Lokman Slim : « Comme sous la paupière d’un néant qui sommeille »

Lokman Slim © Catherine Coquio

La plupart des Français qui ont vu passer dans la presse la nouvelle de la mort de Lokman Slim le 4 février 2021 ou les jours suivants, n’avaient jusque-là pas lu une ligne de lui et n’en avaient pas même entendu parler. Ils pourraient dire comme l’a fait l’écrivain italien Stefano Massini à propos d’Anna Politkovskaia, dans Femme non-reééducable : « la première fois que j’ai entendu parler de cette femme, ce fut précisément à l’annonce de sa disparition ». Ce seul fait, ici et là, est déjà plein de sens. « C’est comme si dans le monde, ajoute Massini, il y avait des chambres à coucher, des salons, des salles à manger et – hélas – des débarras. La Tchétchénie est un débarras ». Vu du salon français, malgré un certain passé parfois dit « commun » on s’accorde vite sur le fait que « le Liban est un débarras ».

Massini dit qu’une fois informé du « colossal Guernica tchétchène » il vit cette femme apparaître dans chaque « détail de la mosaïque », et qu’à son seul nom « tous les tessons du verre brisé Russie-Tchétchénie se recomposaient subitement ». On peut dire qu’à l’évocation du nom de Lokman Slim on voit les tessons du verre brisé « Liban-Syrie » se recomposer subitement. Sa mort n’est pas seulement le dernier assassinat en date d’une longue liste de crimes qui renvoient à la « présence syrienne  au Liban » – une des litotes contre lesquelles Slim lutta comme bien d’autres –, donc à l’impunité qui couvre le terrorisme façon Assad depuis cinquante ans. Cet assassinat survient six mois après l’explosion désastreuse du port du Beyrouth le 4 août 2020, et dix-sept mois après un soulèvement de rue massif – qui avait inspiré au Président Aoun cette réplique : « ce n’est pas dans la rue qu’on change le système politique » (24.10.2019). On se souvient qu’une chaîne humaine s’était formée sur 170 kilomètres du pays pour demander le départ d’une classe politique inapte et corrompue, chaîne que le Hezbollah dispersa violemment dans ses fiefs, car les manifestants étaient « manipulés par l’étranger ». La preuve, cette chaîne était composée de gens de tous bords et toutes confessions. Slim prit part activement au mouvement : il y voyait quelque « naïveté », mais cette chaîne donnait forme à ce pourquoi il avait tant bataillé. Le reproche d’être vendu aux Américains et à Israël faisait d’ailleurs partie de sa vie depuis 2000 – quand débuta son duel avec le Hezbollah, qui refusa de rendre les armes une fois l’armée israélienne partie.

On sait que ce qui eut raison du mouvement libanais – mais pas de la colère – ne fut pas la démission de trois chefs du gouvernement, mais cette terrible déflagration du 4 août 2020, que la rue a commémorée le 17 octobre 2020 au port de Beyrouth en même temps que l’an II de sa « Thawra » (Révolution). Depuis ce désastre, qui illustrait plus que jamais la gabegie et la criminalité environnementale de l’équipe au pouvoir, le pays n’en finit pas de s’effondrer. De sorte qu’un horrible concours semble se jouer entre le pourcentage de population passée sous le seuil de pauvreté en Syrie (83%) et au Liban (55%). Or ces chiffres qu’on voit ces jours-ci clignoter en recouvrent un autre : celui du million et demi de réfugiés syriens au Liban, selon l’ONU, que la loi libanaise appelle « déplacés » pour ne pas réveiller le spectre des « réfugiés palestiniens » arrivés en masse entre 1948 et 1971. De sorte que pour les plus pauvres des pauvres parqués dans la Bekaa, à la frontière Liban-Syrie, la situation devient aussi inimaginable que pour les centaines de milliers qui croupissent depuis des années dans la boue des camps en Syrie, où le chiffre de déplacés intérieurs (6,7 millions) et extérieurs (6,8 millions) fait oublier même ce qu’est un « pays ». On parle pour l’un et l’autre de « pays brûlé » et de « pays perdu », presque interchangeablement. Et tandis que le drapeau de 2011 ressurgit inexorablement sur les ruines d’un pays et d’un rêve à Idlib, la précarité croissante au Liban fait craindre une « implosion sociale » et annoncer aux dirigeants « l’enfer ».

Le meurtre de Lokman Slim survient aussi à quelques semaines de l’anniversaire des dix ans de la révolution syrienne. Il vient ainsi boucler une autre chaîne à la manière d’un symbole limpide, et peut-être en ouvrir une autre. Sa mort ajoute à l’effarante cascade d’atrocités de la terreur en Syrie, qui a depuis longtemps fait quitter les rives de la tragédie, et au déchirant sinistre libanais, un événement qui, parce qu’il prend la forme d’un visage et d’une vie singulière, semble soudain redonner à l’histoire une forme tragique. Cette mort résume tout d’un mécanisme fatal en semblant survenir « à côté » : le Liban y apparaît à côté de la Syrie, et on sait le nœud historico-politique fatidique que recouvre ce vieux voisinage. Je ne vais pas le démêler ici : je voudrais dire un mot de la vie de quelqu’un.

Un philologue dans l’Etat Hezbollah

Au Liban, Lokman Slim était une institution vivante autant qu’un électron libre, une sorte d’accident ou d’hérésie au sein de « l’hérésie libanaise » (Waddâh Charâra). Editeur, écrivain, documentariste, archiviste, il jouait un rôle décisif dans la vie culturelle de son pays depuis trois décennies, incarnant dans son chaos un mélange de liberté, d’énergie et d’élégance, presque de dandysme moral, qui, loin d’entrer en contradiction avec son courage politique, le nourrissait. Ceux qui le voyaient adorer la vie craignaient qu’il ne joue avec la mort. Il était né en 1962 dans une famille atypique de la haute bourgeoisie libanaise, qui avait pris racine dans une grande maison au sud de Beyrouth, la « villa Slim » à Haret Hreik, à l’endroit d’un ancien village non loin de la mer, non loin de Sabra et Chatila. Il était le deuxième d’une fratrie de trois enfants dont les parents composaient un couple lui-même improbable, venu d’une autre ère. La mère, Selma Merchak, femme de lettres, est issue d’une famille de Syriens d’Égypte. Elle est de confession protestante, et une fois installée au Liban, plus remarquable encore, elle l’est restée ; le père, Muhsin Slim, issu d’une grande famille chiite, était avocat. Devenu membre du Parlement, souverainiste, il fut de ceux qui se prononcèrent contre l’utilisation du Liban comme base armée palestinienne dans la guerre contre Israël, position qui deviendra plus tard litigieuse dans sa communauté.

Après avoir reçu une éducation classique dans l’école française Saint-Joseph du Carmel, Lokman Slim était parti en 1982 à Paris faire des études de lettres et de philosophie à la Sorbonne, fuyant un pays qui le faisait alors suffoquer. A Paris il devint un brillant latiniste et helléniste, se passionna pour les littératures française, anglaise et allemande tout en fréquentant et lisant, lui et sa sœur Rasha, les intellectuels arabes de gauche de Paris et d’ailleurs – d’esprit anarchisant plutôt que marxiste. Parmi eux le futur ami Waddâh Charâra, auteur d’une thèse sur la question de l’histoire dans la pensée arabe, s’interrogeait sur la trop faible place qu’y tenait la forme, il allait bientôt bousculer les conventions littéraires d’une poésie trop doctrinale et vouloir en finir avec l’ère des « chagrins et des élégies ».

A la fin des années 80, Lokman Slim décida de se « dé-exiler de Paris vers Beyrouth » (post Facebook de Mireille Kassar le 3 mars 2021). Car il avait pour son pays natal, que deux décennies de guerre civile avaient saccagé, une passion et un projet : il voulait y créer rien de moins qu’une culture de la libre-pensée et du dialogue, capable de se confronter cathartiquement à la violence qui s’y était déchaînée ; il comptait en politique sur un pluralisme capable de construire un espace public là où le pays s’embourbait sans fin dans les règlements de compte claniques en vertu d’une asabiyyia frelatée. Il avait choisi de porter ces valeurs en résidant contre vents et marées dans sa maison natale au sud de Beyrouth, zone devenue entretemps le fief du Hezbollah. La milice djihadiste chiite se forma au lendemain de la révolution islamiste iranienne (1979), dans le contrecoup de l’offensive israélienne au Liban et du massacre de Chabra et Chatila (1982). Trois ans plus tard elle devint l’officiel « parti de Dieu » et, passée sous la férule de Hassan Nasrallah dès 1992, elle allait pénétrer et intoxiquer les institutions de la jeune démocratie libanaise en l’espace de vingt ans, en consolidant méthodiquement l’axe Liban-Syrie-Iran.

Lokman Slim avait été éduqué un peu comme l’enfant de L’Odyssée de Py. Il était devenu un athée épris de penseurs mystiques et familier du dialogue inter-religieux. Chez les Slim on aimait les livres saints, tous, au point qu’à l’entrée du jardin une statue de Bouddha siégeait, tel l’ange gardien d’une bibliothèque profane et sacrée, qui, à l’intérieur de la maison, croissait et prospérait. Ouvrant ostensiblement à tous sa demeure familiale, muée en oasis de rencontres, de lectures et d’amitiés – « on avait l’impression d’entrer dans un autre monde, (…), improbable havre où la parole était libre, la pensée et les mots aussi », dira une proche (Émilie Sueur, « Il était libre Lokman Slim », L’Orient Le Jour, 5 février 2021). Lokman Slim y affichait son indépendance et son hostilité aux conduites miliciennes du « parti de Dieu », comme à toute politique confessionnelle. Il menait sa propre politique, avait ses propres ambitions. Son double étendard fut d’abord la littérature et la philologie, illuminées par un amour du monde et une adoration de la langue arabe quasi quichottesque : il rêvait de recréer un arabe assez souple et riche pour abriter à la fois la langue du Coran, la poésie d’Al-Mutanabbî et les valeurs modernistes de la Nahda, et s’était lancé seul dès les années parisiennes dans un travail de transcription des sourates coraniques, tout en étudiant la multiplication des apocryphes dans la poésie pré-islamique – perspective philologique de facto explosive en pays religieux.

En 1990 il créa avec sa sœur Rasha Slim, devenue l’écrivaine et journaliste Rasha Al Ameer, la maison d’édition Dar al-Jadeed, « Maison du Nouveau », qui se lança dans un programme audacieux de textes anciens en fac-similé, d’œuvres enfouies ou censurées, et de traductions d’œuvres modernes en édition bilingue. Slim donna le ton avec un recueil d’aphorismes de Cioran et Pavot et mémoire de Celan, avant que Waddâh Charâra ne traduisît Char et Tardieu. La maison publia – en beau papier toujours – des écrivains consacrés tels que Abbas Beydoun, Bassam Hajjar, Hassan Daoud, Mahmoud Darwich, Ounsi el-Hage, Abdo Wazen et Saadi Youssof. Outre d’anciens écrits mystiques condamnés par la Tradition (Al-Hallâj, 10e siècle), et des rééditions d’auteurs condamnés par les intégristes comme l’Égyptien Tahar Hussein, elle ouvrait son catalogue à certains penseurs religieux contemporains, tels Mohammad Khatami, ancien président devenu chef de file en Iran des « réformateurs », et le « cheikh rouge » Abdallah Alayli, frappé d’interdiction dans plusieurs pays arabes, tout en traduisant tel essai de Gérard Haddad sur l’idée de fanatisme, ou telle conférence de Nuccio Ordine sur « l’importance de l’in-important » Voir Véronique Ginouvès et Franck Mermier, « Les traces infinies de Lokman Slim », Esprit, mars 2021 et Fifi Abou Dib, « Dar al Jadeed garde le cap dans la tourmente », L’Orient le jour, 4 mars 2021. La politique éditoriale de Dar al-Jadeed, à sa manière esthète et savante, portait haut et beau l’idéal philologique d’Edward Saïd, qui s’était servi du legs d’Auerbach et Goethe pour mieux déconstruire les impérialismes, et faisait crédit d’une puissance de libération de soi et de transformation du monde à la lecture critique, un crédit lui-même quichottesque : « La lecture peut changer le monde », disait il y a peu Racha Al Ameer, endeuillée, au journal L’Orient le jour : « donner à lire, c’est libérer, nul ne peut dicter au lecteur, dans sa solitude et son tête-à-tête avec le texte et l’auteur, ce qu’il doit penser. C’est ce que nous avons de plus fort pour désarticuler les idéologies. » (cité par Fifi Abou Dib)

Éprise de détails, la maison affirmait la fameuse « importance de l’in-important ». Leur travail d’édition relevait de l’érudition savante autant que de l’art bibliophilique, qu’il s’agît de rassembler l’œuvre éparpillée et oubliée d’Iskandar Riachi, éditorialiste et historien du Liban, de calligraphier l’ouvrage que Rasha Al-Ameer consacra à la lettre « hamza », ou de faire de la traduction poétique un « laboratoire expérimental de la langue arabe » (cité par Véronique Ginouvès et Franck Mermier). Après une production d’une richesse éblouissante, mais où chaque livre tirait avec peine à 3000 exemplaires faute de lectorat de masse, la maison fut mise KO par les éditions pirates et quelques décrets de censure. Le métier d’éditeur à Beyrouth, « capitale qui capitule » – titre d’un des ouvrages de Slim disponibles en français –, fut pour le frère et la sœur la « petite histoire d’une lente désillusion » (Véronique Ginouvès et Franck Mermier), au point que Slim regrettera une « perte de temps et d’énergie ». La quête d’une « équation entre exigence morale et survie financière » (« La mémoire des conflits libanais ») n’ayant aucune chance d’aboutir, Don Quichotte changea ses manières. En 2000, la maison d’édition installa sur le site de son catalogue au Salon du livre de Beyrouth une pierre tombale proclamant « la mort du lecteur arabe jusqu’à preuve du contraire ». Mais sur le catalogue destiné aux fidèles et aux curieux on lisait parmi les titres : « Notre maison est de verre et nous jetons des roses et des pierres ».

Avec Monika Borgmann © collection Catherine Coquio

La violence et ses traces : documenter, filmer, comprendre ?

Entretemps, Lokman Slim avait rencontré une femme, Monika Borgmann, qui, née en Allemagne en 1966, avait étudié les sciences politiques et la philologie arabe à Bonn et à Damas, vivait au Moyen Orient depuis vingt ans, et travaillait pour Die Zeit. En 1993 elle avait conduit une série d’entretiens avec Saïd Mekbel, le directeur du journal algérien Le Matin, peu avant qu’il ne soit emporté dans la vague d’assassinats d’intellectuels déclenchée par l’arrêt du processus électoral : quinze ans plus tard, hantée par l’idée que les crimes non élucidés ne pouvaient que se répéter, elle publia ces entretiens en France à la manière d’un « testament ». Ce livre où s’exprimait la révolte impuissante d’un journaliste traqué était un plaidoyer contre l’amnistie couronnant cette « décennie tragique ». À sa tête elle avait placé le dernier billet de Mekbel, un autoportrait : « C’est lui qui ne sait rien faire de ses mains, rien d’autre que ses petits écrits, lui qui espère contre tout, parce que, n’est-ce-pas, les roses poussent bien sur les tas de fumier. Lui qui est tous ceux-là et qui est seulement journaliste ». Monika Borgmann et Lokman Slim s’étaient alors lancés dans un grand projet d’archivage et de documentation de la guerre civile au Liban, dont ils avaient éprouvé le manque en cherchant des témoignages de Sabra et Chatila. En 2004 naissait « UMAM Documentation & Research », qui voulait rendre accessibles à un large public international (« Umam » signifie « peuples ») les archives visuelles et écrites de l’histoire du pays, pour la période 1975-1990 surtout. Cet organisme, au-delà de la dénonciation des violations des droits de l’homme, visait, selon les termes de Slim, à « comprendre ce que les conflits ont signifié dans le passé, et ce qu’ils pourraient signifier dans le futur, s’il y a un futur pour cette région du monde » (« La mémoire des conflits libanais »). Le travail mémoriel avait pour fonction de « structurer le travail politique » et « baliser un chemin de réconciliation », ce qui impliquait une confrontation : « Il ne peut pas y avoir de refondation dans ce pays sans que l’on se dise nos quatre vérités », dira encore Slim (ibid.).

En 2006 sortit le documentaire auquel le couple travaillait depuis des années, Massaker, qui faisait parler six anciens phalangistes impliqués dans les massacres de Sabra et Chatila, avec lesquels ils étaient parvenus à créer un lien de confiance. La culture de la violence s’y exprimait non seulement par la parole des locuteurs, mais à travers le langage de leurs corps, musclés et tatoués, filmés de près et sans contrechamp, avec l’intention « non de montrer l’horreur, mais de la faire sortir même quand on ne la voit pas », dira Slim : de traiter le massacre « comme si c’était le sujet et pas l’objet, comme si le massacre s’était en quelque sorte autocréé, alors qu’il est l’aboutissement d’un processus » (Cette citation et la suivante sont tirées de l’entretien avec le couple réalisé par Sandra Barrère en 2017 dans le cadre de sa thèse sur les réalisations artistiques autour de Sabra et Chatila : on y apprend et comprend beaucoup sur la réalisation de ce film, dont la conception initiale remonte (pour M. Borgmann) à 1996, qui fut tourné en 2001-2002, et présenté au théâtre Al Madina devant 700 personnes. « Un entretien de Monika Borgmann et Lokman Slim à propos de Massaker. Sabra et Chatila par ses bourreaux (2006) »). Le radicalisme du film tenait aussi au refus de céder au « wishful thinking » du remords rédempteur, absent des 60 heures de rush, donc du film : « ainsi, on est mieux préparé au prochain massacre ». Refus aussi de confronter les tueurs à des survivants, et de parler pour les morts : « l’idée était très simple (…), un survivant ne peut pas remplacer un mort ». Et tout en étant exigeant sur les faits narrés, il s’agissait non de « prouver » mais de « comprendre ce qu’un être humain est passible de faire, comment on bascule de quelqu’un de lambda à un faiseur d’histoire », une histoire qui ensuite suscite des « œuvres géniales » – Genet et autres –, « grande question », dit Slim. Ces « idées simples » s’étaient affermies dans les innombrables lectures dont ce film taiseux était gorgé (« si on pouvait faire un film avec des notes de bas de pages… »). À ce travail créatif et réflexif au long cours s’ajouta un intense activisme politique et éducatif avec « Hayya Bina » (« Let’s go »), destinée à préparer les élections législatives de 2005 : l’équipe sillonna le pays à la rencontre des communautés les plus isolées du pays, organisant des cours de formation à l’informatique et à l’anglais, à destination des femmes en particulier.

On sait le tournant politique que fut l’année 2005, au-delà de l’entrée du Hezbollah dans le jeu électoral libanais. Le 14 février était assassiné l’ancien premier ministre Rafic Hariri, qui déclencha la « révolution du cèdre » contre la présence syrienne au Liban : le 14 mars un million de personnes manifestèrent en réponse aux 800.000 qui le 8 mars étaient descendues dans la rue pour dire « merci » à Bachar d’être là. Le 2 juin, cinq jours après le début des législatives, un attentat à la bombe à Achrafieh tuait Samir Kassir, co-fondateur du Mouvement de la gauche démocratique libanaise, l’auteur des Considérations sur le malheur arabe qui se réclamait de l’héritage des Lumières et de la Nahda, et qui prônait une alternative politique au règne de la haine et de la terreur exercé quinze ans durant par le Hezbollah et le régime de Damas en Syrie et au Liban. L’assassinat était revendiqué par les « Combattants pour l’unité et la liberté au pays de Cham », soit la « Grande Syrie ». À la fin du scrutin législatif, le 19 juin, l’opposition anti-syrienne obtenait la majorité absolue au Parlement avec 72 élus sur 128, contre 33 pour le Hezbollah et 21 pour la liste du général maronite Michel Aoun. Deux jours plus tard, l’ancien secrétaire général du Parti communiste Georges Haoui, hostile à la présence syrienne, était tué à son tour. Le 28 juin, le chef de la milice chiite Amal, fidèle allié du Président Lahoud, était réélu à la présidence du Parlement. L’assassinat de Hariri, proche ami de Jacques Chirac, et la prorogation de Lahoud obtenue par Bachar décidèrent des pressions franco-américaines pour obtenir le retrait syrien du Liban, qui eut lieu le 27 avril 2005. Une série d’attentats à la bombe s’en suivit, et l’internationalisation du « dossier libanais » transforma le pays en théâtre d’une guerre froide sui generis.

En mars 2011, alors que se répandaient les élans des « Printemps arabes », le scandale provoqué par le supplice et la mort d’enfants de Deraa déclencha une autre révolution, en Syrie cette fois. Lokman Slim présentera plus tard ce soulèvement syrien comme « un maillon dans un processus commencé à Beyrouth, peut-être avant à Bagdad, quoique l’on pense de l’intervention américaine » (cité par Véronique Ginouvès et Franck Mermier) – clausule dans laquelle la plupart des activistes syriens ne se reconnaissent pas. Cinq ans plus tard, l’armée russe testait ses nouveaux instruments de carnage sur Alep-Est. La guerre contre les civils se déchaînait en Syrie, ponctuée d’attaques chimiques normalisées depuis la fameuse « ligne rouge » muée en feu vert, sur fond de monstrueuses violences carcérales au quotidien. En 2016 sortit le film Tadmor (Palmyre), réalisé par Lokman Slim et Monika Borgmann, qui avaient de justesse obtenu de la Sécurité l’autorisation de projeter à Beyrouth. Le couple avait cette fois recueilli les témoignages de huit Libanais qui avaient passé de longues années dans la prison syrienne de Palmyre, celle que Yassin al Haj Saleh, dans Récits d’une Syrie oubliée, a dite « idéale » ou « absolue ». Le soulèvement syrien de 2011 avait libéré la parole des Libanais. L’idée du film était née en 2008 lors d’une exposition d’UMAM-D&R sur les disparus de la guerre civile, prolongé d’un travail de « capacity building » avec d’anciens détenus. En 2007 avait paru La Coquille de Mustapha Khalife, témoignage romancé des quinze ans passés par l’auteur à Palmyre sous Hafez. Slim et Borgmann avaient lu le roman, sidérés.

Dans leur film, l’univers d’épouvante de Tadmor était reconstitué dans une école abandonnée de Beyrouth par les anciens détenus, selon un dispositif comparable à celui de S21 de Rithy Panh sur la prison de Tuol Sleng : au langage des corps filmés au plus près s’ajoutait le mime des tortionnaires par les torturés – le tournage s’était fait avec l’assistance d’un psychanalyste – en vue de reconstituer un système, sans contre-champ là encore. Dispositif litigieux, qui inquiétait les réalisateurs eux-mêmes à l’idée que le film puisse servir le régime en faisant écho à la terreur. Mustapha Khalifé avait lui-même éprouvé cette angoisse, mais s’en était guéri en apprenant que la lecture de son roman par une jeune Syrienne avait reconstitué le lien brisé avec son père, lui faisant apercevoir ce qu’il avait enduré. Le film partait du même principe que le roman : la puissance du système vivant de son impénétrabilité, il fallait le transporter dans une visibilité aveuglante qui aiderait à comprendre – c’était du moins le pari de cette heuristique du déplacement : la prison syrienne, dira Slim dans un entretien pour Esprit, « permet de mieux comprendre également certaines réalités libanaises », tout en étant une « contre-image des prisons israéliennes » (« La mémoire des conflits libanais », entretien de Lokman Slim et Monika Borgmann avec Remi Baille et Jonathan Chalier réalisé le 23 juillet 2017, Esprit). Palmyre était l’extrémité d’un système : pure répétition de cruauté « sans horizon » pour le détenu, instrument de terreur pour la population du dehors, elle révélait au mieux les « mécanismes de défense » de toute dictature, « façade cosmétique » d’un régime ravagé.

C’est lors d’une présentation de ce film à Paris le 5 juin 2019 que la signataire de ces lignes a rencontré Lokman Slim et Monika Borgmann. Après ce huis clos d’images suffocantes on était secouru par la précision du propos, d’une élocution impeccable et nerveuse, même inquiet sur l’effet cathartique du film. J’ai dans les mains le livret anglo-arabe du « MENA Prison Forum » auquel ils travaillaient alors, tentative de fédérer les travaux sur les systèmes carcéraux du Moyen Orient et du Maghreb dans une plateforme virtuelle. Derrière la couverture d’un graphisme au goût sûr, ce fascicule porte en épigraphe un long texte d’Ahmad Faris ash-Shidyaq (1806-1887), linguiste et écrivain libanais, traducteur de la Bible en arabe, souvent considéré comme le fondateur de la littérature et du journalisme moderne au Liban. Il y protestait contre la mise à mort de son frère sous la torture dans un monastère maronite du nord Liban en 1829, pour avoir refusé d’abjurer sa foi. Le livret présente ce frère tué deux siècles plus tôt comme « le premier prisonnier de conscience dans cette partie du monde ». « Si vous étiez réellement sages et savants, disait Ahmad à ceux qui avaient fait tuer son frère Assaad, vous réaliseriez que la persécution et la coercition ne font que confirmer les convictions des persécutés » (ma traduction de l’anglais). De cet amont biséculaire aux prisons de Hassan II et Bachar al Assad, le programme voulait saisir les contours et traits d’une culture de la violence carcérale, en prenant à la lettre l’idée de « forum » et l’espoir d’un avenir.

« Haya » – le tact et la mort

Car les liens funestes entre les régimes libanais et syriens ne relevaient pas de la seule « mémoire ». Le 4 août 2020, la gigantesque explosion au port de Beyrouth qui fit 208 morts et 6500 blessés, ruina toute la zone portuaire et fit s’effondrer les infrastructures de la capitale, le rappela cruellement. En janvier 2021, une enquête de la chaîne libanaise Al Jadeed révéla le rôle de deux hommes d’affaires syriens dans l’importation des 2750 tonnes de nitrate d’ammonium qui avaient explosé, et leur stockage en pleine capitale sept ans durant. Relayant l’information lors d’interviews à Al Hadath et Al-Arabiya (15.1.2021), Lokman Slim évoquait la probable responsabilité du Hezbollah et de Damas : il avançait même que cette cargaison avait pu être destinée aux barils d’explosifs largués sur les régions rebelles en Syrie, notant les dates de la signature du protocole sur les armes chimiques et de l’arrivée de la cargaison.

L’accident confirmait désespérément ce contre quoi la rue s’était soulevée : non seulement la captation du pouvoir par une classe corrompue et criminellement négligente, mais la présence syrienne toujours là, outrancièrement nocive. Connu pour ses critiques des conduites mafieuses du Hezbollah et de son soutien actif au régime syrien, Slim avait été plusieurs fois menacé : à l’automne 2019, en plein soulèvement, des hommes avaient placardé les mots « traître et collabo », ou « gloire au silencieux » autour de sa maison et du « Hangar », un espace dont le couple avait fait une salle d’exposition et de rencontres. Dans une lettre ouverte en décembre 2019, il avait fait assumer « aux forces du fait accompli, représentées par Sayyed Hassan Nasrallah et le président Nabih Berry, l’entière responsabilité de ce qui pourrait lui arriver », plaçant sa famille « sous la protection de l’armée » — H. Nasrallah et N. Berry étant les leaders respectifs du Hezbollah et du mouvement chiite Amal. Cité par Emilie Sueur, « Il était libre Lokman Slim », L’Orient-Le Jour, 5 février 2021. Une campagne d’intimidation avait été lancée contre lui par le journal Al Akhbar, dont il s’était accordé, avec ses proches, à ne jamais prononcer le nom pour ne pas se salir.

Le matin du 4 février 2021, Lokman Slim a été retrouvé mort dans sa voiture dans la région de Nabatiyé, non loin de Zahrani. Il avait été tué d’une balle dans le dos et de quatre dans la tête. Ses funérailles ont eu lieu dans le jardin de la maison familiale le 11 février. De la rue on entendit des chants chrétiens et des sourates coraniques. C’est là que son corps repose et sur sa stèle ont été inscrits ces vers d’Al-Mutanabbî, choisis par sa sœur Rasha :

وقفت وما في الموت شك لواقف
كأنك في جفن الردى وهو نائم

« Debout face à une mort certaine,
Comme sous la paupière d’un néant qui sommeille »

Salma Merchak, la mère de Lokman, s’est adressée à la jeunesse libanaise : « Si vous voulez une patrie, vous devez vous accrocher aux principes pour lesquels Lokman a été martyrisé. Le fardeau sera lourd. Acceptez l’idée du dialogue et la logique de la raison pour créer un pays digne de Lokman. Restez à l’écart des armes ; celles-ci ont emporté mon fils ». Le 5 février, plusieurs manifestations condamnant l’assassinat avaient lieu à Beyrouth, Tripoli, Sidon, Zahlé. L’ambassade américaine a parlé d’acte « lâche et barbare ».

Le 13 février, place de la Sorbonne, une poignée d’amis libanais, syriens et français rendaient hommage à Lokman Slim. Franck Mermier et Véronique Ginouvès ont évoqué l’expérience riche et amère de l’éditeur dans la revue Esprit, qui a joint un riche entretien du couple sur « la mémoire des conflits libanais », recueilli lors de la sortie de Tadmor (Véronique Ginouvès et Franck Mermier, « Les traces infinies de Lokman Slim », et « La mémoire des conflits libanais », entretien recueilli par Rémi Baille et Jonathan Chalier, Esprit). Un vibrant « hommage de la communauté scientifique » a dit le prix de son travail pour les chercheurs. On y rappelle le « style vif et percutant » de l’orateur et la « langue ciselée » de l’auteur, on y exprime l’inquiétude d’un nouveau cycle de violences visant les intellectuels. Une photo, prise le 29 mai 2019, l’accompagne, on y voit Lokman Slim animer une table ronde sur « le partage des données numériques au Proche-Orient ». Le mot « partage » dit beaucoup. Un an plus tôt, le 12 janvier 2018, le site « Creative Memory of Syrian Revolution », créé en 2013 par Sana Yazigi, était présenté à Beyrouth, projet que Slim avait soutenu : c’est là qu’il a prononcé le texte « Des lieux et des hommes », jusqu’ici inédit en français.

Des lieux syriens aux lieux libanais, la frontière n’aura cessé d’être traversée, et de mille manières. En 2019, pour répondre aux actes de violence et d’hostilité contre les réfugiés syriens au Liban, Umam avait organisé une « essay-exhibition », And Lebanese, In Praise  of Lebanese Fusion, montrant que les figures nationales les plus vénérées, de Saint Maroun à Fairouz, n’étaient pas libanaises de souche (Exposition coorganisée avec Abraham H. Zeitoun. Voir Claire Launchbury, « Collecting the evidence »). Lokman Slim avait consacré à cette question une étude intitulée « More Refugees, less Refugeness ».

Une bibliographie de ses textes a été créée sur Zotero par Véronique Ginouvès : l’archiviste n’avait visiblement pas jugé bon de s’archiver lui-même. Son « œuvre » tient moins dans quelques grands films et livres que dans une multitude de textes et d’actions enchevêtrées, éditoriales, archivistiques, filmiques, politiques, qui toutes portent son style et sa signature, forte et discrète à la fois. De Massaker et Tadmor, Slim a dit que tout en étant « ouvragés », ces films « comme d’autres produits mineurs (…) s’inscrivent dans ce que nous faisons au quotidien, qui est de travailler sur les diverses mémoires de ce pays, et par extension de cette partie du monde » (Entretien avec Sandra Barrère). « Si Lokman, dit son amie Mireille Kassar, n’a pas laissé une flopée de sublimes poèmes et pensées alors qu’il était l’ami de cette langue, c’est par ‘Haya’ » : mot inexistant en français, ajoute-t-elle, qui « jumelle la timidité, la grâce et la crainte positive devant le mystère ». Ce « Haya », cette pudeur qui le faisait sourire à l’idée d’être lui aussi l’auteur d’une « œuvre », n’a-t-il pas à voir avec le tact dans plusieurs des formes qu’il peut prendre ? Tact philologique, dont certains polémistes enveloppent leurs batailles épuisantes, éparpillant leurs écrits dans l’écume politique des jours (Voir la thèse de Céline Barral, « Le tact des polémistes : Lu Xun, Ch. Péguy, K. Kraus »). Tact de l’archiviste, qui brûle ses énergies pour collecter, classer et ouvrir les documents issus d’un chaos politique très prodigue. Il a dû penser comme Artaud, ajoute l’amie de mémoire, que « tout ce qui sort du néant pour préciser quoi que ce soit est de la cochonnerie ».

Il aimait pourtant la précision plus que tout. L’essai que Lokman Slim a rédigé en octobre 2005, en pleine bataille législative, « La paix à la libanaise ou l’art de la réconciliation sans modération », est un parfait exemple de tact philologique du polémiste : Slim commence en se portraiturant dix ans plus tôt, un beau jour d’octobre 1995, en train de « décortiquer le Nahar » – le principal quotidien libanais – sous un soleil exquis, frappé par un récit de réconciliation présenté comme un « événement national » ; puis il compose un montage bouffon de récits de réconciliation trouvés dans la presse au cours des années 1990-2000, avec la même inexorable précision que celle de Karl Kraus décortiquant la propagande de guerre dans la presse viennoise. Les Libanais, écrit Slim, ne cessent de se réconcilier mais « on ne trouve pas trace de la réconciliation dans leur conduite politique, comme si la réconciliation était dans une vallée et la gestion politique des affaires publiques dans une autre ». En réalité, poursuit-il, ils sont pris dans un va-et-vient entre deux genres de « réconciliation sans modération » : l’une traditionnelle, « fille d’une culture qui oscille entre l’effusion de sang et la retenue », l’autre moderne, hérétique, qui, à la manière de Sisyphe, ne cesse de désirer une patrie qui serait à leur image. « C’est comme si les Libanais, conclut-il dans ce qui devient alors un autoportrait moral, devaient payer le prix d’être nés dans un pays qui, comme le dit aussi Waddâh Charâra, ne s’impose pas à eux comme une conviction, mais les laisse livrés à eux-mêmes et à leur liberté … Et la liberté est un lourd fardeau ».

Lokman Slim a choisi sans modération le fardeau de la liberté, et il a connu le prix d’être né au Liban. Né dans ce Beyrouth-sud où il avait décidé de demeurer quoi qu’il arrive, devenu d’une « visibilité que rien n’éclipse » (M. Kassar), il savait ce qu’il faisait en prenant ce parti. Il avait bataillé, comme avant lui Paul Celan – ou encore Imre Kertész -, contre les ombres du nihilisme qu’avait épaissies son époque, et que son intelligence avait incorporé, se démenant contre ses pouvoirs destructeurs. L’archive, la langue, le corps furent les trois puissances auxquelles il avait confié son espoir : que la société libanaise parvienne un jour à « digérer » son histoire dramatiquement extraordinaire pour pouvoir devenir un jour une nation « ordinaire » (Voir le texte prononcé par lui que Monika Borgmann et Umam ont mis en ligne le 25 février 2021). Ce jour-là, on ne le sait que trop, n’est pas pour demain. Dans l’un des derniers articles qu’ils firent paraître ensemble, le 31 octobre 2020 dans Orient-le-jour, Lokman Slim et Monika Borgmann commentaient le retour ubuesque du ministre démis, « revanche » aléatoire de la « doctrine de la stabilité ». Constatant les effets finalement délétères de l’intervention française, ils demandaient « jusqu’à quel point la communauté internationale sera(it) prête à atténuer ses exigences en matière de réformes pour financer cette stabilité ». L’article s’achevait par ces mots : « et maintenant, on va où ? »

Une Fondation Lokman Slim se crée à Beyrouth, à l’initiative de la sœur, de l’épouse et de la mère, qui, le jour des funérailles, se tenaient fermement la main. Elles réclament aujourd’hui une Commission d’enquête internationale sur l’assassinat. Il faut espérer que Monika Borgmann ne vivra pas l’expérience de Gisèle Khoury, veuve de Samir Kassir. Le Tribunal Pénal Spécial pour le Liban mis en place en 2009 avec mandat de l’ONU n’a traité que l’attentat de février qui avait coûté la vie à Rafiq Hariri et 21 personnes. Il a rendu son verdict onze ans plus tard, le 18 août 2020, peu après l’explosion du port. Un seul membre du Hezbollah (Salim Jamil Ayyash) sur les quatre accusés a été condamné. Le gouvernement syrien, impliqué dans le rapport initial, n’a pas été mis en cause. La montagne juridique a donc accouché d’une souris. Mais cette souris terrorise une nation.

Lokman Slim (courtesy Catherine Coquio)

Dix ans plus tôt, Nasrallah avait déclaré que ce tribunal étant un « complot américano-israélien » contre son parti, il ne reconnaîtrait aucun verdict, et considérerait toute collaboration avec le tribunal comme une attaque contre la « Résistance ». Le spectre d’une nouvelle guerre civile avait ressurgi, l’image de « l’enfer » avait été brandie. Walid Joumblatt, chef du Parti Socialiste Progressiste, avait appelé à l’unité afin de « faire face à la mise en accusation du Hezbollah et prévenir son impact destructeur sur la sécurité, la politique, et la vie des gens et leur moral : sans un accord de tous les partis sur le Tribunal ou l’acte d’accusation, nous allons en enfer. » (« Jumblatt to As-Safir: « Positive Message » from Sayyed Nasrallah to Hariri », Almanar 2.9.2010) Le premier ministre Saad Hariri lui-même avait promis « de ne pas permettre au sang de son père de provoquer la désunion au Liban ». L’assassinat de Lokman Slim a-t-il quelque chose à voir avec la condamnation d’Ayyash à la perpétuité (décembre 2020), ou encore, comme on l’a suggéré, avec la mort du général iranien Soleimani sous les feux de l’armée américaine à Bagdad ? (« Mort à l’Amérique ! » avait-on alors crié dans la banlieue sud de Beyrouth) Elle répond plus sûrement à ses allégations sur les responsabilités syriennes dans l’explosion du port, et à sa constante attitude de défi ouvert. La prise d’otage d’une population continue en tout cas. L’image de l’enfer reprend du service.

Le 21 mars, le bureau des Droits de l’Homme de l’ONU a publié un communiqué appelant le gouvernement libanais à enquêter sur les assassinats d’intellectuels au Liban. Monika Borgmann l’a annoncé comme une « petite victoire » lors d’un débat de l’IREMMO sur les assassinats politiques au Liban, « De Samir Kassir à Lokman Slim ». C’est un premier pas, disait-elle, la situation actuelle n’est pas la même que pendant la guerre civile, et on peut utiliser le Mécanisme international ». En 2016 l’ONU avait créé le « Mécanisme international indépendant pour enquêter sur les violations du droit international en Syrie », destiné à collecter les preuves et stimuler les poursuites. En vertu de la « compétence universelle » un début de justice a commencé de se déclencher à Coblence, bientôt à Paris. « Il y a la crainte de nouveaux meurtres, mais il y a aussi une rage énorme. J’espère que la peur ne gagnera pas », disait il y a peu Monika Borgmann à la Neue Zürcher Zeitung (Christian Weisflot, « Die Deutsche im Reich des Hizbullah : ‘Es gibt die AZngst vor weiteren Morden, aber es gibt auch eine enorme Wut’ », Neue Zürcher Zeitung, 9 mars 2021). Entre la peur de l’enfer et la rage énorme, la justice saura-t-elle se faire une place au Liban ?

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Dans un chapitre poignant de Femme non-rééducable de Stefano Massini, la journaliste infatigable se dit soudain fatiguée de trouver chaque jour des menaces de mort en ouvrant son ordinateur, et de devoir expliquer à son fils pourquoi on la traite de parano dans la presse. Anna Politkovskaia fut retrouvée morte dans l’ascenseur de son immeuble moscovite le 7 octobre 2006, tuée de quatre balles dont une dans la tête. Massini dit avoir compris que cette femme muée en « entonnoir »  de l’histoire russo-tchétchène « me concernait, nous concernait » : « le laboratoire de la mémoire humaine n’est-il pas au fond un classeur d’images et d’instantanés canalisés dans le tube étroit de notre émotivité ? ».

Le 13 avril 2001, Anna Politkovskaïa avait écrit une Lettre ouverte « aux anonymes Officiers de l’Etat-Major du 68e Corps de l’Armée russe » en réponse à celle qu’ils lui avaient adressée, lui rappelant qu’ils étaient sans pitié avec leurs ennemis : « Si vous êtes convaincus d’être dans votre droit, très bien : retirez vos passe-montagnes, ça suffit avec l’anonymat, regardez-moi dans les yeux et dites-moi que j’ai tort. Votre dévouée Anna Politkovskaïa ». Le jour des funérailles de Lokman Slim, sa sœur Rasha, muée en Antigone, prononçait ces mots : « Les portes de cette maison resteront ouvertes parce que cette maison est plus ancienne que le Hezbollah. S’ils veulent nous tuer, qu’ils disent à leur Dieu qu’ils sont des tueurs ».

Anarchiste et démocrate, athée et mystique, dandy et activiste, le non-rééducable Lokman Slim a été assassiné par ce dont il avait fait son ennemi public : l’impunité, machine à orchestrer l’oubli. Mais avec l’oubli de lui-même, le « Haya » lui avait fait signer un contrat secret, lié à son sens très sûr des Vanités, qui le portait à aimer les mystiques superflus, et à observer le travail du meurtre dans le corps et la langue des tueurs. « Il était libre », a dit L’Orient Le Jour (Emilie Sueur, art. cit.). N’oublions pas Tadmor, « grand film méconnu », ont dit les Cahiers du cinéma (Hauvick Habéchian). « La guerre culturelle de Lokman Slim avec le Hezbollah ne doit pas être oubliée », a dit Alarabiya. La guerre qu’il dut mener contre lui-même, non plus. Il était de la famille des nihilistes que l’espoir idiot tourmente sans rémission, lointain descendant de l’ironique Boris Davidovitch de Danilo Kis – mais avec à la main un livre calligraphié et non une bombe. « Debout face à une mort certaine », disait Al-Mutanabbî. « Sache que tu es déjà mort », disait Davidovitch. Les memento mori se ressemblent. Les hérétiques aussi. Peu après sa mort on parlait à raison des « traces infinies de Lokman Slim ». Lokman Slim est déjà devenu un mythe. Les mythes les plus puissants sortent toujours des débarras de l’histoire.

29 mars 2021

Je remercie vivement Hana Jaber, Nibras Chehayed et Nisrine Al Zahre pour leur lecture.