Ivan Nabokov : souvenirs indisciplinés d’un « jeune homme de 88 ans » (La Vie, les gens & autres effets secondaires)

© Christine Marcandier

Autant le dire d’emblée, il est impossible de rendre compte de La Vie, les gens & autres effets secondaires : de même qu’Ivan Nabokov échappe à la simple qualification d’éditeur pour n’être approchable que par le syntagme « homme siècle », ce livre refuse toute délimitation par des termes qui le fixeraient d’une quelconque manière : ni mémoires ni récit de vie ni même réflexions sur la littérature ou l’édition. Tout est toujours autre et c’est là toute la puissance de ce texte qui paraît aux Escales, comme une pause provisoire dans l’ample tourbillon d’une vie. Rendre un mouvement continu, une forme de fugue, ce que l’on doit à la forme que Philippe Aronson a donnée aux souvenirs et récits qu’Ivan Nabokov lui a confiés.

Ce portrait figure dans La Vie, les gens & autres effets secondaires

Qu’est-ce qu’une vie sinon des déplacements constants, des lignes de fuite et la quête de points d’ancrage que sont, pour Ivan Nabokov, les auteurs et leurs livres ? Le futur éditeur est né « apatride en 1932 à Kobsheim, près de Strasbourg », descendant de deux familles ruinées par la Révolution russe, il obtiendra la nationalité américaine. Ses parents se séparent, il vit bientôt à New York avec sa mère. Tout est tensions dans cette enfance : la langue russe bientôt oubliée et qu’il ne parlera jamais vraiment bien, l’anglais qui devient sa langue, celle qu’il n’a jamais eu le sentiment d’avoir apprise, le français ; l’exil qui lui est une renaissance ; la pauvreté paradoxale d’une mère, issue d’une famille princière, qui fréquente la haute société new-yorkaise, y trouve soutiens et protections, ce qui permettra à son fils d’être boursier dans un internat huppé puis à Harvard. Rien n’est jamais vraiment lourd et grave dans ce livre, emporté par le tourbillon de rencontres, d’un appétit jamais démenti pour la culture, les livres, les écrivains et créateurs, alors même que la vie n’a pas épargné celui que le sous-titre de ce livre de souvenirs désigne comme « un distrait », au sens étymologique, tiré dans tous les sens, par ses passions et un sens inouï de l’ironie quand le tragique menace.

Ainsi de sa situation présente, alors que sa femme, Claude, rencontrée en 1955, n’est plus ­— et les pages sublimes centrées sur sa fin sont celles que l’ironie peine à mettre à distance —, que ses constants problèmes aux yeux sont devenus ce que d’autres considèreraient comme un lourd handicap. Ce que retient Ivan Nabokov, c’est d’abord combien sa vue depuis longtemps entravée comble son « goût pour l’absurde ». L’élégance est d’abord de rire. Nabokov raconte plusieurs « situations loufoques » dont « la fois où j’ai croisé sur Madison Avenue une dame que j’avais l’impression de connaître, et qui m’adressait, me semble-t-il, un regard aussi interrogateur que le mien ; nous nous sommes rapprochés…
— Bonjour, madame, ai-je lancé, poli.
La dame (qui souffrait de dégénérescence maculaire) a éclaté de rire. Moi aussi. C’était ma mère ».

Si le fait de raconter ces souvenirs, privés comme littéraires, à Philippe Aronson n’est, de ce fait, pas entièrement un choix, on comprend combien cette forme permet aussi une distance de soi à soi et trace une limite avec toute potentielle volonté de se présenter sous un jour (re)construit, qui viendrait effacer le désordre inhérent à toute vie, surtout quand il s’agit d’une existence aussi folle et cosmopolite que celle d’Ivan Nabokov. Le récit joue d’analepses et soudains précipités, des associations que la mémoire provoque comme de violents emportements contre un présent insupportable (sa haine de Trump). Dans ces pages, la littérature jouxte la musique classique, la danse, la peinture, c’est une ronde d’artistes et personnalités connues dès l’enfance (Maria Callas, Coco Chanel, Salvador Dali), d’autres liées à sa généalogie, comme son oncle Vladimir Nabokov : « la culture occidentale était ma culture ».

Celui qui pensait écrire avait même forgé son pseudonyme — « Jovan Acoté. Jovan parce que c’est Ivan en slave, et Acoté car Nabokov serait une déformation de nabok — qui signifie « à côté » —, à savoir là où se planque avant de vous détrousser et de vous assassiner le terrifiant bandit tartare dont mon père se plaisait à dire que nous autres Nabokov descendions ». Et l’ethos d’Ivan Nabokov sera ce nabok permanent : à New York puis à Paris, il travaille d’abord dans la publicité, puis devient assistant de réalisateurs (Norman Krasha puis Otto Preminger), il songe à écrire mais se trouve trop influencé par Kafka, Musil et son oncle Vladimir. Il renonce, déjà éditeur peut-être, faute de se sentir singulier. Il se perd un temps dans la finance, repart vivre à New York avec femme et enfant(s), revient en France et devient lecteur de l’anglais pour les éditions Robert Laffont. C’est son premier rapport direct à l’édition : il écrit un rapport incendiaire sur un livre qu’il juge très mauvais, The Graduate, qui rencontrera le succès que l’on sait après son adaptation avec Dustin Hoffman dans le rôle-titre. Son « instinct d’éditeur né » sera moqué, Nabokov en rit encore.

« Life is people »

C’est que depuis Ivan Nabokov est devenu l’un des rois incontestés de la foire du livre de Francfort (« je n’y suis fait mon réseau ») et un éditeur hors pair, celui qui a découvert (donc nous a fait découvrir) la « mécanique imparable » de la (encore inconnue) Marie Higgins Clark ou de Stephen King dont les quatre précédents romans ne s’étaient pourtant pas vendus. La Vie, les gens & autres effets secondaires regorge de scènes de la vie littéraire sur plusieurs décennies, de ses coulisses, moments insolites et récits stupéfiants, narrés sans aucun souci du politiquement correct. Ivan Nabokov dit ce qu’il pense, aussi bien des auteurs aimés que de ceux qu’il a publiés sans même arriver à les lire, ceux publiés par d’autres et se vendent très bien mais qui le laissent « de marbre » (on vous laisse découvrir les noms). Il raconte le rapport pointilliste de Nadine Gordimer à ses traductions françaises, ses réveillons avec les Salinger, le jour où, en pleine nuit à la foire de Francfort, il a dû se plonger de toute urgence dans un manuscrit pour dire s’il en achetait les droits : « il me tombait des mains et je n’y comprenais rien. Le lendemain, je me suis rendu compte qu’il était écrit en espagnol, langue que je ne lis pas ! ».

« Mais tu divagues, Ivan, cela ne s’est pas du tout passé comme cela », lui disait Claude et Ivan Nabokov concède que sa femme avait raison. Qu’importe, ces pages sont un réservoir inépuisable de portraits et anecdotes piquantes, la fresque d’une « fête ininterrompue qui a duré 40 ans », d’une passion contagieuse de la littérature et des arts par celui qui en a été un exceptionnel passeur, malgré quelques écœurements et amitiés conflictuelles, avec des fidélités contre vents et marées et une liste d’auteurs édités qui tourne à celle de prix Nobel.

Dans son exceptionnelle et si bien nommée collection « Feux croisés » chez Plon, il a publié Salman Rushdie, Edmund White, Nathan Englander, Donna Tartt, William Gaddis, Peter Nadas mais jamais ses souvenirs ne tournent à l’exégèse de sa vie d’éditeur. Le sobre et immense « merci » qui clôt le livre — un merci à celles et ceux qui l’ont accompagné, éditeurs, auteurs, hommes et femmes du livre, ami.e.s. — le montrerait à lui seul. Ce n’est pas la nostalgie mais bien l’avenir qui occupe les dernières pages du livre, alors même qu’Ivan Nabokov a perdu sa femme, sa « colonne vertébrale » : ses enfants et petits-enfants, sa fille Catherine Nabokov, éditrice, à travers laquelle il finit par définir ce qu’est ce drôle de métier (un don de soi aux autres), et même l’évocation du cercueil qu’il lui faudrait acheter pour « dormir dedans le soir (…). Histoire d’être prêt le moment venu ». Tout Ivan Nabokov est là : élégamment loufoque et intensément vivant.

Ivan Nabokov avec Philippe Aronson, La Vie les gens & autres effets secondaires. Mémoires d’un distrait, éditions Les Escales, janvier 2021, 172 p., 19 € 90 ­— Lire un extrait