Bernard Pingaud : « il n’y a pas plus vieux que moi » (C’est à dire)

Bernard Pingaud (détail de la couverture de ses mémoires, "Une tâche sans fin", Seuil)

« Je suis vieux, très vieux, il n’y a pas plus vieux que moi » : tel est l’incipit de ce posthume de Bernard Pingaud. Quelques mois avant sa mort, l’écrivain achevait ce texte sans cesser de méditer, avec des accents blanchotiens, sur l’impossibilité de finir. Les éditions Le temps qu’il fait, qui avaient déjà repris en volume quelques textes à caractère autobiographique (sous le titre Piété filiale, en 2018), prolongent ici ce geste éditorial. Œuvre-bilan qui revient sur la carrière de l’écrivain, sur ses engagements militants à l’Union des écrivains ou au Parti socialiste, sur son idée de la littérature, C’est à dire vaut parole rare du et sur le très grand âge. Le lecteur familier de l’œuvre y reconnaîtra thèmes et motifs, repris dans l’ultime tour de piste du « vieux comédien », où « sur une scène changeante et sous des noms divers, c’est toujours la même pièce qui se joue ». Mais si la logique du ressassement n’est pas absente de l’écriture d’une tonalité souvent sombre, tout ce matériau – remarques sur la vieillesse, sur le couple au long cours, évocations des drames d’une vie, biographèmes séminaux et propositions théoriques – est mêlé au gré d’une « écriture courante » (au sens d’un idéal de fluidité que donne Pingaud à cette expression) qui fait alterner les fragments numérotés, avec une liberté de ton qui peut être bouleversante. S’entend le souci de « prendre la parole en [s]on propre nom », une dernière fois, par-delà les masques sociaux et les ruses de la fiction.

Il y a d’abord ce titre : C’est à dire. La locution vient habituellement préciser ou rectifier ce qui a été énoncé, comme peut-être le présent texte doit éclairer l’œuvre passée. Il n’est pas impossible qu’à l’invite d’un tel titre, il cherche à lui imprimer une ultime inflexion. On peut aller jusqu’à entendre l’injonction : cela doit être dit. À proprement parler, que serait-il ainsi « à dire » ? Qu’est-ce qui peut, si tardivement, être rejoué du sens d’un parcours d’écriture, dont le premier jalon fut posé dès l’immédiat après-guerre ? Tout le propos est traversé par cette tension entre un mouvement réflexif, presque défensif contre une sourde menace, et, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans passés, le soubresaut du désir encore : cet appel à dire. La crainte de la répétition inféconde est par-là même déjouée par le dispositif, d’une manière autonymique d’abord, en nommant ce risque, mais également par toutes les échappées originales que l’écriture sait encore trouver.

Pour évoquer la grande vieillesse, Pingaud a parfois des accents tragi-comiques, dans le style pince-sans-rire : « Si je me voyais marcher ainsi, je me précipiterais pour me donner le bras. » Mais c’est moins l’âge comme tel qui fait l’objet de son questionnement que l’écriture, toujours. Le texte revient sur la psychogenèse de l’écrivain, sur l’importance notamment que le terme de « griffonnage » a pris rétrospectivement, en écho au roman Adieu Kafka. Le point de bascule entre le griffonnage et l’écriture est à peine sensible. Mais s’il manque un critère objectif de distinction qui puisse être mobilisé, s’impose en revanche une sorte d’évidence sensible, de « certitude subjective », d’autant plus précieuse qu’on la devine fragile. Cette « exactitude » de l’écriture ne saurait être séparée du sentiment de l’« ensemble » qu’elle anticipe : « Telle est, je m’en rends compte à présent l’obligation du griffonneur qui prétend « écrire ». Non seulement trouver les mots exacts, mais faire entendre à travers eux dès avant sa clôture la voix propre de l’œuvre ». Cette voix est celle du désir, telle que la boucle du « Ω » la réverbère entre l’insu et le déjà là, pour faire référence à l’un des plus beaux essais de Bernard Pingaud (datant de 1976 et repris dans Les anneaux de manège). Cette voix propre, en définitive, doit s’affronter au silence de la mort, qu’elle combat sans doute, mais laisse aussi résonner entre les mots. Et cette lutte inégale, pathétique, ne saurait prendre fin, ce qu’exprime une franchise révoltée que l’âge n’atténue pas : « Je sais qu’elle [ma mort] peut me surprendre à n’importe quel moment, y compris celui-là même où j’essaie de l’imaginer. […] Je ne comprends toujours pas pourquoi j’ai été mis au monde si c’est pour m’en chasser sans crier gare un beau matin, alors, peut-être, que je serai occupé à noircir des pages destinées, en principe, à justifier ma présence ici-bas. »

 « Ce dernier livre ne sera donc pas achevé, sinon par une faiblesse coupable de ma part. Il restera ouvert à tous les vents comme je l’avais promis… » Le quatre-vingt-douzième paragraphe se clôt et s’ouvre d’un même mouvement :  une promesse, suivie d’un suspens, pour faire accueil au lecteur à venir.

Bernard Pingaud, C’est à dire, Le Temps qu’il fait, juin 2021, 94 p., 15 €