Les Mains dans les poches : Andrew Ridker, Les Altruistes

Détail de la couverture du livre

Les Altruistes, premier roman d’Andrew Ridker, qui sort en poche chez 10/18, est une saga familiale irrésistible, la comédie cruelle des Alter et, à travers eux, la chronique de nos vies écartelées entre la fidélité à une histoire familiale et des envies d’ailleurs.

Le roman lui-même se trouve pris entre plusieurs grands genres et il puise sa singularité dans les tensions entre ces types de récit : c’est la veine sociale et familiale d’un Eugenides ou d’un Franzen, dans cette manière de faire d’une famille le métonyme d’une époque et de ses contradictions. Ici, Arthur Alter, sa femme Francine et leurs enfants Ethan et Maggie  ; c’est la veine satirique, le roman juif à la Bellow ou Roth, le campus novel à travers Arthur, le roman d’éducation pour chacun des enfants Alter que l’on voit grandir et tenter de trouver une singularité malgré le poids terrible du récit familial. D’ailleurs le roman commence par un incendie un jeudi de novembre, « le feu s’acharnait contre la famille Alter », ravageant tout ce qui avait pu être construit, cette apparence de famille idéale.

Le couple a quitté Boston quatre ans plus tôt et s’est installé à Saint-Louis, dans le Missouri, à la demande d’Arthur qui veut se rapprocher de sa fac, il est professeur de génie mécanique à l’université Danforth, un campus qui pourrait être vu à lui seul comme la façade de faux-semblants et petits arrangements avec l’authenticité qu’explore Les Altruistes : c’est la « splendeur creuse » de son acropole, la construction affichée du campus principal « sur le modèle d’Oxford et de Cambridge » alors qu’en réalité il s’inspirait « des universités de l’Ivy League, elles-mêmes singeant Oxford et Cambridge, ce qui faisait de Danforth l’imitation d’une imitation ».

« Imitation d’une imitation », volonté de se couler dans le moule de l’american dream et de la famille parfaite : en acceptant ce poste dans le Missouri, Arthur pense réparer des années d’échecs et humiliations dans sa carrière, il espère devenir un universitaire brillant (et dont la renommée dit le brio, ce qui, dans son système, est plus important que d’être réellement brillant). Il a trouvé cette maison trop chère pour sa famille mais qui pourrait enfin afficher et matérialiser sa réussite sociale et professionnelle. Et puis, dans cette maison, Francine aura son cabinet de thérapeute, c’est ainsi qu’Arthur a convaincu sa femme de déménager, ce dont elle n’avait aucunement envie. « Francine avait sacrifié l’avancement de sa carrière pour préserver sa famille, dans laquelle elle servait de modérateur, d’arbitre et de gardienne de la paix ».

Le roman s’ouvre donc sur l’incendie d’un foyer et de tout ce qu’il pouvait représenter comme espoir d’une vie de famille et le lecteur comprend bientôt qu’il s’agit d’un ample retour en arrière, de l’origine à la fois réelle et symbolique d’une déroute. La maison est à la fois le foyer rêvé et manqué, l’enjeu du récit et sa clé — cassée comme sur la couverture anglaise du roman. Le récit, lui, suit la vie actuelle des membres de la famille Alter, Maggie vit dans le Queens, Ethan à Brooklyn, ils ne voient plus leur père depuis deux ans, depuis la mort de leur mère, Francine, personnage fascinant dans une présence/absence, le pivot de cette cellule si disparate dont la maladie puis la mort ont tout fait voler en éclats.

Arthur écrit à ses enfants pour les inviter à venir passer un week-end à Saint-Louis, il voudrait renouer le dialogue, s’expliquer et sans doute leur demander quelque chose. La mort de la mère a fait voler en éclat l’unité des Alter. Arthur a refait sa vie avec sa maîtresse, Maggie et Ethan peinent à trouver leur place dans le monde. Le week-end va tourner au règlement de comptes, entre tragédie féroce et comédie irrésistible, quand le souci de soi entre en contradiction totale avec le souci des autres, que la culpabilité est en conflit avec le pardon.

« Selon l’analyse d’Arthur, le succès de la visite de ses enfants dépendait de la formule suivante :
(P+N) (1/2 E) + R = A
où P = Pitié, N = Nostalgie, E = Excuses, R = Regrets et A = Argent ou Acquittement des arriérés ».

Or une famille, ce n’est évidemment pas une formule mathématique… surtout quand l’équation tente de cacher le nerf du problème : « Sa maison allait lui être saisie. Ses enfants étaient tout ce qui lui restait. Ses enfants — et le magot inattendu à leur nom ». En deux jours tout va imploser, le passé et le présent, les faux semblants et petits arrangements avec soi et les autres, les jugements que le lecteur avait pu former sur les personnages. Depuis ce court moment, intense huis clos, ce sont quatre vies qui se déploient, mais aussi ce que signifie être une femme, hier et aujourd’hui, et ce à quoi toute femme doit renoncer pour se conformer au modèle que société et famille lui imposent ; ce que veut dire être parents, être fille ou fils de, avoir une vie amoureuse et sexuelle qui déborde des normes ou des ambitions qui ne cadrent pas avec le schéma culturel et familial.

Andrew Ridker construit et déconstruit l’unité d’une cellule, les Alter, par de brillants allers et retours passé/présent et avec une ironie qui certes décape les apparences et (contre-)vérités des uns et des autres mais frappe surtout par sa finesse d’observation. L’ironie est ici un curseur d’empathie, de critique familiale et sociale qui ne juge pas mais démonte, amuse tout autant qu’elle sidère par sa justesse détachée. L’héritage est au centre des Altruistes, l’héritage culturel et familial pour les Alter, l’héritage littéraire pour Ridker et nul doute que l’écrivain s’en libère mieux que ses personnages englués dans leur narcissisme malgré leurs volontés altruistes, si proches de nous et de nos contradictions, ce que dit sans doute aucun leur nom : les Alter, cette altérité en eux, en nous.

Andrew Ridker, Les Altruistes (The Altruits, 2019), traduit de l’anglais (USA) par Olivier Deparis, février 2021, 10/18, 432 p., 8 € 80 — Lire un extrait en pdf