Manuel Vilas : une avant-garde familiale et bourgeoise (Alegría)

Manuel Vilas, Alegria (détail de la couverture originale du livre)

Vue de Paris, la littérature espagnole nous semble florissante aujourd’hui. Et elle l’est, en effet, si l’on en juge, par exemple, via les audaces d’un Enrique Vila-Matas dont on a évoqué ici même le dernier opus récemment traduit en français sous le titre de Cette brume insensée.  Comme tous les autres textes de l’auteur catalan, ce roman nous a réjoui par son côté « I would prefer not to » et sa construction paradoxale et toute oblique. Mais voilà qu’un poète espagnol tard venu au genre romanesque illustre une bien autre avant-garde que l’on qualifierait volontiers de bourgeoise, quitte à donner dans une formule oxymorique. Auteur de deux œuvres grands récits remarqués (Ordesa, 2018, et Alegría, 2019), Manuel Vilas, natif de Barbastro (Aragon), joue fortement dans ses deux œuvres majeures de la carte familiale (ses parents décédés, ses fils, et l’amour qu’il porte à tous ou qu’il leur a porté). Nous parlerons surtout ici d’Alegría et de quelques motifs récurrents à l’intérieur d’une construction qui évoque immanquablement une forme de puzzle.

C’est qu’Alegría est fait d’une suite de moments numérotés, faisant chacun d’une à quatre pages. Et tout cela pour rapporter la vie du narrateur qui, de professeur de lycée qu’il fut est devenu écrivain, un écrivain itinérant et d’autant plus itinérant que Mo, sa seconde épouse, vit et enseigne à Iowa City. De là pour Manuel (si c’est bien le prénom de celui qui dit « je »), maints aéroports et maintes chambres d’hôtel à fréquenter. Il aime d’ailleurs sa vie nomade comme il découvre avec plaisir les États-Unis. Toujours est-il qu’il n’est pas de continuité dans la narration mais bien plutôt une suite d’évocations partagée entre effusions sentimentales et réflexions morales.

Au gré de ces instants, le narrateur circule entre ses deux familles, celle des parents, morts mais se rappelant à son bon souvenir à travers rencontres et rappels, et celle des deux fils, qui ont désormais leurs vies. À tous, morts ou vivants, notre héros dit son amour et entend apporter de l’allégresse à travers ce qu’il nomme la beauté. On le voit ainsi passer de bons moments avec le jeune Valdi venu le rencontrer à Chicago, cité des vents. Tout cela fortement ancré dans un présent multiple mais, mieux encore, au cœur d’un passé dont il a fait, tout comme Marcel Proust le fit en son temps, sa religion. Un Proust ainsi devenu pour Vilas l’auteur de référence.

On observera que, dans Cette brume insensée, Vila-Matas, lui aussi, meublait son roman de rencontres impromptues qui le renvoyaient à son père et jusqu’à un certain point à la période franquiste pourtant abhorrée. Manuel Vilas affiche d’ailleurs un visible complexe envers son pays qu’il considère comme mal aimé au dehors. Ce qui ne l’empêche pas d’être ravi de se voir invité à partager un déjeuner en compagnie de Felipe González et de quelques écrivains. Ou bien encore de soutenir que Federico Garcia Lorca nous reste comme le plus grand poète de tous les temps.

Mais c’est par la grande musique que le romancier revient à une forme de fierté et de faire ainsi au point de donner non sans malice des noms de musiciens célèbres aux membres de sa famille : Bach et Wagner pour les parents disparus, Mozart (abrégé en Mo) pour l ’épouse actuelle, Valdi pour un des deux fils. Dans cette série, c’est Arnold Schönberg qui endosse le mauvais rôle, celui de la guigne et même de la malédiction. Car le présent roman connaît tout de même des moments de déprime. Cela dit, quel est le sens de ces « totems » musicaux ? Ils disent évidemment un amour partagé de la grande musique. Mais, plus encore, ils teintent d’humour, de poésie, de fantaisie l’ensemble du roman. Au gré d’un caprice et d’une conversation, l’auteur abandonnera les prestigieux patronymes musicaux au profit de noms d’acteurs et actrices venus en majorité du cinéma américain. C’est, par exemple, le souvenir du père qui est associé à l’image de Cary Grant par un collègue d’autrefois. « La vie t’a rebaptisé, dit le narrateur s’adressant à feu son paternel, elle t’a fourni un autre passeport avec lequel voyager dans le ciel vide de la galaxie que je t’invente à chaque instant pour ne pas être seul. / De sorte que tu t’es de nouveau transformé comme le font les vivants constamment en mouvement. » (p.335) Selon la même inspiration déroutante, Mo de Mozart deviendra Hep, qui abrège Katharine Hepburn en raison d’une ressemblance physique. Et c’est Nosferatu qui endosse le rôle de Schönberg, c’est-à-dire du méchant. Quant aux fils, ils sont devenus Monty et Brando.

Citant Guillaume Apollinaire en reprenant la formule du poète lorsqu’il écrivait « La joie venait toujours après la peine », Manuel Vilas voue donc son roman à célébrer une joie de vivre puisée à même une intimité tantôt familiale et tantôt amicale. Ce qui n’empêche en rien son narrateur d’agrandir le cercle étroit à chaque occasion, tantôt au gré de ses voyages et tantôt au gré de ses souvenirs. C’est là que nous avons identifié l’estampille d’un romancier qui assume son appartenance de classe tout en saisissant toute occasion d’accéder à une universalité qui passe par des musiciens, des comédiens, des écrivains. De leur côté, les voyages, les chambres d’hôtel, les villes, les fleuves joyeusement fréquentés y aident à l’évidence. Comme quoi le romancier de la classe moyenne qu’est Vilas ne manque jamais de prendre le large à toute occasion. Et en route vers un certain universel.

Manuel Vilas, Alegría, traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon, Éditions du Sous-Sol, janvier 2021, 400 p., 22 € 50