Lectures transversales 11 : Ante Tomić (Miracle à la Combe aux Aspics)

© Julien de Kerviler

« Après avoir tourné les interrupteurs de bakélite dans toutes les pièces, il constata que l’électricité ne fonctionnait pas. Un vieux frigo hors d’usage occupait le coin de la cuisine. Il frappa l’armoire du bout du pied, provoquant la retraite paniquée d’une armée de vermine. De leurs toiles, deux araignées avaient partagé à parts égales l’évier de la cuisine, à la première le côté gauche, à la seconde le droit.

Il trouva dans l’armoire de la chambre à coucher un manteau en laine mangé par les mites, ainsi que du linge de lit jauni, rangé avec soin, avec un monogramme brodé dont la calligraphie sinueuse ne lui disait rien. Sur le mur était accroché un tableau poussiéreux représentant la Sainte Famille. Le lit conjugal était démonté et rangé contre le mur ; il lui sembla qu’aucune pièce ne manquait. Il sentit soudain une discrète odeur de pourriture. Il fit le tour de la pièce et, dans un renfoncement entre le mur et la commode, il découvrit le cadavre tout sec et décomposé d’un renard roulé en boule. Supposant que cela mettrait son épouse mal à l’aise, il jeta la dépouille loin dans le pierrier et ouvrit les fenêtres pour aérer juste à temps la maison cinq minutes avant le retour de Lovorka.

Elle s’était absentée pas moins de trois heures, et arrivait avec une voiture pleine à craquer, à tel point qu’elle avait dû conduire le nez collé au volant. C’était la première fois de sa vie que Krešimir voyait quelqu’un acheter autant de choses en si peu de temps. Elle sortit du véhicule le sourire aux lèvres, haussant les épaules, l’air de s’excuser, dans un pantalon neuf et un t-shirt blanc. Bien que sa nature le poussât à sortir de ses gonds dans ce genre de situations, Krešimir oublia tout en voyant ses tétons pointer sous le tissu.

Tous les habitants de la Combe aux Aspics regardèrent, ahuris, ces deux-là extraire les sacs de la voiture et les emporter dans la maison maudite. Lovorka avait acheté de la nourriture, des habits, des chaussures, des draps, des rideaux et des tapis, des cosmétiques et du détergent, des ustensiles de nettoyage, de la vaisselle et même un réchaud à gaz. Heureux comme un enfant, Krešo ouvrait les paquets de linge, de slips pour homme et pour femme, de blouses et de chemises, de chaussettes, de pantalons, de robes, de maillots et de pull-overs, de survêtements, de baskets, de chaussures et de sandales. Puis de la viande, fraîche et séchée, du veau, du poulet, des petits pois surgelés, des cornichons, des œufs, de l’huile, du sucre, des biscuits, des pommes de terre, des pâtes, du riz, des épices, de la glace. Cela faisait vingt ans qu’il n’avait pas mangé de glace.

— Il faudrait mettre tout ça dans le frigo, dit-elle en regardant, désarmée, l’épave contre le mur. Tu connais quelqu’un qui sait y faire en électricité ? »

Ante Tomić, Miracle à la Combe aux Aspics (2009), Éditions Noir sur blanc, traduit du croate par Marko Despot, mars 2021, pp. 139-141.

© Julien de Kerviler