Comprenne qui voudra : « C’est simplement une histoire vraie »

Comprenne qui voudra sur archives du feuilleton dans Le Monde © Christine Marcandier

Le 14 septembre 1967, Gabrielle Nogues, née Russier, 30 ans et tout juste agrégée de Lettres, fait sa rentrée au lycée Nord de Marseille. Elle aime la littérature, elle veut la faire aimer à ses élèves. Elle leur lit L’Écume des jours de Vian, crée une bibliothèque au lycée, s’implique, se passionne, trop peut-être. Elle aime par dessus tout Antigone — « Il y a l’amour. Et puis il y a la vie, son ennemie ».

Gabrielle Russier fut une femme très libre dans une société prompte à condamner qui ose déborder. Quand elle vit au Maroc où son mari ingénieur a été recruté par la Générale électrique, elle milite pour l’indépendance de l’Algérie et la décolonisation. La liberté lui est un éthos, l’indépendance une règle de vie. Elle a refusé la vie de « ceux qui vivent sans vivre » et le quotidien normé d’une femme mariée, mère de deux enfants, elle a repris ses études à la fac d’Aix, acheté une voiture. La séparation puis le divorce seront long et douloureux mais Gabrielle vit enfin comme elle l’entend : coupe courte, allure androgyne, elle fume des Gauloises, porte Jacky de Guerlain, passe du temps, beaucoup, avec ses Secondes C. Parmi eux, Christian Rossi.

Le lycée est très engagé dans les grèves et manifs, on est en 68, et dans le cortège, Gabrielle et Christian se tiennent par la main, « ils se cachent à peine pour s’embrasser ». L’image a de quoi choquer le bourgeois : elle a 32 ans et lui 16, la mère de Christian a été sa prof à la fac, il est son élève au lycée. Gabrielle n’en a cure, elle filme la petite bande sur la plage de Sainte-Croix avec sa caméra Super 8, elle archive les moments heureux, retrouve son amant en Allemagne durant l’été, déménage à Marseille. À la rentrée, les rumeurs vont bon train, le couple choque, les parents de Christian éloignent leur fils, l’inscrivent au lycée dans les Hautes-Pyrénées, ils finiront même par le faire interner. Mais rien n’y fait bien sûr, ils s’aiment, n’ont de cesser de se retrouver, et c’est alors la justice qui se charge du dossier : condamnation de Gabrielle pour enlèvement et détournement de mineur, incarcération aux Baumettes. Au domicile de Gabrielle, on retrouve le film des jours heureux, il est étiqueté « immontrable », l’adjectif appose le sceau de l’infamie sur ce qui dérange.

Gabrielle l’écrit à son amie Fanchon, « tout ce qui m’est arrivé tient de San Antonio et de Racine, cela se terminera peut-être par un fait divers ». Et c’est cette mécanique implacable, entre roman de gare et tragédie, que suivent Pascale Robert-Diard et Joseph Beauregard dans Comprenne qui voudra. Leur récit fut un feuilleton publié dans Le Monde durant l’été 2020 avant de devenir ce livre implacable aux éditions de l’Iconoclaste. L’affaire est de celles qui mettent à mal les définitions de la famille, de la justice et de la société, dérangent l’ordre établi, bouleversent les certitudes tranquilles. Elle concentre aussi les impasses et apories de la libération sexuelle et de 68. Gabrielle l’écrit, « la révolution nous a posé un lapin ». Il n’est pas étonnant que Les Années d’Annie Ernaux figure parmi les références finales de Comprenne qui voudra.

Si le juge Palanque penche d’abord pour un non-lieu, la machine judiciaire s’emballe. La pression médiatique augmente, l’affaire est passé des entrefilets des journaux locaux à la presse nationale. Gabrielle l’écrit encore : « j’ai l’impression de vivre du Kafka ». Tout le monde a un avis, tranche et juge, pour le plus souvent condamner. La différence d’âge, Christian mineur, l’opposition de ses parents qui ont saisi la justice, Gabrielle prof et mère… L’affaire passionne, Jean-Marie Rouart dans Le Figaro en réfère à La Femme de trente ans de Balzac et à la Sanseverina de Stendhal. Il poursuit : « est-ce le nouveau roman de Christiane de Rocherfort, la version hollywoodienne de Phèdre ou de Chatterton ? Non. C’est simplement une histoire vraie. Il n’y manque que la fin ». Elle approche, tout s’accélère, vers le pire.

© Annie Girardot dans Mourir d’aimer, André Cayatte (1971)

Cette fin, beaucoup la connaissent mais toutes les lectrices et les lecteurs la (re)découvriront dans ces pages. Là est la force du fait divers : on peut le déplier, le reprendre, rouvrir l’enquête, le raconter de nouveau, il résiste, son punctum demeure opaque. C’est l’onde de choc de l’affaire que rendent Pascale Robert-Diard et Joseph Beauregard, une lame de fond toujours aussi implacable, dans un texte à la mesure de cette puissance. Tout frappe et déchire dans ce récit, jusqu’au nom de la concession du Père-Lachaise dans laquelle Gabrielle est enterrée : Rossi-Russier, comme un pied de nez ironique, la réunion homonymique des amants maudits… Interrogé, Georges Pompidou, alors chef de l’État, cita Paul Eluard, « Comprenne qui voudra », un vers évoquant la Libération, devenu titre de ce livre, à la mesure de l’Antigone de cette affaire. Comment peut-on mourir d’aimer ?

Pascale Robert-Diard et Joseph Beauregard, Comprenne qui voudra, L’Iconoclaste/Le Monde, mars 2021, 19 € — Lire un extrait

Comprenne qui voudra sur archives du feuilleton dans Le Monde © Christine Marcandier