Jeune Faune

Jeune Fleur © Olivier Steiner
C’était l’été 2015. Un creux de la vie. J’étais dans une clinique à Argenteuil.

Après deux semaines de coupure forcée d’avec le monde extérieur ils m’ont rendu mon ordinateur et mon portable. J’ai retrouvé les messages et les commentaires, le flux.
 
Un message s’est détaché, il venait d’un certain Jeune Fleur. Pas de prénom ni de nom, rien, seulement Jeune Fleur.
 
C’était un long message, une lettre, très belle.
 
Il s’appelait Jeune Fleur.
 
Il me racontait qu’ils avaient trouvé, lui et ses amis, mon livre La vie privée dans une rue de Bordeaux, en pleine nuit, sur le rebord d’une fenêtre, posé comme ça, debout. Ils l’ont pris, se sont amusés comme s’amusent les jeunes fleurs ensemble, ils ont lu des passages à voix haute, se sont moqués puis sont retournés dans leur nuit faite de fête et de joie. Mais lui, Jeune Fleur, il me raconte qu’il a gardé le livre, et qu’il l’a lu plus tard, seul. Il termine son mail en me disant qu’il a 21 ans.
 
Je regarde son profil, ses photos, il n’y a presque rien. Une seule photo de lui, floue. Belle photo mais floutée. Il porte une casquette à l’envers, il a des boucles dans les cheveux. Jeune Fleur n’a pas de visage. Et pour moi d’un coup il est beau et vrai comme peut être belle et vraie la fleur absente de tout bouquet.
 
Ce n’est pas seulement l’histoire des 21 ans et d’un garçon joli ou pas, d’ailleurs je devine dès le premier message qu’il préfère les filles, et c’est très bien, mais c’est qu’il écrit très bien, c’est beau quand il écrit, c’est profond, sincère, juste. Intense. Il y a une voix. C’est un jeune garçon qui cherche et qui appelle.
 
Mais je ne réponds pas, je me méfie, je n’y crois pas, je n’y crois plus, je suis en clinique psychiatrique, c’est too much, je suis dans la mort et la vie m’écrit ! Non, ce n’est pas possible, on me fait une mauvaise blague, j’ai peur d’y croire, peur de m’écorcher aux épines de la fleur.
 
Il m’écrit encore. Et encore. Et encore je ne réponds pas. Parfois je souris intérieurement, je me dis que ça ressemble drôlement à L’été 80, cette histoire, le jeune Yann Andréa qui écrit à Duras qui ne répond pas, c’est beau mais ça ne tient qu’à un fil que ça ne devienne grotesque.
 
Mais ses lettres, ses messages me font du bien, c’est comme une perfusion, je m’y habitue et un jour où je me sens plus de force, où le désir revient un peu, je réponds. Je lui demande de me parler de lui, qui il est, ce qu’il fait de sa vie, ce genre de choses.
 
Il répond en me parlant d’esthétique et de métaphysique. Il cherche, il aimerait faire des études de philosophie, ou de musique, il en fait déjà me dit-il, il m’envoie du son.
 
Nous nous écrivons dans une sorte de passion sage. Quand nous nous écrivons le cours de la vie s’arrête, en tout cas pour moi, et c’est bien.
 
Il me dit qu’il vit chez ses parents près d’Orléans mais qu’il s’installe à Paris fin septembre.
 
Je sors de la clinique début septembre après deux mois d’enfermement. Je n’ai pas vu passer cet été-là, sauf dans les lettres de Jeune Fleur.
 
Nous nous donnons rendez-vous un jour place des Abbesses à Montmartre. Je l’attends en face de l’église, près du manège. Il n’est pas là à l’heure dite. J’attends un peu, je fais quelques pas. Puis je m’assieds sur un banc au soleil, je ferme les yeux. Je me dis qu’il ne viendra pas, et c’est bien, aussi, je me dis.
 
Puis deux mains se posent doucement, poliment, sur mes paupières. Je souris, je suis très gêné, intimidé soudainement, je me retourne, le flou disparaît.
 
J’écoute sa voix. Nous décidons de marcher puis nos pas nous entraînent vers le cimetière de Montmartre. Nous parlons parmi les tombes, de tout, du sexe, de philosophie, de mes dépressions et de mes résurrections, et il parle de sa jeunesse comme s’il ne l’avait pas mais la portait comme on porte un poids éphémère. Ce Jeune Fleur me semble savoir des choses sur le temps que j’ai mis des années à comprendre.
 
À partir de ce jour-là nous devenons amis et il ne signe plus Jeune Fleur mais Jeune, seulement Jeune, et sa musique il l’a signe Jeune Faune. Je l’encourage à continuer la musique. C’est un peu comme un fils que je n’ai pas, ce Jeune majuscule, c’est un petit frère aussi bien.
 
Nous nous revoyons, je lui avais parlé de mon amitié avec un moine bénédictin, nous décidons d’aller faire une retraite de quelques jours dans son monastère, à Ligugé près de Poitiers.
 
Puis le temps passe, encore, des mois et des mois, nous nous voyons de temps en temps, il reste celui qui m’aura sauvé de l’été 2015 et de ses veines ouvertes, mon corps ouvert volontairement pour que la vie s’échappe enfin, si elle le souhaitait. Mais elle ne l’a pas souhaité.
 
Et puis c’est l’année 2020, le monde est confiné, malade, abîmé, j’ai des soucis de santé et il a les siens, on m’opère, on m’ouvre le cou, on l’opère, on lui ouvre le ventre… et voici que c’est février 2021 et il m’envoie son premier clip, sa première véritable chanson, M’ouvrir le corps, justement. Et c’est con, je suis heureux mais surtout je suis un peu fier.