Roche et Jungblut : Les Dardenne à Seraing-la-Rouge

© Thierry Roche, Guy Jungblut, Jean Pierre et Luc Dardenne / Seraing, Éditions Yellow Now

L’éditeur Yellow Now (Liège) lance une nouvelle collection dont le propos est plus qu’original. C’est qu’elle se voue à des cinématographies dont les metteurs en scène sont attachés au décor d’une ville et d’une seule. Il y eut dans cette même collection un Antonioni et Ferrare. Voici à présent les Dardenne et Seraing. Et cela frôle l’exploit, car les neuf films majeurs des deux frères, depuis La Promesse jusqu’au Jeune Ahmed, eurent pour unique décor une cité mosane contiguë à Liège qui fut longtemps forte de son industrie sidérurgique. C’est dans cette cité que les deux frères firent leurs études secondaires et c’est là qu’ils reviennent immanquablement sans imaginer de pouvoir filmer ailleurs.

© Thierry Roche, Guy Jungblut, Jean Pierre et Luc Dardenne / Seraing, Éditions Yellow Now

Pour rappel, c’est l’Anglais John Cockerill qui fit prospérer la métallurgie à Seraing, assurant l’essor d’une ville et d’une région, les usines du bord de Meuse devant être gérées ensuite par différents holdings. Ainsi, au cours du temps, des milliers de travailleurs ont durablement fréquenté les usines de la vallée et assuré leur prospérité. Ces métallos se mettaient parfois en grève pour déferler alors sur la ville proche et terrifier ses habitants bourgeois, comme en témoigne Georges Simenon dans son Pedigree autobiographique. Les métallos de ce qui fut aussi Cockerill-Sambre formaient un prolétariat ardent et combatif provenant de différents pays. Toutefois, l’espoir né de ce qui fut appelé durant l’hiver 60-61 « la grève du siècle » était largement retombé lorsque les Dardenne commencèrent à situer leurs films dans le décor urbain et fluvial de Seraing. C’est que la ville avait commencé son déclin. Pourtant cela ne rompit en rien la fidélité des frères au site de départ. Ils « firent avec » et estimèrent que le décor sérésien méritait un geste de solidarité qu’ils renouvelèrent à neuf reprises. C’était donc de leur part adhérer à certaine « misère du monde », pour parler comme Bourdieu, ce qui valut au cinéma des frères d’être couronnés à Cannes à plusieurs reprises.

© Thierry Roche, Guy Jungblut, Jean Pierre et Luc Dardenne / Seraing, Éditions Yellow Now

Mais venons-en au livre et à sa conception. Il associe deux auteurs : Thierry Roche, professeur de cinéma et anthropologue à la faculté d’Aix-Marseille (un Roche rendant visite à Seraing à plusieurs reprises) et Guy Jungblut, éditeur de la présente collection et photographe exerçant en région liégeoise. Ils vont faire équipe dans de longues promenades sur le site sérésien. Tous deux ont vu les films des frères et s’en parlent en déambulant mais sans trop appuyer. Ils se veulent deux regards seulement, deux regards en appui l’un sur l’autre. C’est quoi Seraing aujourd’hui se demandent l’un et l’autre ? Thierry Roche précisera à bon escient : « Notre démarche, à Guy et à moi, a consisté en cela. Mettre l’arrière-plan en avant, tenter de donner aux décors leur véritable statut, celui de paysage, inscrire la ville de Seraing dans une historicité et un devenir. Le projet était bien de renverser le dispositif mis en place par les Dardenne pour percevoir de nouveaux aspects de leur travail, et plus particulièrement leur capacité à créer et montrer un paysage. » (p.231)

© Thierry Roche, Guy Jungblut, Jean Pierre et Luc Dardenne / Seraing, Éditions Yellow Now

Partant de quoi, ayons à l’esprit trois aspects de leur collaboration. C’est d’abord que cette dernière s’accomplit en déambulations commentées.  C’est ensuite qu’à même le volume chacun d’eux utilise son médium habituel, le discours verbal pour Thierry Roche, le discours photographique pour Guy Jungblut. C’est enfin la mise au jour de ce que Roche vient de nommer les arrière-plans du travail des Dardenne. Ce qui donne à l’ensemble du présent ouvrage un caractère d’abstraction largement assumé. Ainsi les photogrammes, qu’ils soient de pleine page ou en format réduit dans les marges, ne sont pas légendés. De surcroît, les paysages sont rarement fréquentés, les maisons rarement habitées. La seule personne fortement identifiable est la statue prise en trois vues au cimetière de la ville de feu Julien Lahaut, le leader communiste vénéré et assassiné par un commando fasciste sur le seuil de sa maison. Au cimetière, Lahaut lève encore le poing et je me souviens de l’avoir entendu lancer à propos du maire socialiste de Seraing à des mineurs en grève : « pendant que vous souffrez, camarades, Merlot avec sa bedaine, se promène sur la digue de Blankenberge ».

Mais venons-en au texte que signe Roche. Là encore, on sent la tendance à l’abstraction. Cette fois, des épisodes filmiques sont évoqués. Exemple marqué : au fur et à mesure que les Dardenne progressent dans leur cinéma les lieux « semblent renoncer à « faire ville » ; leur fragmentation contribue à isoler les personnages, à les rendre fragiles et sans attaches. » (p.31) Adopté à partir d’un certain moment, le filmage caméra à l’épaule va dans ce sens. C’est que la raréfaction des mots et expressions chez les personnages mis en scène en appelle à une rare vigilance de la part du spectateur.

Le film Rosetta jouera à cet égard un rôle de référence et c’est pourquoi son héroïne fera souvent office de point de repère dans le propos de Thierry Roche. C’est que la jeune fille a un parler corporel déroutant. Que veut-elle ? Quelle est son intention ? Qu’exprime son allure ? C’est toute une grammaire de sa démarche que le souvenir du film s’attache à rappeler. Mais il en va ainsi d’autres acteurs qui sont également l’objet de rappels fugaces dans l’analyse. C’est aussi qu’ils exploitent la configuration des lieux : la berge à peine aménagée d’un fleuve qui ne servait guère qu’au transport des produits de l’usine, ou bien encore tel morceau de route ou de chemin s’égarant dans la campagne. Ce qui vaut également pour les photographies de Jungblut auxquelles on revient. Ainsi les façades de maintes habitations ruinées et de structures composites — plus que les pans d’usine reproduits — semblent interpeller le photographe. Et cela vaut de même pour les images de quelques marchés donnés à voir. Façades, étals ou berges du fleuve, qui se promènera dans un livre si bellement et si abondamment illustré y lira des souvenirs et des sociologies. Il y découvrira également une méthode d’analyse filmique s’appuyant en parallèle sur une anthropologie et sur une sémiologie.

Ainsi le présent ouvrage colle superbement à l’esprit de la collection naissante en même temps qu’à l’œuvre fictionnelle des Dardenne. Pourtant, il n’évoque cette dernière que de biais et à travers le renversement que l’on a dit. Quelques-unes de ses annexes s’avéreront cependant utiles au lecteur avec l’identification des films et des personnages ainsi qu’avec des scénarios donnés en condensé.

Thierry Roche, Guy Jungblut, Jean Pierre et Luc Dardenne / Seraing, Cinéma / Paysages, Crisnée, Éditions Yellow Now, « Côté Cinéma », mars 2021, 272 p., 25 €