Colombe Schneck : Nuits d’été à Brooklyn (Les mains dans les poches)

Union Square ©colombeschneck (sur Instagram)

Le 19 août 1991, à Crown Heights (Brooklyn), un enfant joue avec sa cousine devant le 1677 President Street lorsqu’il est fauché par une voiture. La scène terrible ouvre Nuits d’été à Brooklyn de Colombe Schneck, ample mise en perspective romanesque des tensions raciales aux États-Unis, à travers les émeutes qui vont opposer communauté noire et communauté juive après la mort de Gavin Gato, cet enfant noir écrasé par le conducteur de l’escorte d’un rabbin, comme à travers l’histoire d’amour d’un professeur de NYU et d’une jeune journaliste française qui vient d’arriver à New York. Dans un grand entretien mené lors de la sortie du livre en grand format, Colombe Schneck revenait pour Diacritik sur la manière dont son récit articule fait et fiction comme sur sa pratique singulière, le temps du premier confinement de mars 2020, d’une « fabrique » de son roman sur Instagram. Nous le republions alors que son roman paraît au Livre de poche.

Crown Heights ©colombeschneck (sur Instagram)

Dès son titre Nuits d’été à Brooklyn est un roman du lieu : le récit se situe principalement à Crown Heights, un quartier dont vous retracez l’histoire et dites les tensions, entre communauté juive et communauté noire. Diriez-vous que ce lieu est l’inspiration principale de votre livre ?

Vous avez raison, le personnage principal du roman est effectivement un lieu, mais c’est d’abord Manhattan où j’ai vécu entre 1991 et 1994, puis ce lieu s’est élargi peu à peu. En 1991, Crown Heights me paraît très éloigné, dangereux, mais tout New York est dangereux, je marche continuellement en regardant autour de moi, il ne faut jamais être seule dans une rue, même l’après-midi. Peu à peu, je me suis aventurée jusqu’à Brooklyn. L’inspiration du livre est ce voyage du centre, de ce qu’Esther connait, vers ce qui lui fait peur, qu’elle ne connait pas.

Vous étiez donc à New York en 1991, au moment des faits qui nourrissent le récit, ces journées et nuits d’émeute. Aviez-vous un souvenir précis de l’accident, de la mort de l’enfant noir, Gavin Gato, puis de celle de Yankel Rosenbaum, étudiant tué en représailles parce qu’il « a l’air juif » et des émeutes ou avez-vous tout composé depuis une enquête plus récente, par ailleurs nourrie de vos souvenirs personnels ?

J’ai le souvenir de ma peur. On crie dans les rues de New York « Vive Hitler », « À mort les Juifs », on jette des pierres sur des maisons où habitent des Juifs. À l’époque, j’ai tout le temps peur, mais ce qui me fait le plus peur, c’est de connaître la vérité. Aujourd’hui que je sais un certain nombre de choses sur l’histoire de mes parents et de mes grands-parents, que connaître la vérité m’a apaisée, je suis devenue une obsédée de la vérité.

L’enquête sur la mort de Gavin Gato, celle de Yankel Rosenbaum, sur l’absence d’intervention de la police est récente. J’ai commencé à travailler en 2015 en me rendant régulièrement à New York, et j’ai confronté ce que j’apprenais au lieu. Ce qui m’a frappé à Crown Heights, c’est que rien ne vous protège. J’ai lu par exemple, dans le rapport commandé par le gouverneur Cuomo sur l’inaction de la police, une retranscription des appels d’urgence lancés par les habitants du quartier. Ils sont assez terrifiants et ensuite je suis allée voir les adresses données par ces habitants. Ceux sont des pavillons avec des jardinets, si quelqu’un veut rentrer chez vous pour « tuer un Juif », c’est facile, il suffit de casser une vitre au rez-de-chaussée et vous rentrez. C’est comme cela que j’ai compris le sentiment de terreur vécu par les Loubavitchs pendant ces trois nuits d’émeutes.

New York, 1991 ©colombeschneck (sur Instagram)

Votre roman est une chronique et un concentré des années 90, une période d’espoirs et d’illusions perdues. Esther, la jeune narratrice de votre roman, a la conviction que « sa génération serait celle du triomphe de la démocratie » et elle va peu à peu prendre conscience des impasses et blocages dans lesquels nos sociétés sont enferrés.
Vous vous attachez à rendre l’atmosphère de ce moment à travers des faits historiques (la chute du Mur de Berlin, Rodney King), jusque dans des détails extrêmement précis, sociologiques et culturels — entre autres exemples le licenciement d’André Schiffrin, Sollers en conférence à NYU, le vernissage de Jeff Koons période Cicciolina. C’était pour vous une dimension fondamentale de ce récit que d’interroger ce qui a fait l’essence des années 90 ?

Oui, j’étais émue d’ailleurs quand vous m’avez raconté vous souvenir que votre amie allemande avait crié de joie en apprenant la chute du mur de Berlin. En 1991, comme elle, j’étais sincèrement persuadée que j’arrivais à l’âge adulte au meilleur moment de l’Histoire. C’était l’avènement de la démocratie, la fin de l’URSS (ma grand-mère venant de Lituanie, l’ogre soviétique était très présent dans les conversations familiales). Je n’avais aucun doute que, comme jeune femme, j’étais l’égale des jeunes hommes, que j’aurais les mêmes chances qu’eux dans ma vie professionnelle, les mêmes droits. Bref que tout était enfin merveilleux, que notre âge était celui du triomphe de la Démocratie, de la Culture, que le féminisme était devenu inutile…

Cette illusion va vite s’effondrer et je voulais le montrer par ces détails, comme le licenciement d’André Schiffrin, éditeur de Sartre et Foucault, aux États-Unis, le vernissage de l’exposition de Jeff Koons et le début d’art mondialisé, disons plus « marketing ». Quand Rodney King est tabassé par des policiers et que cela est filmé par une caméra vidéo, c’est une première. Et les commentateurs en sont persuadés, l’image va mettre fin à la violence policière. On voit bien où on en est, trente ans après.

La mort de Gavin Gato qui ouvre le livre est le centre irradiant de l’ensemble du récit. Tous les chapitres sont rattachés à cet événement, mais selon une chronologie bouleversée (lendemain de l’accident, deux mois avant l’accident, sept semaines avant l’accident, etc.). Vous refusez toute linéarité, juxtaposez les moments, ces contradictions « qui font que la vie avance comme elle peut ».
C’est une manière de mettre en lumière la difficulté du dialogue, la peur de l’altérité, les replis identitaires, en variant les points de vue et les moments ? Une manière de souligner les nœuds intimes et collectifs qui rendent ce présent impossible, inextricable ?

Avec la mort de Gavin, nous sommes face à l’absolue injustice. Quoi de plus injuste que la mort d’un enfant. On cherche toujours, moi la première, des explications qui rassurent, une logique, des faits qui donnent un sens à ceux que l’on vit. Là, dans la mort de Gavin, tué par un automobiliste, il n’y en a aucun. Je voulais que cette absence de sens soit au centre du roman. La vie avance comme elle peut, parfois sans logique. Nos vies sont aussi faites de tragédies absurdes.

A Crown Heights, Loubavitchs et Noirs cohabitent. Et il faut le rappeler, c’est un des très rares quartiers aux États-Unis, où Noirs et Blancs vivent ensemble, où des Blancs sont restés quand des Noirs sont arrivés (le fameux white flight). La plupart du temps, Noirs et Loubavitchs sont « comme deux bateaux qui s’ignorent », ils ne connaissent pas, et croient se connaître. Certains Loubavitchs pensent que leurs voisins noirs sont « des cambrioleurs et des violeurs » et certains noirs pensent que les Loubavitchs sont « milliardaires » et « tuent les enfants ». Aucune logique, aucune vérité, aucun sens dans ces croyances. Pourtant, de part et d’autre, on cherche toujours des responsabilités, des fautes qui pourraient nous conforter de la mort accidentelle d’un enfant. Il y aurait un coupable, quelqu’un sur lequel nous pouvons projeter notre haine et nous rassurer sur notre position. Il est difficile de sortir de cette place si rassurante, « nous sommes les gentils, les autres sont les méchants ».

Art Spiegelman New Yorker ©colombeschneck (sur Instagram)

Seriez-vous d’accord pour dire que votre roman naît en grande partie de l’absence de réaction de la police pendant trois jours alors que les émeutes se déchaînent, que les appels au 911 se multiplient ? Que c’est d’abord ce « blanc » que la fiction, via l’enquête d’Esther, tente de combler ?

Cette absence de réaction de police est une des illustrations de cette difficulté à donner une explication, une logique, des faits qui rassurent. Si Esther enquête quand même avec obstination, c’est qu’elle est agitée par une autre motivation. Elle est moins pressée de comprendre le fonctionnement de la police que de savoir pourquoi Frederick l’a quittée, c’est davantage l’amour que la vérité. Dans ce sens, vous avez raison, l’enquête d’Esther est au centre du roman, mais parce qu’en traquant la vérité, elle espère retrouver l’amour.

À la fin de votre livre, le lecteur trouve trois pages de références bibliographiques : pour vous le roman est indissociable de cette part historique et documentaire ?

La grande difficulté de l’écriture de ce roman a été de supprimer de nombreux passages qui étaient davantage de l’ordre du document historique, que de la fiction qui n’étaient pas incarnés par des personnages, leurs actions, j’y suis arrivée, mais là, avec ces références, j’étais « hors  roman », je me suis dit que j’avais le droit et que cela était important. J’ai écrit grâce à ces livres, et j’écris d’abord parce que je lis.

Peter Noel ©colombeschneck (sur Instagram)

Esther dit regarder une série Netflix sur les émeutes. Et Peter Noel, journaliste au Village Voice qu’elle a rencontré en 1991, la met en garde sur la différence entre ce type de série et « les faits » : « la vie n’est pas une série télé, avec un début, un milieu et une fin », lui dit-il.
Vous aviez cette frontière à l’esprit en composant le roman, ne pas tomber dans l’interprétation manichéenne ou totalement imaginaire des faits, ce que Peter Noel appelle la manie des scénaristes de « raconter les histoires qui les arrangent » ?

Là, on peut dire que j’étais face à une histoire qui ne m’arrangeait pas. Qui a envie de de décrire l’antisémitisme de jeunes Noirs eux-mêmes victimes du racisme ? C’est un sujet assez désagréable, d’ailleurs peu de livres ont été écrits aux États-Unis sur ces émeutes, elles sont presque « oubliées ». Pendant l’écriture, je me disais, on va me le reprocher, c’est certain, je suis blanche, juive, française, donc « de quoi je me mêle »…

Écrire sur l’antisémitisme de l’extrême droite, des suprématismes blancs, des nazis, cela est acceptable, encouragé. Ceux sont vraiment des « méchants » que l’on peut accuser. Mais écrire que l’antisémitisme, comme le racisme est partout, chez les Blancs, chez les Noirs, chez les riches, chez les pauvres, chez les Juifs, chez les Musulmans, les Chrétiens, à droite et à gauche, ce n’est pas une histoire qui nous arrange, avec d’un côté les gentils, clairement identifiés, de l’autre, les méchants, eux aussi reconnaissables.

J’ai travaillé en ne laissant aucune piste, en écoutant toutes les parties, de manière assez obsessionnelle, j’espérais juste que cela « se termine bien ». C’est la raison pour laquelle le roman se termine en septembre 2016 avant l’élection de Trump. Cet hiver, il y a eu pour la première fois depuis 1991 des agressions antisémites de la part d’habitants noirs de Brooklyn et de Harlem.

Il est difficile de rattacher Nuits d’été à Brooklyn à un genre : votre récit tient de l’histoire d’amour, du roman d’apprentissage, du récit policier. Vous vouliez qu’il se situe, précisément, au croisement de tous ces genres romanesques ?

Oui, la joie d’écrire est aussi celle d’inventer son genre, sa méthode. Et dans toute vie, celle d’Esther par exemple, on ne peut pas séparer l’amour, la crainte, l’apprentissage, la violence, la tendresse, l’espérance, le roman doit pouvoir intégrer des lignes aussi contradictoires.

J’ai parlé de roman d’apprentissage : Esther, parisienne du 6e arrondissement, color blind comme elle le dit d’elle-même, va se retrouver projetée dans une ville inconnue, face à des codes amoureux et sociaux qui diffèrent de ceux qu’elle connaît et qu’elle ne maîtrise pas. Elle va, d’une certaine manière découvrir autant ce que signifie être Noir aux USA (« Esther se dit, c’est donc cela l’Amérique ? »), que, la concernant, ce que signifie être juive. Nuits d’été à Brooklyn est, pour une part, son roman d’apprentissage ?

Oui, Esther veut sortir d’un milieu confortable, le sixième arrondissement à Paris, les librairies, les cafés, connaître autre chose, mais aussi échapper aux fantômes de sa famille. Elle espère fuir l’assignation identitaire qui fait d’elle, une bourgeoise, juive. Être libre du passé, de l’identité que la société vous attribue, cela est impossible, mais en vivant à NYC, elle apprendra d’autres vies que la sienne.

Je me souviens de ce texte du W. E. B. Dubois revenant du ghetto de Varsovie, de son étonnement, les noirs ne sont pas les seuls à avoir peur dans ce monde. Quand j’ai commencé le roman, j’ai interrogé l’histoire Pap NDiaye, c’est lui qui m’a dit que ce qui fonde l’histoire d’amour entre Esther et Frederick, c’est la même peur. Et c’est sur cette peur commune que j’ai donc construit le roman.

Esther rencontre Frederick, puis Peter Noel, chacun lui raconte l’histoire de sa peur. Esther sera d’être capable de se confronter à l’histoire de la peur dans sa famille grâce à eux. Parce qu’elle a été capable de l’entendre chez d’autres, elle ira l’affronter pour elle.

©colombeschneck (Premier post Nuits d’été à Brooklyn sur Instagram

Lorsque votre livre est sorti en grand format, fin février 2020, il a connu, comme d’autres, le « temps suspendu » du confinement et de la fermeture des librairies. Vous avez transformé ce grand « blanc » de manière très originale en proposant, sur Instagram, une « fabrique » de votre roman, associant photographies, documents et commentaires.
Comment est née l’idée ? Et aviez-vous imaginé, dès le départ, que ce serait une telle série, si romanesque, suscitant un tel engouement chez des lecteurs du livre comme chez ceux qui attendaient le déconfinement pour le lire ?

Quand le livre est sorti, j’étais prête à répondre à des questions, à me défendre, j’avais très envie d’en parler, je suis restée enfermée trois ans pour l’écrire, il était enfin temps de sortir de chez moi et toutes les rencontres, tous les entretiens ont été annulés. J’ai oublié mon livre pendant une quinzaine de jours, obsédée par la pandémie, puis en faisant le ménage, j’ai retrouvé de vieilles photos.

Je ne suis pas arrivée à lire ni à écrire pendant ce confinement, cela a été un temps assez inutile, je devais l’accepter, les seules phrases qui me venaient étaient des réponses à « fausses interviews » que j’imaginais sur ces photos.

Quelle est la part de fiction, de vérité dans ce roman, est la question qui revenait le plus souvent de mes lecteurs imaginaires. Montrer à travers ces photos de rues, d’objets, de vêtements, comment d’un détail, d’un fait, j’invente un personnage, une situation, je la transforme, était le meilleur moyen de répondre, écrire c’est bien sûr voler, et c’est un grand plaisir d’avoir le droit de le faire. J’apporte sur Instagram les preuves de mes vols et de mes mensonges.

Ce qui est très frappant, à lire ce « journal des Nuits d’été à Brooklyn » sur Instagram, c’est combien vous offrez des vues inédites sur le roman et sa composition (ce que vous avez coupé, la manière dont vous avez composé certaines scènes), mais aussi toute une série de romans potentiels et départs de récits. Vous envisagez de publier ces micro-récits, ces photo-romans, d’une manière ou d’une autre — sur un site, en accompagnement de l’édition de poche ?

Aucune idée. Il faudrait poser la question à l’éditeur.

Vos lecteurs peuvent aussi voir confirmer combien vous avez joué de la frontière très perméable entre des faits historiques (l’accident, les émeutes, les personnages attestés comme le chef de la police, le maire de New York, les différents activistes de la communauté noire) et des éléments fictionnels. Esther est un personnage de fiction, mais elle est nourrie par votre propre biographie et peut-être moins par une histoire d’amour que vous auriez vécue que par des biographèmes : le judaïsme, la bourgeoisie — la classe sociale d’origine comme une « honte » et une « prison ». Esther a été pour vous un « je est un autre » ?

Dans mes livres précédents, qui étaient très autobiographiques, j’étais toujours gênée d’écrire sur mes origines bourgeoises, les « bourgeois, c’est comme les cochons, plus ça devient vieux, plus ça devient bête ». Parce que Esther est un personnage de roman, j’ai pu lui donner des éléments de ma biographie, l’Ecole Alsacienne, Science Po, les vacances en Suisse, sans avoir à les corseter ou les cacher. J’ai pu aussi lui donner des qualités que je n’ai pas, elle est une journaliste courageuse, je suis parfois plus contemplative. J’aurais été gênée de me décrire dans un livre comme une super journaliste. Et bizarrement, grâce à elle, car le Je d’Esther est bien un autre que le mien, j’ai pu enfin assumer ce que je suis, une bourgeoise assez obsessionnelle dans son travail.

L’autre grand personnage fictionnel est Frederic Armitage, professeur à la NYU, spécialiste de Flaubert, né dans la grande bourgeoisie noire de Chicago, qui incarne ce que signifie être Noir dans l’Amérique des années 90 et sans doute aucun toujours aujourd’hui. Dans la fabrique du roman sur Instagram, vous donnez quelques clés du personnage — son lien, par exemple, à Henry Louis Gates, difficile d’en dire plus sans révéler une partie du livre… Comment avez-vous construit le personnage de Frederick, totalement ex nihilo ou depuis différentes inspirations ?

J’ai lu un certain nombre d’auteurs comme Cornel West, Henry Louis Gates, Pap NDiaye, Ta Nehisi Coates, James Baldwin, Toni Morrisson, Thomas Chatterton Williams, Margo Jefferson, Brit Bennett, Kwame Anthony Appiah, ce qui a été compliqué, c’est qu’après les avoir lus, de les oublier pour créer un personnage de fiction qui est Frederick Armitage, professeur à NYU de littérature française, spécialiste de Flaubert. Peu à peu, il s’est fait d’autres rencontres, de détails, de gestes, de manière de parler, qui viennent de mille endroits.

Par exemple, la marque de ses souliers vient d’une anecdote racontée par Philip Roth à propos de son roman La Tache. Il avait été « accusé » de s’être inspiré d’une personne existante pour créer Coleman Silk, il avait répondu qu’il n’avait rencontré cette personne qu’une fois, dans le magasin de chaussures Paul Allen. C’est ainsi que j’ai eu l’idée que Frederick qui est un intellectuel achète aussi ses chaussures chez Paul Allen.

Paris Review ©colombeschneck (sur Instagram)

Il y a en quelque sorte trois modalités du rapport au réel et à l’histoire dans votre roman : la fiction (Esther et Frederick, leur histoire d’amour), le réel (les émeutes de Crown Heights) et, c’est la troisième strate, une forme de roman à clé (la revue Europa qui pourrait être la Paris Review ou le personnage d’Ellis). Il fallait cette dimension entre réel et fiction pour articuler l’ensemble, pour qu’il y ait, aussi, projection et de reconnaissance de la part des lectrices et lecteurs ?

Constamment, je suis passée du réel à la fiction. J’ai, par exemple, utilisé deux photos prises lors de cocktails dans le même salon de la Paris Review, une en 1961 et l’autre en 2016, Esther observe ces deux photos, comme j’ai pu le faire. Le point commun est qu’aucun des invités n’est noir. Pourtant, Europa n’est pas la Paris Review.

Pour le personnage d’Ellis, j’ai utilisé une réflexion de la politologue Mary Matalin filmée par Steven Soderbergh dans la série K Street. Elle décrit un de ses employés, il est apparemment parfait, un père de famille, il se révélera beaucoup plus complexe. Ellis est le boyfriend idéal pour Esther, un intellectuel juif, j’en connais un certain nombre, cela a été assez facile pour moi d’en inventer un, avec quelques défauts, et je me suis beaucoup amusée. J’étais bien avancée sur le personnage d’Ellis quand j’ai appris que Lorin Stein qui dirigeait la Paris Review avait été licencié pour avoir une histoire avec une stagiaire. Mais Ellis n’est pas Lorin Stein. De la Paris Review, je n’ai gardé que la couleur des murs du salon, orange !

Tous les personnages du roman sont pris dans une filiation, dans une culture qui transmet des rites, mais aussi des peurs. Vous écrivez dans Nuits dété à Brooklyn que « le passé nous entrave, que ceux qu’on a laissés derrière soi, morts ou vivants, nous surveillent, que rien ne se termine vraiment ». Seriez d’accord avec l’idée que cette phrase fait le lien entre ce roman, pour une grande part fictionnelle, et d’autres de vos livres plus autobiographiques et personnels ? Que se dit là le poids et la force de ces héritages et transmissions qui sont au cœur de tous vos livres ?

Quand j’ai commencé ce roman, j’étais dans le même état qu’Esther, je partais « en Amérique », je voulais laisser le passé derrière moi. J’ai écrit sur mon père, ma mère, mes grands-parents, je voulais écrire une fiction qui me couperait enfin de ma famille. En ce sens, cela a été à ma surprise, un échec. Je suis retournée contre mon intention en Europe de l’Est d’où vient ma famille, même si pour Esther, il s’agit d’autres lieux, d’autres villages, d’autres catastrophes.

Colombe Schneck, Nuits d’été à Brooklyn, Le Livre de Poche, mars 2021, 240 p., 7 € 40 — Lire un extrait