Françoiz Breut: Vingt à trente mille jours… (Flux flou de la foule)

Françoiz Breut © Laurent Deglicourt

Nous avons finalement convenu de nous retrouver vers Tour et taxis, ce lieu étrange, immense, longtemps en déshérence, dénué de centre comme de périphérie, coincé entre Molenbeek et Laeken.

J’avais proposé un cahier des charges : de la verdure et un endroit pour boire un verre ; le verre d’abord, histoire de s’apprivoiser, puis la verdure et l’espace autour pour réaliser quelques photos. Sauf que ce quinze juillet, depuis l’aube, la pluie tombe en pesant bien ses gouttes, diluvienne, envahissante, très propice à l’annulation des rendez-vous. À Liège, la Meuse déborde, on connait la suite… Très vite je suis trempé et gai comme le canal, que je longe laborieusement depuis le métro Comte de Flandres. J’entre dans l’immense nef de l’Entrepôt Royal, fraîchement rénové. Mon sac est ruisselant, imbibé, j’ai peur que les deux appareils que je transporte soient mouillés, je sors le matériel, j’essaye de me sécher un peu. Au téléphone – il vient de sonner – je ne dois pas être très aimable. Quelques minutes après elle est là : vive, décidée, le visage un peu tendu sous le sourire – je mesure toujours mal l’effet que ma voix de contrarié produit chez ceux qui ne me connaissent pas –, elle porte un ciré vert, un pantalon de pluie, de petites bottes noires en caoutchouc plutôt élégantes ; nous nous observons ; je la sens sur la défensive, je n’en mène pas large, tout va pour le mieux…

Dès le début de nos échanges – via Messenger – elle a voulu que nous nous tutoyions, alors va pour le tutoiement qui ne m’est jamais très naturel…

Françoiz Breut, Flux flou de la fouleBrève conversation météorologique : c’est le déluge d’après moi, rhabillez les nues, le ciel nous lessive, allons voir ailleurs – oui mais où ? Je m’en remets à elle. Dehors la pluie semble avoir temporairement cessé son méticuleux travail de sape, je peine à la suivre avec mon barda et mes vêtements humides, elle avance d’un pas rapide, assuré, en connaisseuse des lieux. Peut-être aussi est-elle pressée d’en finir ? Je l’observe de biais : son visage est toujours un peu sombre, le rouge à lèvres est vif, la chevelure abondante, de jais, avec, çà et là, ces grains de sel que les années dispersent. Sa détermination, son allure sportive contrastent – ce n’est qu’une impression – avec la douceur un peu grave, avec l’étirement sensuel de sa voix chantée, une voix quelque part entre Bardot (qui, brusquement, fredonnerait juste) et Moreau (la tabagie en moins) ; une voix que j’ai immédiatement aimée, quand, en 1997, est sorti chez Lithium son premier album, sobrement intitulé Françoiz Breut, écrit par Dominique Ané (sauf une chanson). C’était comme si, soudainement, cette particulière température du cœur, cette sensibilité à la fois écorchée et distante que, déjà, j’affectionnais chez son compagnon d’alors, trouvait – enfin – une juste incarnation, se délivrant du vibrato un peu tragique dont le Nantais, parfois, abusait. Il y avait dans les dix chansons de ce premier album, par-delà la tonalité très mélancolique, une sorte de calme assurance et c’est cette voix – sa voix – qui rendait possible ce fragile équilibre.

Cette année-là, je me séparais de la mère de mon fils, je survivais, plutôt mal que bien, j’écoutais en boucle Fort Alamo – dans l’album Dolorès de Murat – et ce premier et splendide opus de Françoiz ; Après la nuit, il faudra émerger / marcher dans cet entre-deux / où le jour vient mais n’est pas arrivé : les paroles semblaient dépeindre ce que j’étais en train de vivre, chaque écoute me bouleversait. Certaines chansons viennent miraculeusement nous cueillir, nous piquant au cœur. Brefs et incisifs concentrés de vie. Elles sont, en cela, plus proches de la photo – voire du cinéma – que de la littérature.

 –  Je ne t’ai pas vue sur scène depuis 1995 (dis-je, pour entrer dans le vif du sujet), c’était au Théâtre de la Ville, à Paris, j’ai un peu honte mais c’est ainsi, depuis je n’ai plus jamais eu l’occasion d’aller t’entendre en solo… mais j’écoute tes albums dès leur sortie, avec un plaisir toujours égal (je ne lui décris pas l’état dans lequel j’avais quitté le concert parisien : elle et Dominique, en live, à cette époque, c’était une sorte d’évidence, une équation parfaite, un charme qui, immédiatement, opérait)…

Oui, 95, c’était l’époque de La mémoire neuve, du Twenty-two bar, c’est l’année aussi où ma mère s’était brisé le pied dit-elle – rangeant soudainement la mythologie dans l’armoire aux souvenirs, là où chaque événement occupe une niche presque égale –, façon aussi de me signifier que les pieds, à trop vouloir évoquer ces années-là, je les lui casse grave. Exit cette mémoire qui n’a de neuve que le nom.

Françoiz Breut © Laurent Deglicourt

Nous avançons en quête d’un endroit pour les prises de vues, elle me raconte l’histoire des lieux – si agréables sous le soleil –, elle décrit l’évolution du parc dont nous foulons les allées trempées. Au loin, sous le ciel chargé, on aperçoit les tours qui ceinturent le Botanique – Bruxelles a toujours voulu ressembler à New-York. Un vague crachin semble partout s’insinuer et je m’inquiète sérieusement pour les photos. Elle me propose quelques spots, elle semble s’amuser plus que moi, il y a souvent en elle quelque chose d’espiègle, de piquant, trait de caractère que ses dessins et ses illustrations – sa seconde inclination dans la vie – laissent volontiers apparaitre. Je dois me faire violence pour lui voler quelques images, je ne suis pas à mon aise, j’imaginais d’autres ambiances, une lumière moins grise, des conditions moins inconfortables.

En 2000 tu avais 31 ans et tu chantais Vingt à trente mille jours qui évoquait la brièveté d’une vie. En 2021, tu as franchi le demi-siècle et tu chantes Mon dedans vs mon dehors où tu décris « les légers sillons en surface, les lignes de vie et les cheveux épars », l’étonnement devant le corps vieillissant….

Oui, toujours cette relation compliquée au temps, à l’âge. Quand j’avais 30 ans, je me sentais vieille, ce qui était, avec le recul, parfaitement idiot…

La pluie, doucement, reprend, nous nous replions vers une brasserie qu’elle connaît, non loin de là, bel espace convivial, lumineux, calme…

C’est tout près d’ici que nous avons tourné le clip pour Dérive urbaine dansla ville cannibale (sur le dernier album Flux flou de la foule, sorti en mars 2021).

Dans ces murs, elle semble chez elle, en terrain connu. Elle a choisi de ne pas renoncer au nord et, avec Bruxelles, la bl(e)uette dure depuis plus de vingt ans. Ses deux enfants y ont grandi, ses amis ne sont pas loin, elle y habite avec son amoureux (elle l’appelle toujours ainsi : « mon amoureux »). Dans son dernier opus, partiellement composé durant le confinement, elle évoque d’ailleurs sans fausse pudeur l’amour physique – sans issue disait l’autre – façon d’affirmer qu’après 50 ans, le désir n’est pas encore tout à fait exsangue.

C’est un très bel album, sans doute l’un des plus aboutis depuis qu’elle a décidé de voler de ses propres ailes, d’écrire seule ses textes, d’affirmer pleinement sa singularité d’artiste (c’était en 2008 avec un disque au titre éloquent : À l’aveuglette). On ressort de son écoute plutôt apaisé, doucement emporté par cette voix qui, les années passant, est devenue plus aiguë, plus résolument fragile aussi. Onze chansons et autant d’histoires, de petites fictions qui évoquent tantôt des sujets d’actualité (les migrants dans Juste de passage), tantôt des expériences plus intimes qu’elle transfigure (La chute des Damnés, Comme des Lapons). Parfois c’est un tableau qui sert d’embrayeur ; ainsi, pour la chanson intitulée Le fantôme du lac, elle s’est laissée entraîner par l’Ophélie du peintre anglais John Everett Millais. On retrouve d’ailleurs souvent ces ambiances aquatiques ou maritimes dans son œuvre, comme la femme dérivant au hasard des courants dans cette merveilleuse chanson qu’est Loon-plage (sur l’album Zoo, en 2016).

Derrière son verre de sirop (à l’eau), elle a progressivement perdu la réserve un peu inquiète du début et je m’en réjouis ; et peut-être me suis-je, moi aussi, détendu…

Je ne suis pas une bonne technicienne, je joue un peu de guitare, je maîtrise mal les claviers ; quand j’ai des idées pour une chanson, je remplis des carnets, c’est toujours le texte qui préexiste et puis, après, l’essentiel du boulot se fait en compagnie des musiciens. Je ne peux pas travailler seule…

Ainsi Flux flou de la foule, à l’ambiance et aux sonorités plus électroniques, a été produit par Marc Melià. Essentiellement des claviers, une batterie ou une simple boite à rythmes … et sa voix.

Elle évoque ses collaborations, anciennes ou récentes : Philippe Poirier (de Kat Onoma), Yann Tiersen, Philippe Katerine, Jérôme Minière, Adrian Utley (guitariste de Portishead), Joey Burns (Calexico)…

Quand j’ai travaillé avec Utley, tout le monde autour de moi pensait que j’allais sortir un album avec un son « à la Portishead ». En fait non : il a été très respectueux des démos que nous avions réalisées avec le guitariste Stéphane Daubersy et il a surtout proposé des pistes, prodigué des conseils…

Elle évoque un souvenir : l’enregistrement, à Budapest, de Si tu disais (sur l’album Vingt à trente mille jours, 2000) :

Nous avions commencé à répéter, puis est arrivé l’orchestre, un orchestre classique, et quand nous avons continué les répétitions, tout était différent, la musique enflait, se répandait en même temps que l’émotion, emportait tout avec elle…

… tu me poses beaucoup de questions ! Je ne suis pas sûre de pouvoir toujours y répondre, je croyais au début qu’on devait seulement faire des photos…

Sa modestie, sa gêne ne sont pas feintes ; elle me raconte son anxiété dès qu’elle est invitée quelque part pour parler de son travail. J’ai envie de lui répondre : tu viens de sortir ton septième album, ton travail n’a pas besoin de justifications, il est là, il existe, il va continuer… Mais qui suis-je pour lui dire ça ? Je pense au même moment que cet apparent manque de confiance est aussi, sûrement, un des nombreux charmes du personnage…

Tu te rends compte que, toi et Dominique, ensemble d’abord, puis chacun de votre côté, vous avez inventé un son, une esthétique, une autre façon de chanter en français qui ont été largement imités par beaucoup d’autres artistes à la modestie souvent relative et qui citent assez peu leurs sources !? 

Elle me regarde avec un petit sourire triste, sceptique aussi…

On en reparle dans 20 ans ?

Je touche frénétiquement le bois de la table. Dehors, la pluie a cessé.

Françoiz Breut, Flux flou de la foule, album sorti le 19 mars 2021 sur le label Trente Février.
Françoiz Breut en tournée : 20.09 Marchin (BE) – 22.09 Bruxelles (BE) – 29.09 Le Havre – 30.09 Lyon (Feyzin) – 01.10 Tourcoing – 02.10 Creil – 03.10 Paris – 29.10 Liège (BE) – 30.10 Colmar.