Hicham-Stéphane Afeissa: « Aussi longtemps que les procédés d’invisibilisation de leurs conditions ne seront pas déconstruits, le sort des animaux ne changera pas »

Neuf et profondément original : tels sont les mots qui viennent spontanément à l’esprit pour qualifier le Manifeste pour une écologie de la différence que vient de faire paraître Hicham-Stéphane Afeissa. En des pages aussi fortes que lumineuses, le philosophe s’interroge sur la manière dont on pourrait mettre un terme au rapport profondément dominateur que les hommes entretiennent avec la nature, et notamment les animaux. Ne vivons-nous pas dans un déni de l’altérité que reconduisent certaines lectures écologiques ? Comment renouer les liens avec la nature et sa puissance créatrice sans l’écraser non plus que la nier ? Autant de questions déterminantes que Diacritik est allé poser au philosophe le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre très fort et très bel essai, Manifeste pour une écologie de la différence qui vient de paraître aux éditions Dehors. Si on vous sait éminent spécialiste de la question écologique, qu’est-ce qui vous a plus particulièrement incité à écrire précisément ce Manifeste ? Existe-t-il une scène ou un fait d’actualité précis qui se situe à l’origine de votre texte ?

C’est précisément la longue fréquentation de la philosophie animale et de la philosophie environnementale – domaines dans lesquels je me suis spécialisé à la fin des années 2000 – qui m’a incité à écrire cet essai qui, au point de départ, était ouvertement polémique. Au fil des réécritures successives, j’ai « poli » le texte pour effacer toutes traces de polémique et je me suis efforcé de le recentrer sur les problèmes de fond qui y sont examinés. Mais, dans l’état final où il se trouve aujourd’hui, le Manifeste demeure fidèle à son inspiration initiale en ce qu’il est animé de bout en bout par la volonté de critiquer et de réfuter un ensemble de thèses qui me paraissent erronées. J’essaie de montrer que, quelles que soient par ailleurs les différences considérables qui les séparent, certains courants de philosophie environnementale et certains courants de philosophie animale se rejoignent dans un commun déni de l’altérité. Le but du Manifeste est d’expliquer que ce déni empêche de poser correctement les problèmes à la fois à l’égard de la nature en général et à l’égard des animaux en particulier. Vous connaissez peut-être l’une des rares lettres de la correspondance de Gilles Deleuze dont il ait autorisé la publication, la lettre à Arnaud Villani du 29 décembre 1986 ? Deleuze y écrit qu’un livre, s’il mérite d’exister, doit comporter trois aspects : une fonction polémique, combattant une erreur ; une fonction inventive, réparant un oubli ; une fonction créatrice, proposant un nouveau concept. Une erreur, un oubli, un concept : c’est le minimum que l’on puisse attendre d’un livre. Mon propre Manifeste tente modestement de remplir ce programme : l’erreur, c’est le déni de l’altérité ; l’oubli, c’est l’ensemble des caractéristiques qui échappent à la réduction au même ; le concept, c’est celui de la différence.

Pour en venir au cœur de votre propos, votre essai est divisé en deux parties fondamentales, dont l’une est consacrée aux animaux et l’autre à la crise écologique. Vous prévenez dans l’introduction que ces deux questions ne peuvent pas réellement être séparées l’une de l’autre, dans la mesure où il s’agit au contraire de montrer que la forme de violence que subissent les animaux est de même nature que la domination qui s’exerce sur l’environnement naturel, mais que, pour la clarté de l’exposition, elles seront néanmoins disjointes. A quelles conditions une réflexion sur la violence que subissent les animaux peut-elle s’articuler à une réflexion sur les effets de la dégradation de l’environnement ? Comment une réflexion sur la violence et la domination peut-elle constituer le fil conducteur de l’essai tout entier ?   

Les deux concepts de violence et de domination ne sont pas exactement réciproques à mes yeux. Si l’on entend par « violence » l’intervention d’une cause extrinsèque qui rompt le cours de la nature, alors le terme peut être employé pour parler de la perturbation anthropique de la nature, même s’il faut sans doute lui préférer celui de « domination ». Mais si l’on entend par « violence » l’exercice d’une force dans le cadre d’un rapport d’oppression ou de subordination, alors le mot ne trouve pas véritablement d’emploi rigoureux dans la relation de l’homme à la nature, en tout cas pas à la nature inanimée. Le vocabulaire de la violence n’est pleinement approprié, me semble-t-il, que pour parler des relations avec ces êtres naturels que sont les animaux. Il faut qu’il y ait une vie et une vie douée de sensibilité pour qu’une violence puisse être commise à son encontre. L’idée que je défends est que la domination et la violence procèdent d’une même logique, qu’elles ont un seul et même ressort, lequel consiste dans le refus ou le déni l’altérité de l’autre, considérée comme altérité qui a en tant que telle une valeur et un sens. C’est ce geste d’oblitération de l’altérité que je m’efforce de mettre en lumière dans les différents chapitres du Manifeste, en montrant que c’est lui qui est responsable de la condition souvent cruelle qui est faite aux animaux et des dommages infligés à la nature. C’est la logique sur laquelle repose ce double rapport qu’il faut apprendre à comprendre, je crois, si l’on veut pouvoir la désamorcer.

Dans les mêmes pages d’introduction, vous en venez à examiner une stratégie de défense de la nature qui vous semble hautement problématique. C’est celle que préconise ce que l’on pourrait nommer l’écologie holistique. Vous évoquez ainsi la constitution d’un « moi écologique » qui s’offre comme la prise de conscience aussi bien affective que politique du lien d’interdépendance de l’homme à la nature. Ce moi écologique se traduit par un sentiment océanique sinon holistique par lequel l’homme s’affirme comme la synecdoque (la partie pour le tout) d’un grand Tout. Pourquoi cette thèse, pourtant séduisante et assez répandue, vous paraît-elle pointer une intime limite ? En quoi ne tient-elle pas compte de la différence fondatrice entre l’homme et le règne animal et végétal ?

C’est la bonne nouvelle qu’est censée apporter l’écologie comme science : l’homme est une partie de la nature, l’homme est pris dans des relations d’interdépendance qui le contraignent, qu’il le veuille ou non, à prendre en compte son environnement naturel et à régler les rapports qu’il entretient avec lui ! Je ne nie évidemment pas la vérité d’une telle chose, mais je m’interroge sur les conclusions que nous sommes censés en tirer. Il y a sur ce point deux dangers qu’il faut éviter : d’une part, celui du déni de notre dépendance à l’égard de la nature ; d’autre part, celui du déni de la différence, si je puis dire, « ontologique » de l’être humain. La reconnaissance de la spécificité anthropologique n’entraîne avec elle aucune implication normative. Il n’est pas vrai, contrairement à ce que disent certains historiens de la philosophie, que la détermination du propre de l’homme suffise en tant que telle à fonder la domination de la nature et à justifier l’appropriation de l’animal. Les théoriciens de l’environnement et les animalistes que je critique ne semblent pas réussir à élaborer un concept d’altérité non-hiérarchique, comme s’il ne pouvait pas y avoir d’alternative entre, d’un côté, l’exil existentiel de l’homme au sein d’une nature qui lui serait étrangère, et, de l’autre, son incorporation sans reste dans une sorte de grand Tout indistinct et indifférencié où il finirait par se perdre. L’idée d’un « soi écologique » m’apparaît comme une tentative maladroite de renouer les liens avec la nature pour mieux la mettre à l’abri de « l’ardeur des pillards », comme le disait Rimbaud. Sur ce point, les fortes critiques de Val Plumwood à l’encontre de ce type d’approche dans Feminism and the Mastery of Nature (1993) n’ont malheureusement pas été entendues : l’écologie holistique est dépolitisante parce que, pour pouvoir prendre des décisions pour assurer la protection de la nature, il faut réussir à distinguer nos propres intérêts de ceux de la nature, et donc prendre la mesure de ce qui nous en sépare.

Dans la partie consacrée aux animaux, vous critiquez sévèrement ce que vous appelez « l’activisme compassionnel » des défenseurs des animaux, en entendant par là une sorte de sensibilisation à la sensibilité animale, une sorte de Care animalier, sans réelle portée politique, selon vous. Comment nier pourtant que cette approche a été le moteur de l’amélioration de la condition des animaux partout dans le monde, et que c’est de cette façon que les enfants eux-mêmes apprennent à respecter la vie des animaux ?  

Il n’entre en aucune façon dans mes intentions de nier que l’activisme compassionnel, c’est-à-dire la mobilisation en faveur des animaux qui consiste à faire vibrer la corde des sentiments de pitié et de compassion en rendant visibles les souffrances multiples qu’ils endurent, n’a jamais réussi à obtenir une amélioration de leurs conditions. Bien au contraire : cette stratégie s’est assurément révélée gagnante depuis qu’elle a été mise en place par les sociétés de protection des animaux au XIXe siècle. Le moyen le plus sûr et plus efficace d’éveiller chacun à la conscience de ses devoirs à l’égard des animaux est sans doute de les présenter comme des créatures sensibles et animées, capables de souffrir des mauvais traitements qui leur sont infligés. Je m’interroge en revanche sur la contrepartie négative de ces avancées : quel prix les animaux ont-ils payé pour bénéficier d’une telle protection ? Celui d’une réduction de leur mode d’existence extrêmement riche, singulier et insolite à celui d’une boule de poils ou de plumes sensible et vulnérable. La stratégie qui a été adoptée pour justifier l’intégration des animaux dans la classe des êtres pouvant bénéficier d’une considération morale a consisté à mettre en avant tout ce que les animaux avaient en partage avec les êtres humains (à commencer bien sûr par la sensibilité), au détriment de leurs différences. De l’étrangeté des animaux, qui nous les rend pourtant si précieux, il ne reste pour ainsi dire rien que cette sensibilité et cette vulnérabilité dont les activistes font constamment état. La question que je pose est de savoir si, à ce compte, les animaux n’ont pas été effectivement annihilés sous prétexte d’être mieux protégés. En outre, je doute que la stratégie compassionnelle ait suffi à elle toute seule à produire des changements durables dans le domaine du bien-être animal parce que je crois qu’il faut faire droit, dans l’histoire de la cause animale et de ses succès, à l’importance du registre proprement discursif, c’est-à-dire aux discours, pamphlets, essais, manifestes et autres élaborations théoriques qui ont cherché à faire de la question animale un objet de controverse et de débat publics. Comme l’a justement montré Arendt, la pitié et la compassion, loin de pouvoir être tenues pour le moteur de toute politique (animale ou autre), sont proprement ce qui rend le politique impossible puisqu’elles détruisent l’espace public intermédiaire où l’on peut échanger des arguments.

Hicham-Stéphane Afeissa, Manifeste pour une écologie de la différence

Par opposition à l’approche par la sensibilité adoptée par les animalistes, vous faites valoir ce que, à la suite de Jean-Christophe Bailly, vous nommez « l’inquiétante étrangeté du monde animal ». Vous appelez de vos vœux une éthique de la différence animale qui serait fondée non pas sur la ressemblance entre les hommes et les animaux, mais sur la dissemblance et l’« estrangement », comme on disait au XVIIe siècle. Ma question sera ici la suivante : en quoi une telle éthique constitue-t-elle une alternative crédible à toutes les éthiques « compassionnelles » dont les succès, de votre propre aveu, n’ont plus à être démontré ? Qu’est-ce que les animaux ont à gagner à être perçus au prisme de la différence ?

Ils ont à gagner tout d’abord la possibilité de mener une existence qui leur permette de réaliser pleinement toutes les capacités qui sont les leurs – bref, d’être vraiment des animaux ! L’éthique de la différence dont je fais le projet s’appuie sur une multiplicité de contributions partielles qui me paraissent procéder d’une même inspiration, allant de « l’imagination des formes de vie animales inouïes » dont parle Cora Diamond, à l’attention aux compétences sociales et aux talents d’organisation et de relations que manifestent les animaux qu’étudie Vinciane Despret, et à la considération des « capacités animales » et des « normes spécifiques » qu’évoque Martha Nussbaum. C’est à cette dernière que je pense lorsque je parle des capacités animales en l’absence de la réalisation desquelles la vie d’un animal est, pour ainsi dire, mutilée. L’éthique de la différence animale permettrait par exemple aux animaux domestiques d’échapper au lit de Procuste que leur impose le regard compassionnel porté sur eux, qui finit par les faire ressembler littéralement à des peluches animées, en les stérilisant, en les isolant sexuellement, en limitant leurs exercices physiques, en les privant presque entièrement de contact animal et en les nourrissant d’aliments artificiels. L’éthique de la différence animale pourrait-elle prétendre emporter d’aussi beaux succès que l’activisme compassionnel ? Je le pense sincèrement, et des succès plus significatifs mêmes, mais il est bien évident qu’un profond changement culturel serait requis, dont j’indique quelques conditions dans la conclusion du Manifeste.

Il y a une page pour le moins étonnante dans le Manifeste, qui conclut la partie consacrée aux animaux, où vous évoquez l’invisibilisation des animaux dans la société contemporaine et où vous vous efforcez de donner un sens politique au concept de vulnérabilité qui a pourtant fait l’objet d’une critique sans concession dans les pages précédentes. Qu’entendez-vous par « invisibilisation des animaux » ? Et comment liez-vous ce procédé d’invisibilisation à la vulnérabilité comprise comme « effet induit par les relations de pouvoir que les humains soutiennent avec les animaux » ?

L’invisibilisation des animaux désigne l’ensemble des procédés par lesquels les existences animales sont rendues imperceptibles au sein d’une société. Par exemple, les animaux d’élevage sont devenus invisibles dans le contexte des sociétés modernes parce qu’ils ont été progressivement exclus de nos campagnes pour être consignés en des milieux enclavés et circonscrits du territoire national. Les animaux de boucherie le sont devenus eux aussi parce qu’ils ont été chassés des échoppes et des boutiques qui, jusqu’à la fin du XIXe siècle, bordaient la voie publique, où, à la vue de tous, ils étaient abattus, pour être désormais remisés dans des abattoirs situés en périphérie des centres-villes, où la tuerie peut s’effectuer à l’abri des regards indiscrets. Les animaux de rente ont été rendus invisibles en vertu de la séparation des lieux de mise à mort et de vente permettant la dissimulation de la violence qui sous-tend la production de la viande ; en vertu aussi d’une découpe et d’une décoration des viandes sous cellophane qui donnent à voir tout autre chose que de sanglantes dépouilles ; en vertu enfin de l’appellation donnée aux parties anatomiques (on mange du porc, du bœuf, du mouton, etc.) qui permet, en désindividualisant l’animal dont ces morceaux constituent des parties, de transformer la viande en un continuum de chair. La thèse que je défends, dans ce passage, est que ce procédé, dont les animaux sont directement victimes, n’épargne pas davantage les humains qui sont mis dans l’impossibilité de reconnaître la souffrance qu’ils occasionnent et de la partager. C’est pour cette raison que j’estime mal posé le problème, constamment débattu en éthique animale, de savoir si le consommateur de viandes est oui ou non de mauvaise foi, en ce qu’il argue de son ignorance de la situation faite aux animaux pour justifier le statu quo. La question n’est pas de savoir si le consommateur dispose ou non des informations nécessaires, ou s’il désire ou non sincèrement découvrir la vérité, mais elle plutôt de savoir si les circonstances extérieures d’une authentique expérience morale sont bel et bien réunies dans ce cas particulier. Et ma réponse est que les procédés d’escamotage et d’occultation des conditions faites aux animaux dans nos sociétés rendent précisément une telle expérience impossible. C’est en ce point que se situe le problème. Aussi longtemps que ces procédés d’invisibilisation ne seront pas déconstruits, le sort des animaux ne changera pas.

Dans la seconde partie, consacrée à la crise écologique, vous procédez à une réhabilitation inattendue du concept de nature, qui a pourtant été au centre d’un grand nombre de critiques de la part de philosophes, d’ethnologues et d’anthropologues ces dernières années, tels que Bruno Latour ou Philippe Descola en France. Vous allez même jusqu’à mettre en doute que le choix du terme d’« Anthropocène », pour désigner le moment où l’impact des sociétés humaines est devenu planétaire, soit pertinent « en ce qu’il paraît consacrer le triomphe de l’humanité comprise comme principale force géologique sur la Terre. » Pourquoi vouloir réhabiliter un concept apparemment aussi démonétisé que celui de « nature » ? Bruno Latour n’avait-il pas raison d’écrire, dans Politiques de la nature, que l’écologie politique ne porte pas sur la nature et qu’« avec la nature, il n’y a rien à faire » ?  

En effet, le concept de nature a fait l’objet d’une véritable « déconstruction » à partir des années 2000 – au sens strict du mot, cette fois-ci, puisqu’il se pourrait bien que la déconstruction de Jacques Derrida ait servi ici, parmi d’autres, de source d’inspiration. Dans la mesure où la signification du terme de « nature » est celle de quelque chose d’immédiat, d’originaire, de fondamental, comment l’existence même d’une réalité de ce genre ne pouvait-elle pas ne pas être mise en question ? Comment le concept de nature pouvait-il échapper au geste qui consiste à se pencher sur ce qui en lui est tenu pour originaire, fondamental – bref, naturel – en vue de révéler les processus complexes de constructions linguistiques et sociales requis pour produire ce type de représentation ? Ce qu’il convient de mettre au jour, bien plutôt, ce sont les multiples modalités selon lesquelles le concept de nature est culturellement produit et reproduit. Le projet qui consiste à élucider les conditions sous lesquelles la nature nous apparaît sous la forme de ce qu’Adorno appelle joliment la « proximité médiate de l’immédiat » a connu de multiples effectuations, et c’est sans doute dans cette perspective qu’il faut lire les pièces du dossier relatifs à la critique du concept de « nature sauvage » ou de « nature vierge » (wilderness), telle qu’elle a été développée dans les pays anglo-saxons. Mais cette critique, souvent pertinente, du concept de nature, n’entraîne pas sa disqualification. Le couple conceptuel nature/culture ou nature/société m’apparaît, si je puis dire, « indéconstructible », en ce sens où l’élimination de l’un des deux concepts rend le second inemployable. Au fond, c’est un problème d’intellection : l’intelligibilité même d’un concept appelle que l’on se donne l’autre à penser. L’idée de l’un entre essentiellement dans la détermination de celle de l’autre. C’est pourquoi ceux-là mêmes qui prétendent pouvoir élaborer une écologie « sans la nature » me paraissent se contredire, et il serait assez facile de montrer, textes en main, qu’ils ne cessent en vérité d’y recourir sous une forme ou sous une autre. Mais mon principal argument pour réhabiliter le concept de nature n’est pas d’ordre conceptuel. Je m’efforce de montrer, dans les deux premières sections de la seconde partie du Manifeste, que le concept de nature a une immense valeur à la fois descriptive et normative, et que son référent est la nature comprise comme nature créative, incontrôlable et foncièrement imprévisible – en cela, très éloignée de la nature-artefact qui est censée, à en croire certains, être notre legs à tous à l’heure de l’Anthropocène.

Hicham-Stéphane Afeissa, Manifeste pour une écologie de la différence

Dans le but de mettre en lumière la valeur descriptive du concept de nature comme natura naturans, comme vous finissez par l’appelez, vous vous tournez de manière assez surprenante vers la représentation paysagère, et plus précisément vers la représentation d’un type de paysage en particulier, celui de la montagne dont vous retracez l’histoire de la préhension critique qui vous semble révélatrice sinon paradigmatique. Or ce choix est paradoxal parce que la représentation paysagère de la nature a précisément servi d’exemple privilégié depuis des décennies pour montrer que l’idée de nature est une construction culturelle. C’est devenu un lieu commun en histoire de l’art que de rappeler qu’il y a une histoire de la sensibilité aux paysages naturels, que le fait pour les sociétés occidentales de se rapporter à leur environnement naturel sur le mode de la représentation paysagère est un phénomène relativement récent dans l’histoire de la culture, qu’il ne faut pas oublier que  l’intérêt esthétique porté aux paysages qu’offre la nature est postérieur aux représentations artistiques qui en ont été proposées par les peintres du Quattrocento, que la nature a fait l’objet d’une véritable « artialisation », comme le dit Alain Roger, etc. Comment prétendre réhabiliter le concept de nature en sa valeur descriptive sur l’exemple d’un type de représentation manifestement de part en part culturel ?

Je conteste précisément la prémisse dont part cette conception de l’histoire de la représentation paysagère. La critique que j’en fais est à peine esquissée dans le Manifeste, mais elle est au cœur de mon livre précédent paru en 2018, qui est tout entier consacré à la représentation esthétique de la nature : l’Esthétique de la charogne. Au-delà des problèmes de datation que pose l’avènement du paysage aux différentes époques de la culture (avant ou après le Quattrocento), l’objection la plus sérieuse à faire à cette façon de voir concerne l’idée même du rôle privilégié de la référence artistique à la fois comme source et comme expression des sensibilités paysagères. Pour le dire vite, ce qui ne va pas à mes yeux dans la théorie dite de l’artialisation, selon laquelle l’appréciation esthétique de la nature est toujours déjà imprégnée de la création artistique d’une époque, c’est qu’elle effectue une double réduction, en faisant du paysage le produit d’un regard, et de ce regard lui-même un produit de l’art. Or même si l’on accorde que pour exister dans les faits, aux yeux de l’observateur, le paysage a toujours besoin d’être révélé, on ne voit pas pourquoi les artistes et les peintres devraient se voir octroyer le monopole de ce pouvoir de révélation, alors même que le rôle de médiation joué par l’œuvre d’art n’apparaît pas comme un phénomène vraiment caractéristique de la culture paysagère occidentale avant le XVIIIe siècle et le développement de la codification de l’esthétique pittoresque. La thèse culturaliste de l’antériorité des modèles ou schèmes de perception et d’appréciation de la nature, et de l’origine artistique de ces schèmes, néglige d’évoquer le rôle joué par les autres filtres et grilles de lecture qui médiatisent la relation des spectateurs aux paysages, et notamment de cette instance médiatrice majeure qu’a été (et que continue d’être) la science fondée sur l’observation empirique, laquelle commence pourtant à partir de la Renaissance à déterminer largement les perceptions paysagères. Piero Camporesi a ainsi pu montrer que le savoir minéralogique, en voie d’émancipation au XVe siècle de la nébuleuse alchimique, a grandement influencé la vision des paysages, mais aussi sa représentation par les peintres. Nombre d’artistes du paysage ont étroitement associé la pratique des sciences (avec primauté de l’observation naturaliste) à celle de leur art – Léonard de Vinci, premier grand théoricien de la peinture du paysage, pouvant bien être tenu à cet égard pour une figure emblématique.

L’idée que je défends dans la section consacrée aux paysages montagnards est que leur appréciation esthétique procède directement de la perception de l’action des agents qui produisent les transformations paysagères tels qu’ils se mettent eux-mêmes en scène de manière sublime dans les avalanches, les orages, les cascades oules éruptions volcaniques. L’appréciation esthétique des réalités montagnardes a été conditionnée par la saisie de la nature « en action », telle qu’elle s’est écrite et continue de s’écrire sans l’homme. Comme l’a profondément compris Rilke, c’est précisément parce que la nature est perçue comme nous étant extérieure et étrangère qu’elle se prête à une contemplation.

Dans votre interrogation sur les relations qui se tissent entre l’homme et la nature, vous en venez à mettre en évidence que l’une des raisons majeures de la crise écologique que nous vivons provient du fait que la nature dans sa dimension de « nature sauvage » a systématiquement été identifiée comme un ennemi à détruire et un obstacle à surmonter. Vous convoquez alors avec force Heidegger qui, dites-vous, est le premier philosophe à avoir saisi, dans les années 1930, ce qu’il nomme « la dévastation de la Terre ». Quelle vision se dégage chez le philosophe allemand de la nature ? En quoi peut-il être tenu pour un écologiste ? Si vous émettez des réserves sur le ton apocalyptique du texte et son tour technophobe, ne pensez-vous pas également que cet éloge du sol chez Heidegger est à mettre en relation avec ce qu’il dit d’Hölderlin, sur le pays natal et plus largement sur le discours qu’il tient sur les racines ? N’est-ce pas là, dans son souci de la Terre, une nouvelle modalité pour lui de se confier aux racines qui, depuis les années 1910, obsèdent Heidegger comme l’a montré récemment encore Georges Didi-Huberman ?

C’est surtout en France que la référence à Heidegger dans ce contexte paraîtra originale, voire incongrue ! Aussi étonnant que cela puisse paraître, le penseur de la tradition continentale qui a été le plus massivement mobilisé et le plus régulièrement associé outre-Atlantique à la cause d’une philosophie environnementale est Martin Heidegger. Le cas de Heidegger est d’autant plus complexe que les textes de ce dernier qui ont servi depuis deux décennies à l’élaboration d’une philosophie de l’environnement, d’abord limités aux écrits réunis dans le volume Vorträge und Aufsätze de 1954, se sont par la suite tendanciellement multipliés au point de recouvrir la totalité de l’œuvre publiée du philosophe. Comme on s’en doute, un sort particulier a été réservé aux concepts d’Habitation, de Lieu, de Terre, de Nature, mais aussi à la méditation sur l’essence de la technique, à la critique de l’anthropocentrisme, au thème du quadriparti. De nombreux spécialistes de Heidegger (tels Bruce Foltz, Michael Zimmerman, Joseph Fell, Hanspeter Padrutt) ont profité de l’occasion pour avancer sur cette base une interprétation globale de son œuvre ; Dominique Janicaud, Georges Steiner et René Schérer eux-mêmes ne dédaignaient pas de parler d’écologie en relation à cet auteur. Le recours à Heidegger en philosophie environnementale, pour n’être pas indiscutable dans son principe, me paraît être tout sauf arbitraire.  Quoi que l’on puisse penser des interprétations de détail, l’hypothèse de lecture mérite assurément d’être considérée et d’être testée ou mise à l’épreuve des textes.

C’est ce à quoi je m’emploie dans les pages qui sont consacrées à Heidegger dans le Manifeste. Penseur de l’écologie, Heidegger me paraît l’être principalement en ce qu’il élabore un concept fort de nature, qu’il appelle « nature primordiale » dans les écrits des années 1920, et qui deviendra, avec des modifications, le concept de « Terre » dès les années 1930. Cette nature-là n’a rien à voir avec un artefact-culturel : c’est la physis des Grecs, c’est la natura naturans des Latins, c’est, comme le dit Heidegger, « ce qui soutient et nourrit tout ce qui est, et qui ne peut le faire qu’en demeurant dans le même temps en retrait en soi-même ». Ce qui inquiète Heidegger est que ce caractère de mise en retrait à partir de soi-même et en soi-même est systématiquement ignoré et bafoué par la technique moderne. En exigeant la présence sans reste et sans retrait dans la forme de ce qui est constamment disponible, la technologie pousse la terre au-delà de la sphère de ses possibilités essentielles, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la « dévastation de la terre » qui compromet la possibilité même de toute croissance future. Il est difficile ne pas entendre, dans ces pages, une préoccupation proprement écologique.

Faut-il aussi y entendre un discours nationaliste exaltant l’enracinement dans le sol (Bodenständigkeit), le chez-soi (Heimat), la terre natale, etc. ? Je ne nie pas que toutes ces thématiques soient politiquement périlleuses et qu’il importe de rester vigilant, surtout à l’égard d’un auteur dont les sympathies pour le nazisme constituent à juste titre un motif d’indignation. Mais je veux simplement rappeler que Heidegger est d’abord et avant tout l’un de nos plus grands philosophes, et que la vigilance dont l’on doit faire preuve ne doit pas être un prétexte pour ne pas le lire attentivement.

Ma dernière question voudrait revenir au titre même de votre essai qui porte haut la question du manifeste. Ma question sera ici simple : pourquoi avoir d’emblée choisi de l’intituler « manifeste » ? Y avait-il, au-delà de la dimension militante, une manière de quitter finalement la poétique incantatoire que vous reprochez à ceux qui, dans le sillage de Lévi-Strauss, tiennent l’animal pour l’autrui suprême et finalement ne font que se payer de mots ? Est-ce que chez vous la déclaration d’un manifeste constitue une prise de position contre la poésie facile d’une certaine écologie mondaine ?

Comme je le disais au commencement de notre entretien, mon intention première en écrivant ce Manifeste était clairement polémique – de là le choix de la forme du Manifeste. Manifester, c’est protester dans le but de bousculer ce qui ressemble parfois à un consensus tranquille où un certain nombre d’idées, à force d’être répétées, ne sont même plus examinées. C’est le cas par exemple de la formule de Claude Lévi-Strauss à laquelle vous faites allusion, selon laquelle « l’animal est le plus ‘autrui’ de tous les autrui », qui est devenue un véritable mantra de la philosophie animale contemporaine, et qui me semble pourtant on ne peut plus fausse. Il faudrait pouvoir mesurer ce qui a été irrémédiablement perdu dans une culture lorsque la relation de l’homme à l’animal en vient à être tenue pour le paradigme du rapport à l’altérité, au détriment non seulement de cette figure d’altérité qu’est l’autre homme (« l’étranger absolument premier, c’est l’autre-je », disait Husserl), de ces figures d’altérité à soi que sont le rêveur, l’enfant et le fou (qui retenaient toute l’attention de Descartes), mais encore de cette figure majeure de l’Autre – proprement transcendante – qu’est Dieu lui-même.

J’ai parfois l’impression que philosopher, pour certains, revient à tenir boutique des denrées les plus réclamées à un moment donné, comme c’est le cas en ce moment du concept d’altérité animale. Mais le paradoxe est que celles et ceux qui se réclament le plus bruyamment d’un tel concept, en lui ajoutant à l’occasion les adjectifs les plus ronflants (altérité « incompressible », altérité « inextinguible », etc.), n’ont en vérité que peu de choses à dire sur l’étrangeté animale, et font porter tout leur propos, non pas sur la différence entre les hommes et les animaux, mais sur les caractéristiques communes qu’ils partagent – moyennent quoi, comme vous le dites, ils se contredisent ouvertement et se paient de mots. Cela étant dit, ce n’est pas sans raison que j’ai finalement renoncé à donner à mon essai un ton trop polémique : le Manifeste se veut une invitation à la discussion publique, conformément à la conception qu’il défend des voies d’action en politique, lesquelles passent prioritairement par l’argumentation.

Hicham-Stéphane Afeissa, Manifeste pour une écologie de la différence, éditions Dehors, février 2021, 144 p., 15 €