/18, 192 p., 7 € 10