Barbarella, Martine, Maigret, Batman : la fabrique des héros

Une nouvelle collection d’essais a vu le jour aux Impressions Nouvelles (Bruxelles). Elle a pour vocation de mieux faire connaître les héros des littératures populaires et donne à lire 4 à 6 titres par an, chacun consacré à un personnage plus ou moins mythique et désormais célèbre. Huit volumes existent déjà, chacun confié à une signature et comptant 128 pages.

Mais, avant d’aller plus loin, que l’on nous permette de remonter dans le passé de cette collection, passé qui est aussi toute une histoire. Au temps de mes études de littérature à Liège, il se disait que, écrasé par le caractère prestigieux des lettres françaises, les auteurs belges francophones ne pouvaient guère courir leur chance et devaient donc se spécialiser dans des productions parallèles. Et ce fut, au milieu du XXe siècle, en effet, le triomphe de la bande dessinée belge avec Hergé mais aussi André Franquin et les auteurs de chez Casterman ou Dupuis. Ce fut également dans la même Belgique la percée du roman policier avec l’immense Simenon et quelque peu en retrait Stanislas-André Steeman — ce qui fit dire à un critique parisien que Steeman était le « Simenon belge » (sic). Bande dessinée et récit policier : l’identification à une littérature quelque peu bas de gamme d’une Belgique wallonne et bruxelloise ne tarda pas à se produire. Et l’on peut s’étonner aujourd’hui que Hergé et Simenon qui eurent d’énormes succès d’audience et continuent à en avoir ne furent pas reconnus plus officiellement. Certaine consécration allait d’ailleurs venir mais sur le tard : la collection Pléiade pour Simenon, le musée Hergé à Louvain-la-Neuve. Mais il y eut également, dans une autre tonalité, une manière d’émergence académique : de même que les deux directeurs de la nouvelle collection enseignent aujourd’hui à l’université de Liège, à même la ville ou Simenon comme Steeman sont nés en début de siècle, on a vu durant les années 70 l’université locale ouvrir un enseignement original dans le département des études romanes et qui s’intitulait « Genres paralittéraires (domaine français) ». Définition incertaine sans doute mais qui se fit entendre et généra des succès de fréquentation.

En somme, c’est ce flambeau que, sans trop le savoir, reprennent aujourd’hui Tanguy Habrant et Dick Tomasovic en héritiers qu’ils sont comme l’est aussi Bjorn-Olav Dozo qui enseigne désormais les structures des jeux vidéo dans la même institution. Mais ne nous égarons pas et présentons quelques-uns des volumes parus dans la collection ainsi que leurs auteurs et critiques. Et commençons — ce n’est que justice — par les deux Belges de la première vague, soit Maigret que présente Jean Baptiste Baronian et Martine que défend Laurence Boudart. Curieux attelage que celui du commissaire expérimenté et de la sage écolière. Toutefois, dans son rôle de fonctionnaire consciencieux, Maigret ne détonne guère avec la famille petite bourgeoise de Martine. De plus, si cette dernière ne cesse d’avoir dix ans au long des albums et des années, Maigret ne vieillit guère plus qu’elle dans ses enquêtes successives qui confinent à la centaine.

On ne s’attardera pas à Jules Maigret que la France connaît par des romans d’enquête comme par de nombreuses adaptations filmiques ou télévisuelles. Dans nos colonnes fut présenté il y a peu le film Maigret tend un piège de (1958) de Delannoy avec Jean Gabin sans le rôle du commissaire. Le titre en dit déjà long des méthodes d’un héros appliqué et méthodique. Mais passons d’emblée à Martine, héroïne qui connut, elle aussi, un énorme succès de 1954 à 2010 via les nombreux albums conçus par G. Delahaye pour les scénarios et par M. Marlier pour la partie graphique. Le style de ce dernier devait d’ailleurs jouer le plus grand rôle dans le succès de la jeune héroïne. Mais héroïne vraiment ? Car Martine ne connaît pas d’aventures. D’un album à l’autre, elle est une fillette sage et bienséante, âgée de 10 ans en permanence. Elle partage le quotidien des gamines des années 70. Et rien ne lui arrive vraiment hormis une chute à vélo.

Elle est donc un Tintin garçon mais sans aventures et donc rassurante. Rédactrice de la présentation, Laurence Boudart déploie une sociologie fine à son endroit, prise qu’est Martine entre une mère entretenant la maisonnée et un père requis par une profession externe mais non identifiée. Il reste cependant que la famille de classe moyenne au sein de laquelle vit la gamine participe d’un monde d’après-guerre en pleine croissance. On s’y équipe en électro-ménager, on se paye le luxe de quelques voyages, on s’initie à des sports nouveaux. Et Martine partage cette vie toute neuve, y compris par sa mise toute décente.

Encore qu’elle soit donnée pour débrouillarde, Martine passe auprès d’un certain public pour quelque peu niaise, ce qu’exprimait aussi un dessin léché et trop convenable. C’est pourquoi son personnage fut fréquemment parodié dans la presse satirique. Des couvertures travesties virent le jour sous de faux titres (Martine s’emmerde, Martine et les faux seins). Mais rien n’y fit et le succès ne se démentit pas, s’étendant à la francophonie entière.

Mais revenons après Maigret à la littérature criminelle et policière non pas avec Holmes, qui figure cependant dans le présent florilège, mais avec l’extravagant et prolifique Batman. Il apparaît en 1939 conçu par deux auteurs nommés Kane et Finger. Batman règne sur la ville de Gotham mais uniquement la nuit. Il donnera naissance à une riche postérité de surhommes au long de laquelle il ne cessera de se transformer. Mais il n’en restera pas moins par excellence l’homme au masque de chauve-souris. Il incarnera ainsi un légendaire pleinement urbain et on le verra essentiellement circuler sur les toits. Ce justicier des ténèbres a pour principal ennemi l’affreux Joker qui est sans doute son frère. Un univers très sombre par conséquent, ce qui n’empêchera pas Tomasovic de terminer sa présentation avec cette jolie pirouette : « Il faut imaginer Batman heureux ». Et il l’est presque lorsqu’il partager avec la Catwoman de tendres moments. Bat et Cat, voilà qui forme un plaisant duo. Pour évoquer la riche diversité des surhommes que généra Batman (Superman, etc.), Dick Tomasovic choisit de multiplier les facettes sous lesquelles son héros privilégié est apparu au fil des années et sous diverses signatures. Ébauchons-en la liste : B. est un superhéros, B. est un tocard, B. est un vampire, B. est un détective, B. est un clown, etc., etc.

Pour en terminer, nous évoquerons Barbarella, héroïne qui eut son heure de gloire dans les années 70 et est un peu oubliée aujourd’hui. Elle incarna pourtant une libération sexuelle inspirée au bédéiste Jean-Claude Forest par la plastique de Brigitte Bardot. Et cela devait donner successivement quatre albums. À l’instar du personnage de Proust, la belle Albertine, Barbarella est donnée pour un être de fuite, se répandant dans d’improbables voyages galactiques qui la conduisaient d’une planète à l’autre, où elle pacifiait les conflits là où elle posait son joli pied. Elle apparaissait largement dévêtue, ne se livrant à des performances érotiques que brèves. Elle annonce ainsi toute une gauche libertaire et, comme le dit sa commentatrice, l’érudite Véronique Bergen, « Barbarella est celle qui déclôture, qui introduit de l’ailleurs dans l’ici, qui injecte un souffle de liberté dans la servitude. » (p.19). Elle joue de sa séduction sur des êtres de toute nature, exerçant le pouvoir par ses « attracteurs ». Elle incline le fantastique dans lequel elle se meut vers une space oddity version David Bowie, ou bien encore version Alfred Jarry ou même Lewis Caroll.

Par ses voyages, elle perturbe largement l’espace-temps et tout un écosystème qui s’ensuit. Ainsi, à la suite d’étranges manœuvres, les planètes connaissent des interférences de plusieurs siècles. Elle contribue par ailleurs à la création d’un espéranto galactique pour permettre aux êtres de toutes sortes (animaux compris) de communiquer aux deux bouts de l’univers. On serait tenté de la ranger aux côtés des Wonder Women, mais elle est à des années-lumières de la Ligue des Justiciers américains. « La libération féminine, note Bergen, n’en est pas une si elle se contente d’intérioriser, de reprendre à son compte la logique de l’autre sexe. » (p.94) Ce qui n’empêche pas Barbarella, qui s’attache à une métaphysique de l’immanence, de puiser dans les vieilles mythologies, avouant sa sympathie pour la douloureuse Gorgone.

Ainsi prend fin notre parcours héroïque. Nous avons commencé cette revue avec le portrait d’une gamine fort peu mythique attachée à un quotidien en réduction. Nous finissons avec une extravagante voyageuse intergalactique saurant d’une planète à l’autre. Toutes deux femmes et toutes deux commentées ici même par des femmes. Elles méritent notre salut au sortir de l’itinéraire. Il nous faudrait encore évoquer d’autres grands héros entrés dans la collection : Jack Sparrow avec Laurent de Sutter, Nosferatu avec Olivier Smolders, Sherlock Holmes avec Xavier Mauméjean, Astro Boy avec Nicolas Tellop. Ce sera pour une prochaine fois.

Collection « La Fabrique des héros » (Bruxelles, Impressions nouvelles, 2019, 2020 ou 2021), chaque volume 128 pages, 12 €