Tal Piterbraut-Merx : le scandale du corps écrit (Outrages)

Jade Dessine, Se sentir dans un trou noir, 2019 (détail couverture Tal Piterbraut-Merx Outrage)

Outrages, le premier roman de Tal Piterbraut-Merx, écrivain et chercheur en philosophie, frappe par son écriture singulière dont le cœur est le rapport entre le langage et le corps affecté. Comment écrire et comment dire ce qui frappe le corps, le dire à soi mais aussi aux autres ? Comment rendre compte des complexités de nos chairs situées dans des espaces sociaux complexes, de nos corps qui sont si dépendants et toujours en excès par rapport aux catégories qui les incarcèrent ? Et comment penser le processus infini de soin de ces corps scandaleux de sentir et de parler ?

Voilà d’abord ce qui frappe, ce qui heurte même, au contact du texte de Tal Piterbraut-Merx, mais ce qui en fait par là même une expérience de lecture singulière : le scandale du rapport entre le corps et ses affects d’un côté, et l’écriture de l’autre. Dans Outrages, la chair sentante et les mots sont si liés, qu’on est presque toujours face à un trop plein d’affects et même parfois au bord du dégout. On en vient à se demander si les mots sont vraiment destinés à porter un tel trop plein, si leur pouvoir ne devrait pas être limité. L’écriture de l’auteur passe justement à la limite en décrivant cette difficulté quotidienne de porter sa propre chair, elle met en question cet énoncé selon lequel « il y a des choses qui ne se décrivent pas. Des gestes, des étreintes entre deux matières qui ne se comprennent pas », en poussant toujours plus loin la force du langage à se saisir de la chair. La résistance de celle-ci à la description minutieuse de ses affections est outrepassée. Et ceci produit le choc d’une certaine vulgarité ou d’une certaine crudité, comme s’il était inacceptable que les mots demeurent si proches du corps qui les émet, comme si une loi morale posait que les mots doivent rester à une distance respectueuse de la peau, des sens et des viscères.

La parole, dense comme une mie de pain

Cette proximité entre les mots et le corps oblige l’écriture à se transformer, à prendre une forme qui convienne à cette proximité, qui la rende, non seulement dans le vocabulaire qui mêle sensations physiques et significations psychiques parfois obscures, mais également dans la ponctuation. Car dans Outrages, « la ponctuation s’immisce au sein des organes. »

C’est le cas notamment de la virgule rythmant la phrase et du traitement particulier que lui fait subir l’écriture de l’auteur. La virgule, cette scandeuse, est souvent placée de manière étrange, venant perturber ce qui apparaît en retour comme lecture normative. Soit, d’un côté, elle vient découper la phrase d’une manière inattendue et rend alors au langage sa matière rugueuse, tout en mettant en lumière l’incarnation des images qu’utilise la langue française (« la plaie, d’avoir un odorat si développé »). Soit, à l’inverse, l’absence de virgule fait de la phrase un trait, une pente sur laquelle la lecture glisse, comme si on dérapait et qu’on changeait soudainement et involontairement de direction. Surtout en début de paragraphe, le verbe sautant avec la virgule : « Ces immeubles difformes. », « Un banc. », « Une douche. » La phrase déboulonnée et reboulonnée fait apparaitre le langage et l’écriture comme une matière dense. En témoigne également l’image de la mie de pain dans la bouche qui désigne le langage en tant qu’il obstrue, qu’il étouffe, là même où il devrait permettre la libération de quelque chose de trop retenu à l’intérieur.

L’écriture soutient alors l’un des thèmes qui constituent le propos de Outrages : la difficulté d’un corps à émettre une parole, une parole qui soit entendue. On ne peut pas réduire cette problématique générale de l’ouvrage à celle du coming out, puisqu’il s’agit bien sûr de cela, mais également de la difficulté à parler de l’inceste subi, de la difficulté à annoncer qu’on est enceinte, de la difficulté à dire qu’on est juive, etc. Le personnage à beau chercher à rendre lisse sa gorge pour préparer la parole en buvant une bière à la fin du roman, la mie de pain reste coincée et n’en ressort qu’un crachat.

Autre particularité de cette écriture et de sa violence : un certain travail autour des modalisations. Les nombreuses rêveries du personnage, décrites souvent au présent simple, font se confondre deux niveaux qu’on a l’habitude de voir séparés — ce qui se passe effectivement, et ce que le personnage imagine qu’il pourrait se passer.
Dans cet extrait, cette dimension de l’écriture est très claire : « Elle se demande si parfois des gens viennent se baigner dans le lac. La nuit, outre le trafic, il doit bien y en avoir qui viennent ici piquer une tête. Enfin piquer, façon de parler. Il faudrait voir la profondeur. Le crâne en un seul saut s’aplatit piteusement. » Alors que les premières phrases sont claires sur le statut spéculatif de ce qui se dit, la dernière fait surgir au présent simple, sans modalisation particulière, l’image du crâne aplati, comme si elle était l’objet d’une perception directe, la spéculation imaginative glissant alors brusquement vers la perception. Le texte est rempli de ces glissements qui surprennent la lecture et rendent compte du fait qu’il manque au personnage « un certain sens de la réalité ».

Ultra-présence du corps et abstractionnisme de l’affect

Cependant, s’il lui manque un sens de la réalité objective, ce qui ne manque pas, c’est un sens du réel de l’affect comme ce qui cogne, percute et ne ment pas. Les deux sont en vérité liés : la description des affections est poussée si loin qu’en ressort paradoxalement une sensation de perte de la réalité en tant qu’elle est considérée comme objective.

La difficulté du corps à parler est d’ailleurs comme proportionnelle à son immersion dans l’affect : plus le corps s’enfonce dans la sensation, plus difficile est l’émission d’une parole, comme si le personnage se noyait sans cesse dans le lac des sensations, perceptions, affects, et avait la gorge pleine de ces eaux. Si je me permettais de comparer cette écriture à l’une des périodes du travail de Cindy Sherman, je dirais qu’elle ressemble à ces photographies de la deuxième moitié des années 80 où tous ces personnages finissent par se noyer dans une sorte de magma affectif et matériel (Untitled #190, 1989 / Untitled, #175, 1987) suscitant à la fois le dégout et une forme de désir.

Mais ce parallèle avec l’œuvre de la photographe laisse de côté un aspect important de ces descriptions de percepts et affects : le refus de la prédominance du modèle visuel de la perception. L’ultra présence du corps est une présence totale de la chair, de ce qu’elle absorbe et rejette, de ce qui s’y échange. Non seulement des images, mais des odeurs, des gouts, des douleurs, des plaisirs : « Elle n’y voit rien. La sueur goutte entre ses sourcils, les traces d’eau s’y accrochent comme à des brins d’herbe. » D’ailleurs, l’écriture redouble ici à nouveau le fond de l’affaire, puisque la domination de l’image, et notamment de l’image du corps, est mise en question dans un passage qui défait le stade du miroir : « Depuis plusieurs années déjà elle affiche un refus obstiné de s’observer tout entière dans la glace. Elle préfère n’y capter qu’une collection de fragments, un corps sectionné. » C’est comme si la chute de la domination de l’image sur le corps ouvrait un espace aux autres sensations pour à nouveau faire droit à leurs intensités.

Ce nouvel espace pour les sensations conduit-il à une sorte d’impressionnisme qui ne fasse qu’insister sur des impressions fugitives et la bigarrure des sens sans signification ? Je crois qu’au contraire, la précision dans la description des sensations et des affects, conduit à une forme d’anti-impressionnisme dans le texte de Piterbraut-Merx. S’il fallait rapporter cette écriture à un modèle pictural, on pourrait plutôt dire qu’il s’agit d’une forme d’abstractionnisme au sens où Nietzsche, décrivant l’ivresse spécifique à l’art, parle d’« une formidable érosion des traits principaux, en sorte que les autres traits disparaissent. » L’écriture de Tal Piterbraut-Merx est un abstractionnisme des affects au sens où ceux-ci sont tellement creusés par l’écriture que tout, autour, semble parfois disparaitre.

D’où cette difficulté à suivre, à travers le chaosmos de l’affect, ce qu’il en est du fil rouge de cette histoire, à savoir le retour d’une femme dans sa famille, qu’elle n’a pas vue depuis dix ans, et à laquelle elle a pour projet d’annoncer certaines vérités la concernant. Pourtant, il y aurait à dire sur ce retour qui s’étire, jusqu’à nous faire penser que l’on n’y arrivera jamais, parce que l’air est trop dense pour avancer et que la tâche est difficile. C’est d’abord la solitude de ce retour qui frappe. Si l’infirmière ne cesse de faire référence à Sarah, sa partenaire, et à Cathie, sa collègue et amante, elle reste désespérément seule dans son voyage vers l’appartement de ses parents.

Pourquoi une telle solitude ? Il semble que celle-ci ouvre un espace temporel qui est d’abord celui du souvenir : la solitude de la déambulation physique du personnage de l’infirmière est également celle de la déambulation dans ses souvenirs. On est toujours seul quand on se souvient, personne ne peut se souvenir à notre place.

Mais cette solitude, est également une forme d’ouverture vers le futur, c’est en tout cas ce que laisse supposer l’absence de Sarah. Ce manque ouvre à la fois l’espace aux souvenirs du contact avec son corps (« Le souffle de Sarah entre ses jambes gagne chaque fois un peu plus de place. ») mais ouvre également l’espace pour les retrouvailles sensuelles qui se profilent au-delà du parcours auquel nous assistons. Si le personnage cherche à parler à sa famille, c’est que quelque chose en elle, à même son corps, se prépare : un enfant va naitre, et Sarah en sera la mère. Le choix du prénom de Sarah n’est sans doute pas dû au hasard, première matriarche du peuple juif, elle est également censée être dotée du don de voir l’avenir. On peut dire qu’il y a dans cette solitude au présent une double ouverture temporelle, une ek-stase : vers le passé et les souvenirs, mais également vers le futur. Et c’est seulement en se confrontant à certaines douleurs passées que le chemin pourra s’éclairer vers l’avenir.

L’ultra-présence du corps solitaire de l’infirmière au milieu de ses sensations et ses affects n’est donc pas une condamnation à un présentisme, mais elle est au contraire un double appel au souvenir et à l’élaboration d’un futur non-normatif. À ce titre, on pourrait penser aux Argonautes de Maggie Nelson, ouvrage lui aussi tendu entre la remémoration, et la question du futur et de la maternité queer, qui cherche également à montrer comment l’ouverture de l’horizon du futur n’est pas réservée aux normaux, aux personnes straights (Muñoz) — « Son regard s’abîme dans les possibles des droites, il refuse de fournir à son corps une trajectoire exacte. »

Nœuds d’un corps situé

Pour terminer, j’aimerais dire quelques mots des différents thèmes sociaux traités dans le roman de Tal Piterbraut-Merx. La tâche n’est cependant pas rendue facile par la complexité de traitement de ces thèmes. C’est sans doute l’une des grandes qualités de Outrages : ce traitement est toujours complexe et ne sacrifie jamais au travail de la littérature. Si la lesbianité, la judéité, les violences sexuelles et le soin sont des thèmes importants, ils sont intégrés parfaitement à l’écriture, et c’est celle-ci qui permet de rendre toute la complexité d’un corps qui traverse et est traversé par différents espaces et problématiques sociales. Il s’agit moins de noyer ces thèmes dans l’écriture que de leur donner toute la dignité qu’ils méritent en les intégrant à un projet littéraire plutôt que d’en faire l’occasion d’une écriture sans intérêt et clichée, comme on peut le voir parfois.

L’attention de l’écriture au corps, aux rapports complexes de ces différentes strates et déterminations, est ce qui permet une telle subtilité dans le traitement de ces thèmes. Le corps de l’infirmière est placé aux croisements de différents rapports sociaux de pouvoir et des processus de domination dont les interactions à même ce corps ne sont jamais simples : l’infirmière est une femme blanche, juive, lesbienne, bientôt mère, grosse, etc. Toutes ces strates, nous les découvrons non pas à travers une description objective du personnage, mais à travers les effets concrets produits par la situation du corps. Si on comprend, par exemple, que l’infirmière est enceinte, c’est par l’évocation de certaines sensations mais également par l’étrangeté des regards qui se posent sur elle : « Ces regards s’accrochent à elle comme attendris. Ils l’affolent. Elle rentre ses épaules, tord son corps. Est-ce que vraiment ça change quelque chose ? Son ventre les fascine. » Et ce n’est pas tant la chair elle-même qui fait de ce corps un corps gros, c’est le regard des autres, et d’abord de la mère : « Que voient-ils d’elle ? Sa mère dans sa caboche elle en est sûre, c’est pas possible elle a encore enflé. Qu’a fait ma fille pendant dix ans, à part s’empiffrer ? »

Un exemple de ces nœuds complexes correspond à une scène particulière où le personnage se souvient comment, enfant, elle se masturbait sur un banc en fantasmant : « Une bouche imaginaire se moque de ce qui coule entre ses jambes, elle redouble la pression : ‘T’as pas honte de te mettre dans un tel état ? Regarde toi toute trempée ! Si j’approchais mon doigt et le calais plus loin…’ Elle se raconte qu’une adulte la découvre et l’oblige à poursuivre, le plaisir croît douloureusement. » Il y a dans cette scène, dans laquelle une enfant qu’on sait avoir subi une violence sexuelle fantasme un rapport de domination qui augmente son plaisir, quelque chose de semblable aux descriptions dans lesquelles Dorothy Allison (L’histoire de Bone) lie de manière complexe la violence sexuelle réelle subie de la part de son beau-père et ses fantasmes de violence : « J’avais honte des choses que je pensais quand je mettais les mains entre mes jambes, j’avais davantage honte de me masturber en m’imaginant être battue que du fait que j’étais battue. (…) Je ne pouvais pas empêcher mon beau-père de me battre, mais c’était moi qui me masturbais. Je le faisais bel et bien. Alors comment expliquer que je détestais être battue mais que je me masturbais néanmoins en imaginant une histoire autour de ça ? » Allison sent dans la connexion entre la violence et le fantasme quelque chose de honteux, mais elle refuse de cacher et de se cacher cette connexion, comme l’analyse Ann Cvetkovich dans le chapitre de An Archive of Feelings autour du traumatisme sexuel. De la même façon, quoique de manière plus discrète, Tal Piterbraut-Merx met en scène ce fantasme de domination qui peut rejouer et défaire la violence subie.

La référence à Dorothy Allison et Ann Cvetkovich nous renvoie finalement à une autre thématique importante du texte, celle du soin et du care. Non seulement le personnage principal est une infirmière qui porte un regard réflexif critique sur ses propres pratiques et les modalités d’exercice de la médecine psychiatrique, mais surtout, la question du soin se redouble lorsqu’il s’agit de guérir de ses propres maux et traumatismes : « Les patients ont l’infirmière qui les blesse, mais l’infirmière, qui a-t-elle pour elle ? » Cette phrase rend compte d’un nœud entre le soin et la blessure, et de la situation du soignant qui d’un côté, blesse en même temps qu’il soigne, et qui de l’autre côté, requiert lui-même potentiellement du soin. C’est cette double impossibilité, ou plutôt cette double infinitude du processus de soin, qui est mis en lumière par le texte : le soin n’est jamais total, achevé, surtout lorsque l’on parle de blessure autant psychique que physique. Le soin est tâtonnement, il est déambulation. « Pas de conclusion, ni de point dernier. Finir serait trop facile, et apaiserait ceux qui ne doivent pas l’être. »

Tal Piterbraut-Merx, Outrages, éditions Blast, mars 2021, 152 p., 16 €