Yves Ravey : Bernard Plossu, l’instant décisif (USA 60 70 80 – BERLIN 2005)

Berlin 2005 © courtesy Bernard Plossu

Nous voudrions beaucoup de calme pour lire, écrire, contempler les photographies… :

Une image, à condition qu’elle nous poursuive, souligne chaque heure qui passe. Certaines, on ne peut s’en détacher. D’autres vous accompagnent de loin. En silence. Accompagner, c’est signifier.

D’abord, si j’observe les photos Berlin 2005, c’est une question de surfaces nettement découpées, aplats homogènes, parcelles géométriques ajustées par contraste, idée de l’équilibre à atteindre.

Il est nécessaire cependant que quelque chose se brise, qu’à un endroit de l’image, si perfectionnée soit-elle, se découvre par inadvertance, à force de surfaces lisses, un élément perturbateur.

Le récit photographique, produit par cet élément, n’est rien que la mise en situation d’une histoire à se raconter. Chaque image est un concentré d’événements exceptionnels qui se rencontrent dans un lieu précis, et ce lieu, c’est l’épreuve, tirée d’un cliché.

les deux temps

Au départ, c’est toujours une instance narrative qui commande. Convoquée par l’image, elle ne parvient jamais cependant à fixer une logique définitive. Alors, notre regard se met en quête de l’histoire, d’un endroit à l’autre de la composition. Cela signifie que l’œil n’est jamais en repos.

Mais provoquer le regard en lui faisant défaut n’est pas lui faire violence. En réalité, c’est une façon de proposer une situation. Celle-ci nous instruit par sa progressive incursion dans l’image.

A cet instant, la rencontre les éléments disjoints s’offre à l‘imagination inventive du regard, qui lui donne du sens. Ces éléments disjoints autorisent l’irruption d’une chose définitive, l’image dans sa totalité. Cette chose, qui ne peut plus évoluer, passe d’abord par le photographe. C’est à cet endroit que nous pouvons dire : ce que peut Bernard Plossu.

Sa réponse : Il peut ce que montre l’image. Rien d’autre.

Chaque photo surgit donc en sa qualité d’objet qui n’évoluera plus. Dans ce cas, l’image finie, livrée au public, prend le relais d’un monde saturé. Comme si se manifestait une mise en ordre. En fait, l’image est agitée de sentiments, elle suscite chez le spectateur le souhait de posséder l’objet, provoque l’irruption du désir, elle ouvre le regard à la naissance d’un monde.
Mais le contenu de l’image ? Ce qui apparaît ?

Un objet vivant, qui agite l’esprit, produit la réflexion, s’ordonne. Une dominante se met dès lors en place, sous forme de répertoire thématique :

L’individu (solitude étranger),
Le lieu (urbain, désertique),
La ville (architecture, rues, enseignes)
L’air ambiant, atmosphère (activation des météores);

Au premier abord, nous en resterons là du descriptif des images qui ne sont soumises à aucune intention esthétique, semblent plutôt répondre à l’urgence du cliché dans une situation donnée. On peut seulement ici pressentir un paysage, ses circonstances, noter ainsi ce que nous révèle l’instance narrative — chaque photo raconte une histoire — renforcée par le naturel de la prise de vue qui communique cette sensation de proximité, d’empathie.

Voici ce que je ressens : je traverse l’espace de l’image en même temps que le photographe surgit, pourrait-on dire, sur un bord de route. Je suis avec lui. Il est avec moi. Au même instant. Au même endroit.

Ce qui produit cette idée de deux temps qui se télescopent : le temps du photographe, le temps du spectateur. Idée apparue à force d’observation et de réflexion. En fait, je veux comprendre ce qui se produit quand je regarde la photographie.

aux usa

I must have work or food

Le bord de la route, lieu mythique du déplacement. États-Unis. Il convoque le spectre du chômage. Ces photographies me font penser, des années en arrière, aux hobos, vagabonds de l’époque de la grande dépression, chassés par la crise, trimardeurs, en quête de travail, le long des lignes de chemin de fer, grimpés dans les wagons de marchandises, travailleurs saisonniers, clochards.

Le bord de route introduit l’idée d’un but à atteindre, à quoi s’ajoute cette seconde idée que ce but est inaccessible. Il introduit de fait la notion d’errance, plus clairement, il réfère à la régulation économique de l’errance inscrite désormais dans le paysage.

En ce sens, le paysage chez le photographe, est un fait historique. Il ne documente pas, il incarne. Il est la misère sociale. Épuisés, abîmés par les intempéries, les hobos vont d’un endroit à l’autre d’un monde sans fin, sans commencement non plus.

Le bord de la route produit ainsi l’idée de la fuite et de la marginalité. Ceux qui marchent hors des limites, le long du fossé, sont sur le bord de la photographie.

Les images manifestent une telle évidence qu’on s’en veut  de ne pas l’avoir dit plus tôt : le point de vue du photographe est celui du marcheur. Alors surgit cette idée de la superposition du langage de l’image et de la réalité observée. Soudain s’aperçoit, sur la distance qui sépare l’image finie de sa prise de vue, l’émotion procurée.

Ce non-décalage ouvre ainsi la voie vers l’idée de solitude. Elle se lit, par un regard, un trait du visage, chez tel personnage photographié, dans ce passage vers l’intime. La proximité qu’inspire ce personnage provoque le retour sur soi, une forme d’interrogation existentielle. Elle a pour support cette errance, qui pousse ces marcheurs du bord des routes à longer la frontière, (cela, nous n’en avons pas connaissance, nous savons seulement qu’existe une frontière quelque part et c’est justement là le problème —, nous prenons seulement le risque de supposer que c’est d’une question de frontière et de désert qu’il s’agit désormais.)

Rien de ce qui se déroule ici, en effet, en deçà des fossés, ne nous permettrait d’interpréter sinon cette marginalité.

La route s’impose des Raisins de la Colère (The Grapes of Wrath), le roman de John Steinbeck, aussi le film, John Ford, la silhouette d’Henry Fonda en contrejour. Plus tard, on sillonne le ruban d’asphalte dans la voiture conduite par Jack Kerouac, Neal Cassady au volant, Allen Ginsberg sur la banquette arrière, William Burroughs. J’ai rencontré rencontré (sic) Neal Cassady pas très longtemps après la mort de mon père : incipit de Sur la route, sous-titre : Le rouleau original (répétition du mot rencontré attestée).

Je vois à travers la photographie, sans exclure le décalage d’époque, la Pontiac Masterchief comme il en existe certains modèles encore à La Havane.

Les plans se succèdent au rythme de la marche à pied, parfois, à la vitesse d’un camion chargé de récoltes et de saisonniers, chemise débraillée, maillot de corps, chapeau de paille. La route est un long ruban. Le manuscrit rédigé au fil des jours par Jack Kerouac, quand il écrit La route, est un rouleau ininterrompu qui se développe comme une histoire, comme le texte biblique — on y marche beaucoup, pour relier un point à un autre du désert, coordonnées du pays de Canaan, du mont Sinaï —, parchemin, papyrus.

image de l’autocar

Cette photographie, emblème de l’exposition intitulée la Beat Generation, Musée Beaubourg, Centre Pompidou, autour d’un autocar années 60, dans le Sud des États-Unis. Certainement (j’imagine) le véhicule est en panne et on attend le mécanicien ou la dépanneuse. Les passagers sont éparpillés autour du véhicule, ils patientent. Leur présence évoque une éclosion instantanée d’insectes au bord d’un cours d’eau, on imagine un éclatement, une pulvérisation des sentiments de crainte amplifiés par l’incertitude du lendemain.

Le photographe ajoute à l’observation sa propre perception de l’atmosphère, la chaleur du bord de la route, où passent les camions.

La multitude, la communauté, être à plusieurs, se répand le long des fossés, à la recherche d’un gagne-pain, des exploitations agricoles et des usines. Les marcheurs du bord des routes constituent une longue colonie du travail, ils se décomposent progressivement, image par image, pour devenir Un.

Un individu, seul, qui se présente devant l’objectif, devient alors, en plan rapproché, un homme, avec ses marques, sa peau, son regard, son identité.

J’entends par là l’objectif de Bernard Plossu : et je le redécouvre. C’est ce qui retient dans l’œuvre : l’approche réaliste du corps, par le visage, cette plainte silencieuse entendue sur le bord des villes, dans ces étendues désertiques, héritage amérindien.

Je pense toujours ceci, je ne sais pas pourquoi, mais je le pense : un homme qui n’a plus rien se contente du peu qu’il possède. Je ne déclare pas qu’il a raison ou tort. Je veux dire qu’il n’a pas le choix. Je pense aussi qu’il constitue son être à l’intérieur de sa condition. Cela signifie qu’il s’accepte, admet le peu de chose, le peu de travail, dit c’est normal.

Il marche au désert. Le but, ce n’est pas la retraite, c’est l’embauche. On aperçoit le désert sur les traits de son visage, les yeux à peine visibles entre les paupières, le corps usé.

Impossible de traduire l’image. Le photographe ne propose aucune alternative en rapport avec ce dénuement sur les routes pourtant si spirituelles, si croyantes, soutenues par l’espoir d’une rédemption.

Ce que veut le marcheur des bords des routes, c’est du pain, du travail dans les champs, il veut conduire les bêtes, garder les troupeaux, il veut l’argent des narcotrafiquants. Il est leur proie, leur victime.

poids d’une photographie

Le photographe comprend cette situation. Non qu’il s’identifie, au contraire, il établit une distance, brise tout excès de lyrisme, injecte dans ces paysages leur forte humanité. Il retient d’une halte dans un lieu habité ces détails de la rue, ces traces de l’activité humaine, des façades en ruines, blanchies à la chaux, des portes battantes, des vestiges d’activité, un clou, une ficelle, des jantes, des récipients, des enseignes de bars et de motels. Nous ne sommes jamais loin de l’être humain, de son esseulement, nous concevons peu à peu la présence de Sisyphe, avec son rocher, qui remonte chaque fois cette pierre le long de la pente, parvient à bout de forces au sommet de la montagne et perd pied. La pierre roule de nouveau et Sisyphe doit redescendre, reprendre son fardeau, une nouvelle fois, le remonter, parvenir au sommet encore, laisser retomber la pierre.

berlin – visible / invisible

 Le mythe nous introduit à l’idée de solitude, forme de déréliction. C’est comme une fatalité, un poids à soulever. La solitude réside dans le fait photographique : être vu. Et si les personnages retenus sont souvent seuls, vus de dos, ou happés par l’instant, détournant la tête, s’ignorant les uns les autres, n’empêche, ils appartiennent à la multitude, qui est une communauté. Ils sont des êtres dispersés, qui se croisent, mais ne s’arrêtent jamais pour se parler, échanger. Ils apparaissent et disparaissent.

Dans ce cas, la photographie a une double fonction, montrer et cacher. Il en va ainsi, avec les images, du visible et de l’invisible. Le visible : nous contemplons la matérialité de la photographie. Ce qui est invisible, nous nous contentons de l’imaginer, de le pressentir.

Ce que nous ne voyons pas, nous le lisons intuitivement, au passage d’un visage furtif, détourné, confondu avec l’ombre, dans le détail d’une silhouette de dos, entraperçue et impénétrable. Cette fugacité distille une certaine inquiétude. Pourtant, le besoin se fait sentir de stationner devant l’image.

En observant les traits de cette silhouette vue de loin, (Berlin 2005, toujours), nous concevons que l’invisible ne succède pas au visible sur la chaîne du temps, mais que les deux sont simultanés, mêlés l’un à l’autre.

Considérant le fait que je suis doucement happé par l’œil du photographe, je m’aperçois que tout un pan du visible disparaît dans la question de savoir qui est en face de moi, dans l’image, qui retient à ce point mon attention ?

Ne dois-je donc pas, pour trouver la réponse, me rendre à cette première étape qui précède l’image finie, c’est-à-dire la prise de vue ? Car ce qui précède est concentré synthétisé dans l’épreuve photographique. Ne dois-je donc pas prendre en compte les conditions dans lesquelles se déroule la prise de vue ? Son économie ? Dès lors, et pour peu que je me plonge un peu plus longuement dans l’observation de la photo, l’évidence apparaît : l’image est une activité. J’en déduis, le photographe, homme actif, qui se cherche, marche sans arrêt. Dans le silence de la ville. Pérégrination.

Déjà, le modèle photographié a disparu, il est enfermé dans la boîte, sur le négatif, sur l’écran numérique, mais il est absent. Ce qui produit cette succession d’événements : le photographe cherche une autre présence, donc il marche, se fabrique un itinéraire propre, ponctué de stations. De nouveau. Encore et encore. Ce qui pose la question de savoir s’il existe un point de départ, une étape initiale, ou si n’existe pas, inconnue de nous, d’étape antérieure, puisque rien n’est jamais fini, et qu’une image naît dans les limbes, mais personne ne sait quand, à quel moment du passé, ni où .

La confrontation visible / invisible trouve sa parenté dans l’idée que nous serions guidés par notre subconscient. Je pense, observant ces images, Berlin 2005, aux passants pris en photo dans l’intervalle chiffré en millièmes de seconde, le temps de mourir ou de naître, et de disparaître.

La règle du visible et de l’invisible, approchant l’idée du subconscient, dans une alternative qui serait celle de la gestation, non seulement est nécessaire, mais exige du photographe qu’il parcourt les rues, arpente le sol, qu’il soit à la recherche d’une réponse, qu’il interroge le visible, lequel, dans son principe, ne lui permet rien, hors ce constat : aucune réponse ne peut provenir de l’image. Seules naissent des questions, et encore, quand celles-ci apparaissent, affleurent l’espace urbain, manifestent ainsi leur présence, deviennent donc lisibles. Ce qui n’est pas toujours le cas.

berlin – le déclic

Tout est fait ici, dans cette ville, pour que l’homme s’aperçoive, parmi le paysage d’architecture, dans son propre reflet. La photographie enregistre alors ces démarches de fuite, de recherche éperdue de sens.

Paysage métamorphosé, toujours changeant. Son mouvement permet un dialogue entre le regardeur, moi-même, qui contemple l’image, et la silhouette pressée. Entre ce que je vois et ce que j’imagine, s’établissent alors les références :  la photographie me fait penser à… : et particulièrement aujourd’hui, je me dis, cette silhouette de dos pourrait être dans un rapport avec l’Histoire, un personnage du film muet allemand de Richard Siodmak, 1930 Les Hommes le dimanche.

Dans Berlin, au bord du lac, des prises de vue, des séquences brèves rapides, nées de l’observation de la multitude, ou encore d’autres images, des tableaux, aussi une scène où on se prend en photo sur la plage, des cartons en intertitres : « Attention, le petit oiseau va sortir, » le début, la fin de la séquence, le carton : « merci. » L’époque, le crépuscule de la république de Weimar, avant l’enfer, les derniers jours d’été, le plaisir dans la ville trépidante, les tramways, les automobiles, l’histoire d’amour, la course folle des images et de la musique, le montage expressif. Ce film définit un monde perçu dans son aspect figuratif, mais aussi non-figuratif. Par exemple, des composantes noir et blanc de l’architecture, l’alternance, du clair et du foncé, qui serait une entrée dans le visible, invisible.

Les images ne connaissent pas de fin, elles happent la réalité, un coin de l’univers, un détail, qui leur confère leur puissance, ainsi des atomes en train de se fissurer. Elles possèdent cette énergie miraculeuse du passant pris sur le vif, qui s’offre au regard du photographe ou lui échappe, l’ignore.

C’est encore plus puissant d’être ignoré par celui dont on fait le portrait. La photographie représente par le fait cette idée de la disparition, du devenir anonyme. L’image pénètre les sphères retirées de l’absence, mais continue d’exister, sous forme d’indice. Elle permet de s’orienter dans le paysage, de signifier l’angoisse d’être au monde : l’être devenu une silhouette, pratiquement méconnaissable, se mue en présence humaine qui s’ignore, ce qui constitue plus avant cette idée de la grande solitude dans la multitude.

Nous ne voyageons jamais seuls, nous sommes poursuivis par notre propre souvenir. L’être s’immisce dans l’image pour disparaître, comme par enchantement. Il participe du procès : captation de la lumière, chambre noire, ouverture, vitesse, millième. Pour que soit réitéré par le noir et blanc le mystère de la création. Disons, à chaque cliché, la possibilité du monde.

berlin – noire et blanche

La gamme des gris, poussée dans ses extrêmes, court du gris très foncé, presque noir, mais jamais noir, au gris presque blanc, mais jamais blanc.

le gris presque noir se juxtapose au noir, le blanc devient encore plus blanc contre le noir.

Évidences qui conduisent au contraste de valeurs.

Berlin, les carrefours, l’asphalte, les vitrages, le ciel. La gamme des gris tend vers des étendues claires, sans accident, sans relief, ni accroc, des zones lisses parfois organisées en cloisons non étanches, qui échangent sur le registre des valeurs noir, blanc, des zones voisines d’intensité, qui répertorient les états d’âme.

Les surfaces grises sont étrangement régulières, les variations de valeurs parfois imperceptibles. C’est très certainement un moyen d’entendre ces nuances sur un mode univoque, sur un seul registre, du noir au blanc, sans couleur, c’est une manière non lyrique, qui retient l’exaltation du sentiment.

Le gris restitue dans ce prisme étroit les différentes composantes de la réalité. C’est une façon méthodique de rendre ce qui est aperçu, puis observé, puis composé. Un mode de perception qui épuise le contraste en le repoussant au plus lointain de ses limites.

Le gris très foncé devenu noir mais pas encore, exprime ce faisant cette volonté janséniste de traduire le monde. Il cantonne l’image sur un registre qui n’est pas la couleur, mais la valeur, ici noir puis blanc. Pensons à l’extinction des tons, donc des couleurs, chez Philippe de Champaigne — portrait de mère Angélique Arnauld – 1654, à l’abbaye de Port-Royal. Le gris, sa gamme étendue, infinie presque, exprime le registre émotionnel du photographe. Sa sensibilité parcourt le trajet non chromatique qui va du blanc le plus affirmé à ce noir qui subsiste. Ce blanc dont on ne peut dire cependant qu’il est pur, car à bien observer, on se rend compte qu’est possible un tirage plus blanc encore que le précédent, dont on pensait avoir obtenu la perfection. En fait, le photographe étend au maximum de ses possibilités la gamme élargie de nuances.

La recherche du blanc est nécessairement produite pas le contraste, il naît d’une complémentarité, alors accordons-lui cela : il peut conduire à l’absolu.

Il arrive que l’œil fabrique par contraste simultané des couleurs, c’est dans ce cas lui-même qui les invente. Ce qui traduit le fait, qu’avant tout, nous fabriquons le monde comme notre désir affirme qu’il doit l’être. Nous devons, face à l’image, répondre à notre attente, c’est un désir d’amour.

La force démonstrative du noir et blanc, la gamme étendue et homogène des gris expriment le trouble intense, ses degrés divers, vécue par le photographe :

L’émotion, cause première du déclic. Ici, l’appareil n’est pas uniquement le regard du photographe, il est sa main. Cette matérialité transparaît dans l’image, elle induit ce sentiment d’une réaction affective étroitement surveillée, très justement cadrée.

La gamme verticale des gris est une marche sans fin. Lente et distributive, elle explore les nuances des objets représentés, des êtres humains, hommes, femmes, enfants, qui à leur tour engendrent des situations narratives.

Au moment du déclic, le photographe absorbe cette réalité composée de partitions de blanc, de zones noires, de traits gris, en variations infinies.

Ensuite c’est comme si vous étiez ébloui par le soleil un jour de plein été. Vous cherchez un peu d’ombre pour mieux voir. Chaque épreuve est un retour de l’évanouissement, un lieu où sombrer après la brûlure, lieu de l’échange.

L’image photo est un monde révélé, produit à l’origine par la situation du photographe face au sujet. L’idée de gestation, c’est cette présence mystérieuse et invisible de l’auteur, qui porte par-devers lui l’histoire de l’image. Il en est le témoin en même temps que l’acteur.

Dallas Texas 1981 © courtesy Bernard Plossu

Qui regarde la photo devient le témoin d’une certaine situation, certes, mais il ne sera jamais l’acteur. Cette passivité ordonnée de l’image vous enferme dans sa multiplicité de sens, votre interprétation en vaut une autre.

Pour accéder à cette interprétation cependant, il a fallu le déclic, sachant que c’est le photographe qui déclenche cet instant, il en est le maître, puisque instance de décision. Il restitue une image de soi perçue dans la contradiction, le paysage. Il agit alors en démiurge, qui décide de la forme du monde, à travers la situation racontée.

C’est aussi le paysage hors du champ, cette fois en couleur, et loin de Berlin, retour aux USA, qui fait référence au photographe dans sa contradiction. Le film de Wim Wenders, Paris-Texas, cet homme, Travis (Harry Dean Stanton) à casquette rouge, devant le désert du Texas, Sam Shepard quelque part, la musique, le vent qui souffle, l’instance narrative, les feuilles desséchées roulant sur l’asphalte et les marquages au sol, la bande matérialisée de la nationale, le blanc en rectangles, en trapèzes, les polygones, les formes disjointes.

Le photographe traduit le déplacement d’un lieu à l’autre, au rythme des gris organisés en gamme étendue, pour atteindre le point le plus extrême de la nuance. Dans le contraste des noirs et des blancs.

expérience

L’image se livre progressivement, jamais d’un seul regard. Elle nous habite.

Je voudrais le démontrer.

Cela me revient : dans Berlin 2005, une femme à sa fenêtre prise en contre-plongée. La composition : des baies vitrées sous forme de trapèzes étirés vers un point de fuite proche du bord supérieur du cadre. Un immeuble des années 60, supposément immeuble de bureau.

On regarde l’image. On se fabrique une expérience, on accompagne pendant quelques secondes, cette reproduction de la personne accoudée à sa fenêtre, qui regarde le vide.

Puis, vient un soir d’août 2016 : on est à l’arrêt devant un feu rouge dans un quartier d’immeubles. Au volant de ma voiture, je regarde les étages du bâtiment HLM en face du croisement. Il fait très chaud, le feu va passer au vert, La façade donne plein ouest, le soleil rase l’horizon, ciel sans nuage. J’aperçois un homme dans un coin d’ombre d’une loggia au dernier étage et je me dis que cet homme fait partie d’une photographie.

Je songe d’abord à ce que fait cet homme debout dans sa loggia. Je me dis ensuite que les habitants de l’immeuble, sous la chaleur du plein été, n’ont ni fraîcheur, ni possibilité d’aérer.

Le feu est rouge, il y a aussi une flèche orange qui clignote et indique la droite, mais moi, je vais tout droit. Donc je ne démarre pas. Je regarde de nouveau cet homme immobile, et je pense à cette femme vue sur la photographie dans l’immeuble de Berlin. J’ai comme le sentiment que ces images sont identiques, que la vision de cet homme en maillot de corps blanc, lunettes de soleil, correspond point par point à cette femme dans l’immeuble de bureau, vue en contreplongée.

A cet endroit, l’image (exemple : la femme de Berlin) agit par capillarité. Une fois enregistrée, elle subsiste en secret dans notre mémoire rétinienne, réapparaît, pour peu qu’elle soit convoquée par le phénomène de l’association : femme, homme, immeuble, fenêtre, solitude, chaleur.

En attendant, je suis toujours au volant, à l’arrêt, l’homme ne bouge pas. J’imagine la température dans la loggia, au moins 36°. Feu de circulation resté au rouge, je m’attache à la présence de cet inconnu sous un soleil de plomb. Il fume tranquillement une cigarette. De sa position, ses épaules droites, et son torse qui n’est pas incliné, je déduis qu’il regarde devant lui, alors qu’il est au quatrième étage, donc il contemple le paysage de la ville, les toits, en contrebas. Peut-être il va retourner dans sa salle à manger, peut-être il attend un souffle d’air, ou alors il se décontracte, le temps de se reposer cinq minutes. J’observe aussi : il est abrité par l’ombre portée de la corniche, au-dessus de lui, et s’il se met en léger retrait, c’est pour se protéger de la lumière. Le feu a passé au vert.

Quatre mois plus tard : Je me pose toujours la question : que représente cet homme confondu avec l’ombre, sinon le souvenir ? Il n’a pas bougé en effet, tout juste s’il tremble, vu de loin, s’il communique son inquiétude d’être devenu une image, l’espace d’un feu rouge.

Quatre mois plus tard, j’ai cette idée qu’ainsi naît une photographie. Qu’elle prend racine dans l’observation du réel. A l’instant qui précède le déclic.

Cette expérience en deux temps (1, la mémoire. 2, le déclic) me permet, du moins je le souhaite, de vérifier une dernière fois : l’image a ceci d’attachant qu’elle survient, au moment où je la regarde, en même temps que surgit le photographe à l’instant décisif, lors de la prise de vue.

C’est du moins ce que m’enseigne l’œuvre de Bernard Plossu. Durant le silence de la lecture, dans le cadre intime de la salle de musée. Un instant qui ne se répète jamais. Ce n’est rien qu’un peu de poussière sur l’album de la mémoire, ça n’autorise aucune parole, alors on se dit que mieux vaut se taire.

Deux événements séparés par la chronologie : le photographe qui surgit et l’image finie qui subsiste (des années, des mois plus tard) sont devenus simultanés. Ce serait admettre dans ce cas — sur le registre étroit et fugace de l’expérience — que la photographie est susceptible, pour peu qu’on la contemple une certaine durée, d’abolir cette dimension qu’est le temps. Ce qui caractérise, à mon sens, les images que nous venons de regarder.

Mais je crois maintenant que c’est une autre histoire.

Yves Ravey, Lausanne, le 20 novembre 2016
Images © courtesy Bernard Plossu