Jean Genet en Pléiade (romans et poèmes) : entretien avec Emmanuelle Lambert, Gilles Philippe et Albert Dichy

Comme Jacques Dubois l’a souverainement défini dans un article paru sur Diacritik, le volume La Pléiade/Gallimard consacré aux romans et à la poésie de Jean Genet est une pépite éditoriale. D’une part, parce que Genet est Genet est Genet, un des astres les plus sidérants des Lettres françaises. D’autre part, parce que l’édition de ce volume établie, annotée, commentée par Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, avec l’aide d’Albert Dichy, nous donne à lire les originaux, les textes non expurgés.

Voleur de feu qui s’adresse à tous les voyous et les voyants du verbe, écrivant depuis la marge et pour la marge — marge de la littérature, marge de la société, marge de la vie… —, adoubé par des éclaireurs de génie (Cocteau, Sartre, Bataille…), Jean Genet délivre une œuvre incandescente et ténébreuse, radicalement irrécupérable, au plus loin du puritanisme contemporain et des replis moralisateurs actuels. La phrase de Genet a une puissance racinienne. Elle est tout à la fois classique, baroque, subversive, ample et violente, au service d’une apologie flamboyante et radicale du « Mal », de la sainteté noire. Sa prose n’est pas à proprement parler sexuelle mais pétrie dans une chair qui s’embrase. C’est notre époque, à tout le moins la partie composée par ses censeurs et ses castrateurs, qui s’affole, qui condamne la beauté sensuelle de sa langue, ses prises de position politiques en faveur des Black Panthers, des Palestiniens, de la Fraction Armée Rouge, séparant un Genet acceptable et un Genet excommunié.

Au sens le plus radical, Genet n’a pas d’héritier, il n’en voulait pas même s’il a marqué, sidéré, influencé des générations d’écrivains. Le seul dont la cosmologie subversive rejoint Jean Genet, c’est à mon sens Pierre Guyotat. Son unique sœur a pour nom Violette Leduc. Genet n’est d’aucune époque, d’aucun compagnonnage. La nôtre le ferait vomir. Il a certes ébloui, incendié les membres d’une confrérie disparate, bigarrée, sans base commune, la Beat Generation, Selby, Bukowski, Hervé Guibert, Koltès, Patti Smith, David Bowie, Placebo, Fassbinder, Hélène Martin, Marc Ogeret, Etienne Daho, Jeanne Moreau, Michael Levinas, Sollers, Tahar Ben Jelloun, Hélène Cixous, Derrida, Didier Eribon, Hadrien Laroche, Ivan Jablonka, Marie Redonnet, Edmund White, Gilles Sebhan… Mais il brûle en solitaire. Il se tient au plus loin des mouvements LGBT+, des droits-de-l’hommisme des minorités. Son œuvre n’est pas soluble dans les eaux des gender studies, des queer studies basculant dans de pâles straight studies. Il est l’inconfiscable. Genet est dans une langue-vie, dans une aventure poétique, « romanesque », théâtrale qui met le feu au réel, au verbe, aux conventions. Sa poésie ne parachute pas seulement un univers érotique dans une versification classique : elle poétise le non-poétisable, l’obscène et obscénise le glorieux.

Le noyau de son œuvre, de sa vie, c’est une immense solitude placée sous l’horizon de la mort, qui orientera son esthétique, une esthétique qu’il développera dans des textes ultérieurs, L’Atelier d’Alberto Giacometti, Le Secret de Rembrandt, Le Funambule.

L’écart revendiqué, creusé, voulu par Genet entre lui et la société (y compris, celle des arts, de la culture) est incolmatable. Il aspire et travaille activement à la disgrâce, à la rupture, à la stigmatisation, il nous balance son génie stylistique et narratif, il plaide coupable, refuse nos clémences, les parfums de la victimisation, il iconise les assassins, Eugen Weidmann, Maurice Pilorge. Il tisse ses écrits autour des rares expérimentateurs de l’assassinat, Ange Soleil, Soclay et autres marlous dotés du prestige noir de la guillotine, des roses pédérastes du bagne. Il suffit de changer les noms, de mettre Charles Manson pour voir la société se lever afin de le jeter sur le bûcher, de brûler les Pléiades. Il magnifie la beauté des condamnés à mort qui font bander son verbe et débander les instances de la Loi et de la Morale. Les divinités de Genet sont des créatures de l’ombre, le fabuleux travesti Divine, un des plus beaux personnages de la littérature française du XXème siècle, son mac Mignon, Harcamone, le condamné à mort, le casseur Villeroy, Divers, Bulkaen, Erik Seiler, l’officier nazi, Riton, le résistant tué et amant de Genet, Jean D., Paulo, la petite bonne, Georges Querelle, le marin meurtrier, le jeune assassin Gil, Stilitano, Armand, l’amant, merveilleuse brute… (« Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour », Le Condamné à mort).

C’est depuis son bannissement par les honnêtes gens qu’il écrit, depuis sa blessure sur laquelle il veille comme l’écrit Hélène Cixous dans Entretien de la blessure. Sur Jean Genet (Galilée). C’est depuis son abandon à l’Assistance publique que prince noir, captif amoureux, il écrit une liturgie de la solitude et des rapports de domination. Il s’agenouille devant la sainteté de Divine (« Je suis allé vers le vol comme une libération, vers la lumière », Miracle de la Rose). Sa perception de la liberté est coulée dans l’encre de Notre-Dame-des-Fleurs lorsqu’il écrit : « libre, c’est-à-dire exilé parmi les vivants ».

Coursier du verbe, il a fondé son asocialité existentielle et littéraire sur l’a-théologie du crime, un monde interlope, fortement hiérarchisé, qui tourne le dos au monde officiel, dont les personnages de réprouvés sont dotés d’une dimension mythique. Exclu de la société ab initio, il refuse son inclusion : Genet est un déserteur. Profession : récidive. Défiant le monde, son œuvre récuse la possibilité infamante d’être acceptée par un système qu’elle transgresse.

Après le premier volume que La Pléiade consacra au théâtre de Genet, une édition établie par Michel Corvin et Albert Dichy, parue en 2002, le présent volume comprend les cinq romans écrits entre 1942 et 1948 (Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la Rose, Pompes funèbres, Querelle de Brest, Journal du Voleur), les poèmes (notamment Le Condamné à mort « dédié à Maurice Pilorge assassin de vingt ans », Un chant d’amour, La Galère, La Parade, Marche funèbre, Le Pêcheur du Suquet…), des appendices (L’Enfant criminel, des fragments) et un important apparat critique de notices, notes et variantes. Après avoir paru sous le manteau, les romans de Genet édités par Gallimard (les Oeuvres complètes de Genet s’ouvrant paradoxalement sur le Saint Genet, comédien et martyr de Sartre, composant le tome 1, un hapax dans le paysage éditorial) avaient été expurgés par Genet lui-même qui retrancha des passages érotiques et politiques. Ce sont les originaux qui nous sont livrés.

À l’occasion de cet événement, nous nous sommes entretenus avec Emmanuelle Lambert, Gilles Philippe et Albert Dichy, le plus grand spécialiste, passionné de Genet, qui a établi la chronologie de ce volume.

Genet est un prosateur inouï au sens où ses romans, Un captif amoureux aussi, délivrent un régime textuel que l’on n’a jamais entendu. Sa langue vole. La beauté d’une écriture en prose intrinsèquement poétique subvertit les Lettres. C’est dans le matériau de la langue qu’il invente un éloge de l’homosexualité, du vol et de la trahison. Éloge qui fait de Genet le plus flamboyant frère de Villon. Genet est un « coquillard » contemporain qui, au fil d’un foisonnement de métaphores, de figures de style, d’un lexique éminemment sexuel, détourne la langue française, la viole, la violente en la magnifiant. Quelles sont les singularités profondes des textes originaux au regard des versions romanesques expurgées ? D’un point de vue génétique, que nous apprennent-elles du geste créateur de Genet ?

Gilles Philippe : S’il n’est pas rare qu’un écrivain retouche ses textes au moment où ceux-ci sont repris dans ses Œuvres complètes, le cas de Genet est en effet assez particulier. Et cela notamment parce que ce n’est pas vraiment le même homme qui a écrit ses romans entre 1942 et 1948, et celui qui les remanie autour de 1950. Le premier est en prison ou sous la menace de retourner en prison ; il écrit sans bien savoir par qui il sera lu ou même s’il sera lu ; ses livres paraissent sous le manteau. Le second est célébré par le milieu littéraire parisien et s’apprête à être lu par le public large que lui promet la couverture blanche de la NRF. Le second récrit le premier, mais surtout il relit le premier. Or, l’écrivain qui relit Notre-Dame-des-Fleurs a pris de la bouteille : il a mûri ; il a derrière lui quatre autres romans ; tous ses livres ont connu une première réception, entraîné de premières réactions, etc. Bien que tout ceci se joue en quelques années, c’est un écrivain expérimenté qui relit en jeune confrère.

On aurait tort par ailleurs de penser ces récritures de façon trop uniforme. Notre-Dame-des-Fleurs (1944) est par exemple le roman que Genet a récrit avec le plus de soin ; non parce que c’était le texte dont il était le moins satisfait, mais parce que c’est le premier qu’il a remis sur le métier en vue des Œuvres complètes, et sans doute s’était-il déjà un peu lassé de l’opération lorsque vint le tour des autres. Le roman avait en outre connu une première récriture, pour l’édition Barbezat de 1948, qui avait déjà suscité une première campagne de modifications. Cela n’est pas vrai de Miracle de la Rose (1946) ou Querelle de Brest (1947), et ce n’est qu’en partie vrai de Pompes funèbres (1947), qui avait aussi connu une seconde édition réservée aux souscripteurs avant les Œuvres complètes, mais sans changements bien intéressants cette fois. Quant à Journal du Voleur, le denier « roman » de Genet en 1948, il sort de la clandestinité chez Gallimard dès 1949, avec de nombreuses modifications par rapport à l’édition originale, mais il ne sera pas repris dans les Œuvres complètes, pour des raisons au demeurant mal élucidées, puisque les archives de la maison Gallimard attestent que son inclusion était bien prévue.

Chaque cas est donc différent, mais il y a une même logique de « retravail ». À la lecture des articles de presse qui ont accompagné la parution de cette Pléiade, nous avons été amusés par le fait que les journalistes reprenaient toujours les mêmes exemples (il y en a tant d’autres !). C’était soit la suppression de la mensuration des sexes de trois personnages de Notre-Dame-des-Fleurs, soit la récriture du début d’une phrase du Journal : « Le tube de vaseline, dont la destination était de graisser ma queue ou celle de mes amants… », devenu « Le tube de vaseline, dont la destination vous est assez connue… » Vous avez raison de dire que les éditions publiques des livres de Genet offrent une version « expurgée » des clandestines : Genet n’a pas supprimé tous les passages sexuels, bien sûr, mais il a rendu leur présence moindre. Soit parce qu’il a coupé des scènes, des paragraphes, des phrases, soit parce qu’il les a en quelque sorte « dédensifiés » : Querelle ne bande plus, par exemple, lorsqu’il se fait sodomiser pour la première fois. Que cela ait à voir avec une possible volonté d’offrir aux textes d’autres entrées que celle du sexe, cela ne fait aucun doute. Mais cela a aussi à voir avec une mutation esthétique. Genet a ainsi supprimé quelques méandres ou digressions ; il a biffé un nombre considérable de purs intensifieurs comme les adjectifs beau et fou ; il a aussi revu à la baisse un nombre considérable d’images : pour ne prendre que cet exemple, le « nœud d’amours si violentes qu’à le voir le diable se fût signé » n’est plus qu’un « nœud d’amours brutales » dans la version finale de Miracle de la Rose.


Une certaine extravagance de la langue genetienne se voit couplée à une déclaration de rupture avec la société, avec un système qui, dès la naissance, l’a banni, Genet ayant été abandonné à sept mois par sa mère, étant devenu un pupille de l’Assistance Publique, placé chez des paysans dans le Morvan, ayant connu la colonie pénitentiaire de Mettray, la prison. L’affirmation d’une sécession sans retour avec une société haïe, ennemie court comme une flamme dans Journal du Voleur, L’Enfant criminel, L’Ennemi déclaré. Pouvez-vous expliciter cette déliaison revendiquée par Genet et active à même ses récits ?

Emmanuelle Lambert : C’est tout à fait exact, et il faut en réalité ajouter à cette liste toute l’œuvre de Genet, de ses premiers poèmes à sa dernière pièce. La rupture sociale est ce que Sartre, lisant Genet avec une attention frénétique, a parfaitement repéré. On a coutume de dire que Sartre a cannibalisé Genet ; mais ce faisant, on oublie un peu vite que c’était un lecteur extraordinaire qui avait repéré une œuvre en train de se constituer, un auteur en train de naître, et qui a fait de tout cela le carburant et l’accélérateur de sa puissance analytique monstrueuse. Or ce lecteur a lu ce que les romans de Genet, baroques, foisonnants, multiples et pas toujours aisés à lire, hurlent d’un bout à l’autre : qu’il a été exclu dès sa naissance, mis à la marge de la société, et que son existence comme homme et comme poète est d’être le fruit de cette exclusion.

Votre image de la flamme est juste : Genet poète brûle de cet écart, il s’en nourrit et s’en consume. Et sa poétique est faite de ce jeu sur l’envers, et la positivité qu’il crée à partir de valeurs négatives à un temps T. D’où, d’ailleurs, sa multiplicité. L’œuvre de Genet, si elle évolue, est constamment traversée par l’art du blasphème, le retournement du stigmate social, la violence politique, l’esthétique du crachat. Selon les époques et ses intérêts personnels, on pourra trouver qu’une manière domine les autres, ou l’emporte, mais la pelote est la même, c’est la manière dont les fils s’entremêlent qui change, à mesure que Genet lui-même change, et qu’il explore des formes artistiques variées.

Si l’on tente de résumer ce que Genet poète doit à cet écart, ou cette déliaison, on arrive à ce qui fait le socle de son œuvre, et lui permet de se déployer, d’être mouvante, multiple et expérimentale tout en étant toujours une œuvre une, ou unifiable : c’est la pensée de la solitude. D’abord radicalement individuelle, puis, à mesure que Genet se socialise comme auteur, ouverte à l’autre, jusqu’au militantisme politique.

En effet, le Genet des premiers romans et poèmes subit une solitude qu’il renverse, magnifie revendique. Elle opère à la fois comme point de départ narratif de ses livres, où son individualité expérimente la radicalité de sa différence passée (pupille de l’Assistance, voleur, déserteur, traître, homosexuel, taulard) autant que celle de sa marginalité présente (celle du moment de l’écriture) : on écrit depuis la cellule où on se masturbe en rêvant (Notre-Dame-des-Fleurs, Le Condamné à mort), depuis la petite poche du pantalon où une boîte d’allumettes devient le cercueil de l’amant aimé (Pompes funèbres), depuis le fond de son cœur d’enfant délinquant (Miracle de la Rose, L’Enfant criminel), depuis la première sodomie et la métamorphose qu’elle entraîne (Querelle de Brest) et, même, depuis la nouvelle position intenable où l’on est à la fois l’ami de Sartre et du Castor, dédicataires du livre, et pourtant encore le mendiant misérable des années d’errance (Journal du Voleur). Et même, d’une certaine manière, depuis la mansarde des Bonnes et la prison de Haute surveillance, ses deux premières pièces de théâtre. Pour le Genet de ces années-là, la question de la solitude est liée à celle de la place, et donc du désir : ceux et celles dont on ne veut pas, qu’on ne veut ni entendre, ni voir et encore moins aimer, Genet en fait partie. Il contraint son lecteur à les entendre, les voir, peut-être les aimer mais en tout cas, les désirer sexuellement, aussi, ce qui n’est pas le moindre des attentats si on le replace dans le contexte de son époque.

Une fois sa place conquise, il est normal que Genet tangue, hésite, soit en danger jusqu’à la dépression et le silence. Mais lorsqu’il revient, il a converti cette question de la solitude en faisant comme il a toujours fait ; en mélangeant ensemble ce qui ne peut pas se mélanger dans une démarche rationnelle (dont il se fout par ailleurs complètement) soit en défiant les lois communes par la puissance de la poétique. Il a fait passer sa solitude par l’autre, dans l’autre, à travers l’autre. C’est la révélation de Ce qui est resté d’un Rembrandt… comme de sa rencontre avec Alberto Giacometti, reversée dans son théâtre, où la question de l’homosexualité se déplace, et où Genet s’ouvre à l’altérité avec une cohérence sans faille et qui veut que plus c’est loin de soi, plus il faut se pencher attentivement pour se laisser déchirer et trouver la proximité, dans la beauté ou le dégoût, peu importe. D’où l’arrivée, imposante, des personnages féminins qui sont des moteurs dramaturgiques formidables (particulièrement dans Le Balcon et Les Paravents), déjà annoncés par l’attention discrète mais tenace de ses romans à d’extraordinaires figures de femmes désirantes et sexuées (comme madame Lysiane de Querelle de Brest). Evidemment, on retrouve cette ouverture à l’autre par et dans la solitude dans sa pensée politique, et dans sa salvation (c’est lui qui le dit) par la rencontre avec les Panthers et les Palestiniens ; où l’action concrète et l’intuition poétique se conjuguent.

A la fin, on comprend que l’exclusion du Genet de l’état civil lors de son abandon à sept mois a donné naissance à un Genet poète dont la croissance a été continue, démultipliée, et toujours nourrie à la sève de sa solitude. C’est à la fois une poétique et une métaphysique, et le livre de Derrida, Glas, et sans doute la plus belle lecture qui en ait été faite, parce qu’elle fait le pari de la réunion des deux. Et c’est aussi la plus belle alchimie que Genet ait accomplie, car c’est une métamorphose au long cours.

Il a chanté les bannis, les condamnés à mort, glorifié la marge, le monde des parias, des voleurs, des travestis, des prostitués. Comment est-il reçu aujourd’hui sachant que son vœu le plus cher était de demeurer irrecevable ? Sachant aussi que son irréconciliation avec la société, sa Loi, son ordre, désavoue par avance les kermesses consensuelles actuelles des causes LGBT+ ?

Albert Dichy : Vous avez raison d’insister sur le désir de rupture et de « sécession sans retour », comme vous dites, de Genet. Et, effectivement, Notre-Dame-des-Fleurs s’ouvre déjà sur une déclaration de guerre et un hymne d’amour aux grands assassins. L’œuvre entière de Genet s’inaugure d’une rupture. Mais en littérature, il ne faut pas se fier seulement à ce que l’œuvre proclame. Pour radicale qu’elle soit, la rupture ici s’opère malgré tout par les moyens du langage dont elle fait un usage extrêmement sophistiqué et raffiné. Autrement dit, elle s’effectue par ce qui constitue par excellence la relation sociale. En même temps qu’il le rompt, Genet réactive et réinvente le lien social – ce qui est le rôle même de la littérature. Tout Genet tient dans cette double injonction. Sa détestation du monde social n’a d’égale que l’intensité avec laquelle ses livres s’adressent à lui. C’est une œuvre adressée comme aucune autre et passionnément en quête d’une communication, contrairement à ce qu’a pu en dire un lecteur aussi attentif que Bataille. Il faut donc être prudent si on veut lire Genet dans un pur rapport de négation du monde social, d’opposition à la loi, à la justice, à l’ordre. Sartre, qui sur ce plan était plus romantique que Genet le décrit comme un « opposant absolu ». Mais, à y regarder de près, s’il y a une notion que l’œuvre de Genet court-circuite, c’est bien celle d’opposition. Que ce soit littérairement ou même politiquement, jamais Genet ne se place en position d’opposition. A ses yeux, celle-ci n’est rien d’autre que la reconduction du même, que le remplacement d’un pouvoir par un autre. Le Balcon et Les Paravents en dressent la théorie critique, mais les romans de Genet mettent déjà profondément en pratique une tout autre tactique à laquelle il a donné le nom de trahison. Le traître est un ennemi certes, mais c’est un ennemi de l’intérieur, il est lové dans le système qu’il dérègle, il appartient à ce qu’il détruit. Il ne fait pas face, il trace une oblique. Genet peut affirmer qu’il n’a jamais voulu faire partie de la littérature française, il est dedans comme personne d’autre et chacun de ses livres en apportent la démonstration éclatante. Mais il y est comme autre. Vous avez raison de dire que son vœu était d’être irrecevable, à condition d’ajouter que son vœu était double : Genet rêvait d’être reçu comme irrecevable. En ce sens, on peut dire que Genet est dans la Pléiade comme un poisson dans l’eau.

Le rapport de Genet aux normes sexuelles obéit aux mêmes logiques. S’il a paru occuper une place-clef dans ce qui serait une histoire de la littérature homosexuelle (le premier à imposer son homosexualité sans la dissimuler comme Proust et sans s’en justifier comme Gide), c’est en vérité tout le système des identités sexuelles que son œuvre déplace. S’il n’aurait sans doute jamais adhéré à aucune revendication de droit pour les sexualités réprimées, il n’est pas impossible qu’il aurait regardé avec intérêt l’instabilité et la dérégulation sociale qu’apportent les mouvements LGBT + d’aujourd’hui, avant qu’ils n’obtiennent légitimité et gain de cause. Ce ne sont pas les causes que Genet soutenait, mais les mouvements et ce qu’il y a de vivant, de désespéré, de désordonné dans les mouvements de révolte.

Albert Dichy, en marge de La Pléiade, paraît Les Valises de Jean Genet (Ed. IMEC), une manne précieuse, inestimable pour les aficionados de Genet. Pouvez-vous retracer l’histoire des deux malles remises par Roland Dumas, l’avocat de Genet, leur contenu, le travail éditorial que vous avez mené autour des manuscrits ? Et évoquer le manuscrit Divine dont nous attendons avec impatience la parution ? Divine était caché au fond d’une malle. Il s’agit du scénario cinématographique écrit par Genet en 1975 à la demande de David Bowie (qui voulait incarner le travesti Divine à l’écran) et du producteur Christophe Stamp. Quand sortira Divine ?

Je cite une note manuscrite, non datée, qui figure dans Les Valises de Jean Genet : « J’ai commis ce crime d’échapper au crime, d’échapper aux poursuites et à leurs risques. J’ai dit qui j’étais au lieu de me vivre, et disant qui j’étais, je ne l’étais plus… »

Albert Dichy : L’histoire des deux valises conservées trente-quatre ans dans le secret du cabinet d’avocat de Roland Dumas et dont il a fait don au fonds Jean Genet de l’IMEC, est passionnante. Pour de multiples raisons mais principalement peut-être parce qu’elles correspondent assez exactement aux années où Genet avait décidé de ne plus écrire, de tourner le dos à la littérature. On est entre 1967 et 1983, l’année où il commence la rédaction continue d’Un Captif amoureux. Un peu plus de quinze ans de silence. Les valises répondent à cette question : qu’est-ce qu’écrit un écrivain qui n’écrit plus ? Elles montrent, fragment par fragment, manuscrit par manuscrit, comment le terrible vœu de silence qu’il prononce après le suicide de son compagnon, le funambule Abdallah, est submergé par le désir d’écriture qui reflue en lui après trois ans de rétention quasi absolue. Genet se bat pour ne pas écrire, mais il ne parvient pas à s’empêcher de griffonner sur la moindre feuille volante, enveloppe, papier à lettre d’hôtel, bout de journal – et même une fois sur l’emballage d’un morceau de sucre. Le livre qu’il porte en lui et qu’il achèvera in extremis sur son lit de mort, Un Captif amoureux, s’écrit malgré lui. La politique lui sert d’abord de prétexte (les immigrés en France, les Black Panthers, les Palestiniens), tout comme le besoin de gagner de l’argent pour subvenir aux besoins de ses proches. C’est là que le cinéma intervient : Genet reçoit des commandes pour écrire des scénarios mais parfois pour les réaliser. Le plus étonnant est sans doute la commande de David Bowie qui rêve depuis l’adolescence d’interpréter le rôle de Divine, le flamboyant travesti de Notre-Dame-des-Fleurs, très tôt traduit en anglais. Un producteur, Peter Stamp, frère du comédien Terence Stamp, offre à Genet une somme rondelette pour rédiger le scénario. Durant l’été de 1975, il passe quatre mois à Londres et réécrit en direction du cinéma son tout premier roman rédigé en prison. Il refond complètement le texte, le politise, joue des motifs de l’occupation nazie et de la Libération, pour produire une fresque homosexuelle ébouriffante qui excède toutes les capacités financières et cinématographiques de son producteur. On trouve également dans les valises un autre manuscrit déjà partiellement connu, le scénario La Nuit venue, dans sa dernière mouture. Ces deux textes importants, comme d’autres scénarios encore inédits, seront sûrement un jour publiés. Les manuscrits sont accessibles aux chercheurs sous certaines conditions à la bibliothèque de l’IMEC mais leur édition ne verra le jour que lorsque le légataire principal des droits de Genet, Jacky Maglia, le décidera.

En ce qui concerne le livre publié aux éditions de l’IMEC, Les Valises de Jean Genet, il faut préciser qu’il ne s’agit pas de la publication intégrale des textes contenus dans les deux mallettes, mais d’une sélection de certains d’entre eux, transcrits et reproduits, et d’un grand nombre de documents. Il s’agissait surtout de déployer la réalité de ce qu’est une valise d’écrivain, avec ce qu’elle offre d’aléatoire et de merveilleux dans son désordre : manuscrits, factures d’hôtel, comptes, brochures, lettres… Une sorte de caverne d’Ali Baba d’archives et de papiers. L’étonnant succès de l’ouvrage démontre le goût que nous conservons pour les manuscrits et les rites d’écriture au moment où l’informatique et le progrès technique les transforment ou les font disparaître.  Mais ce qui est le plus émouvant dans ces valises, c’est de vérifier que le vieil écrivain qui chante avant de mourir les Palestiniens et les Noirs d’Amérique garde la folle nostalgie du délinquant qu’il était lorsqu’il rédigeait en prison les brûlots qui paraissent en Pléiade. D’un bout de l’œuvre à l’autre, c’est le même homme. Sur une feuille éparse parmi ses brouillons, il note : « Selon une ligne qui semblait incassable j’aurais dû continuer dans la misère, le vol au moins, peut-être l’assassinat et peut-être aussi la prison à perpétuité – ou mieux. Cette ligne parait s’être cassée. Or c’est cela qui m’a fait perdre toute innocence. J’ai commis ce crime d’échapper au crime, d’échapper aux poursuites et à leurs risques. J’ai dit qui j’étais au lieu de me vivre, et disant qui j’étais, je ne l’étais plus. »

Ce qu’on pourrait appeler l’hypnose et l’onirisme de la langue, de l’imaginaire de Genet est palpable au niveau de la construction de ses romans, de leur discontinuité narrative. Ses romans tordent le cou au roman tel qu’il avait cours dans les années quarante. Comme vous l’écrivez dans l’introduction, il « accuse les accusateurs » (notamment dans L’Enfant criminel), il roule la France dans la boue, en fait la putain d’Hitler dans Pompes funèbres, roman publié peu après la Deuxième Guerre mondiale, en 1948, vertébré par une certaine vision homoérotique du nazisme, d’Hitler, une fascination sexuelle pour la domination et le crime. Dans Pompes funèbres, l’Histoire sombre dans une féerie infernale, dans une orgie d’acier, entre aimantation par la force virile et amour du plus vulnérable. Dans l’imaginaire fantasmatique genetien, voir la France occupée, les tortionnaires de son enfance écrasés par les nazis soulève en lui une trouble jouissance. Son œuvre proclame la guerre à la société instituée, s’établit sur la ligne de l’irréconciliation, de l’agression. « Ce que j’avais à dire à l’ennemi, il fallait le dire dans sa langue, pas dans la langue étrangère qu’aurait été l’argot » déclare-t-il en 1982 dans un entretien filmé avec Bertrand Poireau-Delpech.

Pourrait-on dire qu’il tord, enturbanne, travestit la langue française jusqu’au point où elle subit un devenir autre ? Je pense à sa phrase « écrire, c’est peut-être ce qui vous reste quand on est chassé du domaine de la parole donnée ». Genet rejoue sa naissance, sa vie dans des mots arrachés à la blessure. Pouvez-vous revenir sur la langue de Genet, les ressources qu’elle déploie, évoquer sa fréquentation de Ronsard, de Rimbaud, Gide, évoquer les mutations de son écriture au fil de ses cinq romans ? Où réside l’iridescence de la syntaxe genetienne, la splendeur inégalée de ce prince du verbe ?

Gilles Philippe : Pour décrire la langue romanesque de Genet, il faut en effet partir, comme vous le faites, du constat de son évolution. Non qu’il y ait une différence radicale entre le style de Notre-Dame-des-Fleurs et celui de Journal du Voleur, mais on observe là encore une évidente désintensification, dont les récritures en vue des Œuvres complètes sont en quelque sorte le dernier stade. La prose narrative de Genet n’en demeure pas moins, d’un bout à l’autre, du côté des écritures poétiques et lyriques, fortement marquées par la métaphore, l’hyperbole et le travail sur les contrastes. Le plus célèbre de ces derniers, et le plus frappant, tient dans l’appariement d’une syntaxe souvent précieuse, parfois archaïsante, et d’un lexique cru ou argotique. Pour justifier ses concessions à la « belle langue », nourries de souvenirs classiques, Genet a prétendu vouloir user de la « langue de l’ennemi », celui du « notaire de province » en quelque sorte, dont on dit parfois qu’il est le prototype des acheteurs de la Pléiade, celui de ce « vous » qu’agresse la première ligne du premier roman : « Weidmann vous apparut dans une édition de cinq heures, la tête emmaillotée de bandelettes blanches, religieuse et encore aviateur blessé, tombé dans les seigles, un jour de septembre pareil à celui où fut connu le nom de Notre-Dame-des-Fleurs. » Mais la norme stylistique que Genet prétend saborder de l’intérieur n’est pas du tout celle qui domine au moment où ses livres paraissent, et l’on sent que le projet littéraire de Genet, celui de l’hyperexpressivité ou de l’expressionnisme, avait simplement besoin de faire feu de tout bois.

Et puis les choses s’assagissent peu à peu au fil du temps. Pour des raisons certes différentes, la langue des deux derniers romans, Querelle de Brest et Journal du Voleur est assurément moins débridée que celle de leurs prédécesseurs, Notre-Dame-des-Fleurs bien sûr, mais peut-être plus encore de Miracle de la Rose, où se noue dans le récit même la rencontre des splendeurs de la belle langue et celle des argots les plus bruts. On peine cependant à parler de « modèles » pour parler de la prose de Genet : le classicisme de certains de ses tours n’est pas celui d’un Gide, le populisme de certains de ses termes n’est pas celui d’un Céline. Genet s’est toujours voulu avant tout un « poète » ; mais prenons, cette fois, le premier vers du premier poème : « Le vent qui roule un cœur sur le pavé des cours » ; c’est l’alexandrin de Baudelaire, et l’image inaugurale est un emprunt ou un hommage à « Chant d’automne ». Depuis Sartre, c’est d’ailleurs une tradition critique que de minorer le talent poétique de Genet au prétexte qu’on y entendrait trop fortement des échos de ses prédécesseurs, Verlaine, Valéry, Apollinaire, etc. Et la médiocrité de cette poésie « sous influence » a pu servir d’argument pour faire valoir la splendeur d’une prose « sans influence »…

Jean Genet, Romans et Poèmes, édition établie par Emmanuelle Lambert et Gilles Philippe, avec Albert Dichy, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2021, 1648 p., prix de lancement 65 € jusqu’au 30 septembre 2021, ensuite : 72 €.

Albert Dichy, Les Valises de Jean Genet, éditions de l’IMEC, 2020, 213 p., 30 €.

On attend avec impatience la parution du scénario inédit de Jean Genet, Divine, datant de 1975, scénario cinématographique commandé par David Bowie et le producteur Christophe Stamp.