Édouard Glissant, Penseur-archipel

Aliocha Wald Lasowski, Édouard Glissant (détail de la couverture du livre)

Philosophe sui generis, Aliocha Wald Lasowski a naguère trouvé sa place dans nos colonnes. Voilà qu’il y revient avec un texte dense et intense, un texte à l’image de celui dont il traite, ce penseur qui fut une des figures marquantes du XXe siècle littéraire et du tout début du XXIe. Nous parlons de l’Antillais Édouard Glissant. Mort en 2011, Glissant nous reste comme un des intellectuels les plus éminents du XXe siècle, qui marqua une francophonie en gestation en même temps qu’une gauche postcoloniale échappant à toute inféodation. On notera cependant qu’il fut membre du bureau exécutif du Parlement international des écrivains en même temps que Salman Rushdie, Jacques Derrida, Pierre Bourdieu, Christian Salmon, Breyten Breytenbach et Adonis. Il était par ailleurs proche d’Aimé Césaire, de Patrick Chamoiseau ou encore de René Depestre comme de tout ce qui tentait d’affirmer une culture des Caraïbes. Le grand Frantz Fanon lui fut un modèle. Par ailleurs, il reçut en France une formation philosophique et s’inspira en particulier de la pensée anti-œdipienne de Deleuze et de Guattari. Soit autant de points de repères qui aident à situer un Glissant que l’on peut qualifier aujourd’hui de magnifique.

Prestigieuse en même temps que plurielle et voyageuse, la figure de Glissant fut associée à bien des causes et des luttes mais elle ne le fut jamais aussi bien que dans le présent volume. Tel est le bénéfice d’un effet spéculaire que cultive subtilement ici même Aliocha Wald Lasowski et qui porte son empreinte toute personnelle. Car s’il est une image que s’approprie sans mal le critique, c’est bien celle largement entretenue et célébrée par Glissant de l’archipel. Elle résume superbement la personnalité du poète et philosophe comme de l’enfant des Antilles. Or, l’effet est double : c’est que cette image est associée au territoire d’où provient le personnage décrit mais tout autant celle à laquelle ce personnage s’est identifié — vouant un véritable culte à ces différentes régions du monde constituées en chapelets d’îles. Mais c’est encore que le philosophe et critique qu’est Aliocha Wald Lasowski a visiblement conçu son ouvrage en lui donnant de quelque manière une forme archipélique.

En effet, notre critique prend soin d’inscrire Glissant dans une suite de réseaux et qui sont ceux que le penseur a traversés ou côtoyés au long d’une existence mobile et multiforme. Rappelons ici que cet enfant doué de la Martinique fut tour à tour et tout ensemble poète, militant, essayiste, philosophe et romancier. Et, comme pour nouer la gerbe de ses multiples activités, il ne cessa de défendre une sociologie de la Relation dont le grand principe était de dispersion en même temps que de liaison. De là, par exemple, la séduction qu’exerça sur lui l‘île de Pâques dont il écrit : « l’île-corps est ainsi le point ultime, absolu, le réceptacle de toutes ces énergies ramassées au long de l’errance, qui étalaient dès lors des forces, leurs forces, desquelles pouvaient irradier spirituelles et s’élargir partout. » Partant de quoi, on conçoit sans peine que le critique se reconnaisse sans peine dans les voyages et les voyageurs que son auteur évoque et célèbre (de Segalen à Le Clézio par exemple).

Liée au voyage, la philosophie de Glissant est également au plus près du langage. Ainsi de sa propension à inventer des noms composés fabriqués pour la circonstance comme de parler comme il le fait si volontiers du « Tout-monde ».  De là que, adversaire tant de la « globalisation » que de la « localisation », Édouard Glissant prône à toute occasion ce Tout-monde qui se recompose ici et là dans une diversité toujours à conquérir. Ainsi on le verra sympathiser avec des archipels qui ne valent comme chapelets d’îles que de façon symbolique. C’est le fait, par exemple, du mouvement récent des « gilets jaunes » tels que ceux-ci s’agglutinèrent autour de leurs ronds-points et de  leurs périphéries ; c’est le fait, plus inattendu encore, du mouvement d’émancipation catalane ; c’est enfin celui d’une post-sexualité liée à la démultiplication des « genres ». On en vient ainsi au concept de « créolisation » si sensible mais si malaisé à définir : « La créolisation est avant tout, écrit Lasowski, un processus indéterminé, une fluidité qui échappe aux modalités conscientes. Loin de la certitude et hors de contrôle, “les créolisations introduisent à la Relation, mais ce n’est pas pour universaliser”. »

Ce qui rend plaisant autrement encore l’ouvrage de Wald Lasowski, c’est qu’il archipélise son personnage au gré de rencontres avec d’autres. Et ceci à l’occasion de réunions, d’actions, d’enseignements prestement évoqués au sein d’assemblages plus ou moins improvisés. « Les esthétiques circulent, dit encore Wald Lasowski, d’archipels en archipels et se rencontrent. ». Et de faire ainsi se croiser Wilfredo Lam et Garcia Marquez, Matta et Pablo Neruda, Rabemananjara et Malcolm de Chazal. Comme quoi la créolisation est bien en marche.

Pour notre critique et plus que tout, Glissant nous reste plus comme un grand penseur postcolonial qui eût certes mérité d’obtenir en temps voulu le Prix Nobel. Aliocha Wald Lasowski a su le placer dans sous un juste éclairage au gré d’un commentaire que l’on qualifiera volontiers de fraternel. Et c’est un ouvrage attachant qu’il nous propose de la sorte.

Aliocha Wald Lasowski, Édouard Glissant. Déchiffrer le monde, Bayard, janvier 2021, 21 € 90