Simona Crippa : « La parole des femmes dérange toujours quand elle sort de la sphère privée » (Marguerite Duras)

Stimulant et neuf : tels sont les deux termes qui viennent à la lecture de Marguerite Duras de Simona Crippa, paru récemment. Sobrement intitulé Marguerite Duras, cet essai interroge avec vigueur l’ensemble de l’œuvre de Duras, depuis Les Impudents jusqu’à C’est tout, de 1943 à 1995, en prenant le parti de présenter à la fois la vie et l’œuvre de Duras au filtre même de la mythologie. Si, parce qu’elle est une figure célèbre au-delà de toute célébrité, décriée au-delà de toute polémique même, Duras est un véritable mythe, l’autrice n’avait cependant jamais été sondée avec rigueur depuis la puissance d’un chant évoquant aussi bien les héroïnes de la mythologie antique que la diction de l’aède. Autant de raisons de partir à la rencontre de la spécialiste de Duras le temps d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre essai, aussi neuf que stimulant, sur Marguerite Duras, intitulé Marguerite Duras qui vient de paraître. Si on vous connait comme spécialiste de Marguerite Duras, auteure notamment d’une thèse importante sur la délicate question de la théorie chez Duras, ce n’est pourtant pas la Duras théoricienne que vous sollicitez ici mais, de manière inédite, l’œuvre de Duras comme lieu réactivé et actif de la mythologie. Comment vous est ainsi venue l’idée d’interroger le mythe chez Duras ? Qu’est-ce qui, dans l’œuvre ou la parole de l’auteure de L’Amant, a su éveiller chez vous la conviction qu’interroger Duras au tamis d’une analyse mythographique pouvait se révéler, comme on le voit, hautement fécond ?

En effet, après avoir écrit une thèse sur Duras et son apport à la théorie et à l’esthétique du roman, du cinéma et du théâtre – sa contribution à l’effervescence théorique qui a animé une époque, celle des années 1970-80, est précieuse même si elle reste essentiellement inscrite dans sa création – j’avais envie d’interroger la puissance d’une écrivaine dont la voix résonne continument comme un écho dans notre monde contemporain. Nombre d’écrivains actuels se réclament d’elle et beaucoup de jeunes lecteurs sont fascinés par ses œuvres et son écriture. Les médias empruntent souvent les titres de ses livres, tentent d’imiter son style. Sur les réseaux sociaux la transcription des phrases de Duras est légion ainsi que le partage de ses photos. Mais l’engouement est tel qu’il est à la mesure de l’aversion qu’expriment ses détracteurs. J’ai voulu m’interroger sur ce que j’ai appelé l’effet Duras, car elle inspire, provoque de l’enthousiasme et de la frénésie parfois jusqu’au délire. Pourquoi autant d’exaltation autour d’elle ? Elle s’est beaucoup exprimée dans les médias surtout dans les années 1980, elle a pu irriter pour ses positions radicales et péremptoires, mais pourquoi est-elle plus détestée que Sartre par exemple ?

Certes, il ne faut pas oublier qu’elle est femme et que la parole des femmes dérange toujours quand elle sort de la sphère privée pour atteindre la sphère publique, il n’y a qu’à voir encore maintenant le scandale suscité par le mouvement #Metoo avec le cortège des sempiternels « elles en font trop… ».

Duras se place en réalité au-delà.  Elle remue sans cesse ces bruits de fond qui font sa renommée parce que c’est elle qui les véhicule. Je m’explique. Souvenez-vous quand l’un de ses rivaux l’appelait publiquement « pythie », il croyait, et croit encore, la dénigrer. A vrai dire Duras est bel et bien une voix d’oracle, non parce qu’elle prévoit le futur bien sûr, quoique… mais parce qu’elle est cette voix qui s’inscrit dans la tradition orale qui colporte, d’une génération à l’autre, les légendes des temps mythiques. Une analyse mythopoétique de son œuvre nous offre à lire la réactivation de plusieurs mythes comme celui d’Orphée, de Bérénice, d’Antigone, de Médée et tant d’autres que l’on peut s’amuser à chercher.

Néanmoins, la puissance de Duras se situe ailleurs, précisément dans la capacité de revenir aux temps de la rumeur, quand les récits se transmettaient de bouche à oreille grâce aux ouï-dire – la rumeur donc – et que l’aède ou le mythologue de la cité les regroupait pour raconter une histoire, ce qui finissait par devenir l’Histoire même. Quand Diodore de Sicile entreprend au 1er siècle avant notre ère d’écrire une histoire universelle, il doit s’appuyer sur les témoignages des poètes et des mythographes. Plutarque et Hérodote feront de même. N’oublions pas qu’Homère fait de l’aède Phémios qui représente le double du poète, la voix de la rumeur ou renommée (Phèmè) qui propage son chant. Le poète est en effet le passeur de mémorables rumeurs. Hésiode écrit même dans Les Travaux et les jours que la rumeur est « aussi quelque chose comme un dieu », en soulignant ainsi la dimension oraculaire et donc sacrée du bruit qui court. Duras revient à la nécessité de la rumeur comme épiphanie du récit dans Écrire lorsqu’elle offre à « la passante » – qui n’est rien d’autre qu’elle-même – la tâche de raconter l’histoire du jeune aviateur anglais. « C’était devenu sacré pour moi – la passante – » écrit-elle dans un texte où elle tente de nous livrer le secret de l’écriture.

J’ai voulu ainsi parcourir l’œuvre à l’aune non pas seulement de la mythologie mais plus précisément de la « pensée mythique » en convoquant Lévi-Strauss, Dumézil, Detienne, Vernant, Romilly, ce qui m’a donné la possibilité d’analyser thèmes, contextes, genres, écriture et réécriture. Cela a été comme vous le dites, très fécond et mériterait d’être élargi aux œuvres que je n’ai pu analyser dans le cadre de cet essai qui est paru dans la collection « Libre cours » des Presses Universitaires de Vincennes dont le but est d’offrir des ouvrages de référence faisant un état de la recherche actuelle dans un domaine mais qui doivent faire preuve de synthèse.

Pour en venir sans tarder au cœur de votre propos, votre Marguerite Duras se propose d’interroger l’ensemble de l’œuvre de Duras, depuis Les Impudents jusqu’à C’est tout, de 1943 à 1995, en prenant le parti de présenter à la fois la vie et l’œuvre de Duras au filtre même de la mythologie. C’est ainsi que vous évoquez l’enfance indochinoise en prenant soin de disposer un certain nombre de pistes qui ne s’épuisent cependant pas dans la platitude biographique mais s’élèvent à une dimension universelle et sacrée par leur dimension mythologique.
En quoi ainsi l’enfance chez Duras ou tout du moins son rapport narratif à l’enfance puis l’adolescence s’élabore pour vous comme un véritable mythe ? En quoi la question du mythe permet-elle, chez Duras, de mettre à distance la question si délicate de l’autofiction ?

L’enfance de Marguerite Duras est en réalité celle de ses premiers pas dans l’écriture. Elle décide en effet de commencer à écrire en allant puiser dans les terres de son enfance ces souvenirs qu’elle érigera bientôt au rang de mythe. D’abord en évoquant les lieux où a vécu son père et où elle a passé quelques mois de vacances, le Lot-et-Garonne et la Dordogne dans Les Impudents et La Vie tranquille, puis en ouvrant aux lecteurs le grand réservoir mémoriel qu’est l’Indochine où elle est née.

Duras se servira d’un imaginaire forgé depuis l’intime non pour dire la réalité de son vécu mais parce que ce vécu est un matériau inépuisable de création. Autobiographie et autofiction sont des genres que l’écrivaine déjoue sans cesse car ce qui l’intéresse est tout simplement la dynamique du faire littéraire, la poïesis. Dans les trois premiers romans de Duras, l’hubris grec, à savoir la démesure, fait véritablement rage. La violence, le meurtre et l’inceste s’inscrivent dans ces pages de récit familial qui renvoient à la sauvagerie et au scandale des premiers récits humains. Duras commence ici à se forger à l’art du scandale, geste primordial, selon Detienne, de l’écriture de la mythologie. Un barrage contre le Pacifique est une épopée où la mère se présente telle une force chtonienne qui défie l’océan, le frère est une puissance incestueuse, la mendiante est l’archétype de la folie et de la misère… Ces personnages, y compris l’amant M. Jo, seront par ailleurs sans cesse réactualisés dans les œuvres successives, selon le processus typique qu’emprunte le mythopoète pour renouveler les figures de la mythologie. Être frère chez les Veyrattes de La Vie tranquille est une malédiction, comme chez les Labdacides et les Atrides. Françou vit dans la lignée des incestueux et ira jusqu’à voir surgir Œdipe à la place de son frère lorsqu’elle rêve, à la fin du roman, d’ « embrasser la place vide de ses yeux ».

Au-delà des mythes convenus qui voudraient limiter la parole durassienne à la parole orphique, comme Blanchot a pu le faire de la modernité, la force de votre propos consiste précisément à convoquer puis déployer, tout d’abord, un panthéon élargi de figures mythologiques. Deux retiennent particulièrement l’attention au cœur de votre riche propos : de fait, vous associez tout d’abord avec privilège la parole sinon les héroïnes durassiennes elles-mêmes à Antigone, en butte sans cesse contre la loi, celle de la société et celle des pères. Ma première question serait la suivante : en quoi Antigone représente-t-elle pour vous une part majeure de l’imaginaire durassien ? Est-ce que rapprocher Duras d’Antigone vous permet incidemment de souligner combien l’une et l’autre sont deux incarnations d’une lutte féministe sans faille ?

Antigone brave l’interdit et Duras aime l’éclat fâcheux du scandale. Antigone est chez Sophocle la fille qui aime sans commune mesure un frère puis un père, qui est également son frère, jusqu’à en perdre la vie. Chez Duras elle se défait du père et devient la sœur par antonomase qui dessine la ligne de l’inceste depuis La Vie tranquille et Un barrage contre le Pacifique pour aller sanctifier ce rôle dans Agatha. Antigone stigmatise l’autoritarisme idéologique que Duras combat, ce qui devient une véritable lutte qui s’inscrit dans tout son œuvre depuis Les Petits chevaux de Tarquinia en passant par Détruire dit-elle et Le Camion. Antigone est le symbole d’une parole du refus qui structure Duras : « plus tu refuses, plus t’es opposé, plus tu vis » dira-t-elle à Xavière Gauthier, Alissa encore une fois en est le vecteur, mais aussi la bonne du Square qui se surprend à imaginer de refuser de servir sa patronne jusqu’à caresser le désir de la tuer. Cependant je ne dirais pas qu’Antigone est la figure de la lutte féministe en général ni que Duras convoque le mythe en ce sens. L’Antigone sophocléenne défie son oncle mais répond à la loi patriarcale en montrant une alliance sans faille à son frère et à son père-frère. Au lieu de convaincre sa sœur Ismène dans un élan de sororité, elle la dénigre et ne se montre pas non plus solidaire avec sa mère Jocaste.

Antigone mais aussi Médée et Bérénice sont en quête d’identité chez Duras, elle sait qu’il faut modifier l’imaginaire pour ensuite agir sur le réel. Dès lors elle réactualise ces figures afin de modifier le registre mythique du féminin. Elles occupent ainsi un espace qu’elles reconstruisent depuis un langage neuf qu’elles offrent à la modernité littéraire. Comme Lol V. Stein qui depuis son fameux « mot-trou », à la fois mot de l’oubli et de la mémoire, nous livre un nouveau chant orphique depuis son expérience du gouffre. Ce n’est plus le seul Orphée qui module sur sa lyre, les soupirs de la sainte et les cris de la fée, ce sont la fée et la sainte qui prennent l’instrument divin afin de se situer sur le terrain de la création. Duras offre en effet aux personnages féminins une place et une voix centrale dans son œuvre, ce qui bouleversera les représentations classiques de la femme. Cixous écrivait dans son beau et célèbre texte Le Rire de la Méduse que la littérature de Duras a su faire face à la politique répressive du genre.

Marguerite Duras © Simona Crippa

La seconde figure qui mobilise avec privilège votre attention est bien évidemment celle d’Orphée. Cependant, là où la modernité met la figure masculine en avant, vous choisissez quant à vous de souligner qu’en réalité, interroger l’œuvre de Duras, notamment la part sombre et irrévélée qu’elle porte, depuis une figure renversée d’Orphée paraît bien plus productive : une manière d’Orphée au féminin. Parole de la béance, récit du gouffre, trou du mot avec Lol. V. Stein : autant de figures qui renvoient au savoir secret des profondeurs des Enfers qu’un Orphée au féminin a vu, a perçu et qu’elle seule possède, jusqu’à la perte, comme si la parole orphique de Duras avait aussi assimilé sinon ramené à la surface la parole toujours tue d’Eurydice.  En quoi ainsi, selon vous, la connaissance du gouffre d’Eurydice comme alliée à celle du nouvel Orphée durassien, entre disparition et force, vous paraît plus féconde que la simple figure orphique que Blanchot pu mettre en évidence notamment ?

Orphée et Eurydice renvoient en effet au gouffre et pour Duras ces deux figures se confondent parce qu’elles disent ensemble le chant de la littérature. Mais quand je fais référence au gouffre, je renvoie également à l’idée de « Chaos » qui étymologiquement signifie « béance » « faille » et qui est très présente dans l’œuvre durassienne comme évocation des origines du monde. Les Grecs appelaient apeiron le lieu d’indétermination à partir duquel le monde peut surgir ; Aristote par exemple renvoie au poète Hésiode pour indiquer que cette béance représente un étant infini en nombre et en extension, et rappelle que la puissance du lieu est prodigieuse et prime sur tout.

Je reviens à Lol et à la métaphore de sa renaissance après la mort symbolique subie suite à la perte de son amour. Duras écrit dans Le Ravissement de Lol V. Stein : « Puis un jour ce corps infirme remue dans le ventre de Dieu », elle expliquera cette image ainsi à Xavière Gauthier « Il est évident que lorsque L.V.S. “remue dans le ventre de dieu”, elle revient dans le marécage matériel, mais pas vers le dieu créateur, vers le marécage où il était, comme le reste, englouti. ». On comprend que la force de la parole de Duras est comparable à celle du mythopoète Hésiode qui raconte les enfantements de Gaïa, la terre mère, ces enfantements divins qui sont à l’aube du monde. Les œuvres du « cycle indien », reviennent à la description des commencements du monde, comme une véritable cosmogonie : plages désertes, embouchures des fleuves, surfaces d’eau calmes et isolées… Duras possède cette force oraculaire, elle y fait systématiquement référence dans plusieurs écrits, un exemple encore parmi les nombreux que je fournis dans l’essai, Le Navire Night, où l’auteure évoque la noirceur « du gouffre, ce premier âge des hommes, des bêtes, des fous, de la boue ».

Si, dans votre Marguerite Duras, une large attention de votre propos s’attache aux figures mythologiques que, de Médée à Créon, la fiction durassienne convoque, votre réflexion s’intéresse aussi vivement à la manière dont la diction durassienne emprunte sinon retrouve les voix de la mythologie – ou plutôt : du Dire mythologique. De fait, à observer notamment le « Cycle indien » qui comprend entre autres Le Ravissement de Lol. V. Stein, Le Vice-Consul ou encore India Song, vous affirmez que Duras se tient, dans sa parole, comme une mythologue, à entendre au moins en deux sens. Duras mythologue, ce serait ainsi, tout d’abord, restituer du monde une plénitude, une totalité.  Dans quelle mesure, selon votre expression, avec Duras et depuis sa parole, « une totalité s’exprime donc à travers la personne de l’écrivain » ?

Quand j’écris ceci, je fais référence à l’ouvrage de Georges Gusdorf Mythe et métaphysique où il propose de lire les mythes primitifs comme une « métaphysique première » parce que la pensée mythique relevait, écrit-il, d’une sagesse parfaitement adaptée aux exigences d’un moment de la conscience humaine. Il explique que le mythologue avait la fonction de saisir les choses, les êtres et aussi soi-même comme « lecture mythique du monde ». Et si j’ai utilisé cette référence, c’est afin de rendre compte de la construction de l’espace littéraire de Duras déjouant toute frontière de genre et pour en finir avec l’éternelle question de l’autobiographie ou de l’autofiction. Duras se définit dans un entretien avec Suzanne Lamy comme une « chambre d’écho » parce qu’elle se considère comme un réservoir de la mémoire collective, exactement comme la conscience mythique qui était une conscience de totalité. Quand Duras avoue dans Écrire « Il y a ça dans le livre : la solitude y est celle du monde entier. », c’est précisément à une expérience de la commune souffrance qu’elle renvoie. Le mythopoète est ainsi, poreux aux messages, aux bruits que le monde lui transmet et qu’il retransmet parce que dans la cité, il devient le scripteur, l’écho des vies de tout un chacun.

Duras, Théâtre © Simona Crippa

L’autre versant de Duras envisagée comme mythologue consiste, enfin, pour vous à la présenter comme l’aède de sa propre œuvre, notamment au cœur du « Cycle indien » qui, d’œuvre en œuvre, du roman au film en passant par le théâtre, ne cesse d’aller et venir autour de la figure d’Anne-Marie Stretter. En ce sens, en quoi la figure de l’aède permet-elle de relire avec fécondité la question de la réécriture chez Duras ? En quoi présenter Duras comme un aède, c’est aussi, comme vous le dites, faire de la question de la rumeur dans la diction une modalité narrative durassienne centrale ?  

Je réponds avec les références de grands penseurs des mythes comme Detienne qui nous apprend que le poète, l’aède, est l’agent du mémorable. Chez Homère, comme je le disais déjà plus haut, Phémios ou « l’homme de la rumeur » (phèmè), est l’un des aèdes de l’Odyssée mais aussi de par son nom, il est le plus fameux. Il porte dans ce nom la puissance d’une voix multiple qui est celle qui regroupe tous les « bruits qui courent » dans la cité, ce que les Grecs, nous apprend Detienne, appellent kléos. Virgile appelle Fama dans L’Enéide, le monstre ailé qui personnifie la rumeur et colporte sans cesse le vrai et le faux, elle possède plusieurs yeux, bouches et langues et répand le bruit de l’union d’Énée et Didon, d’où la tragédie de leur séparation. On sait que le « cycle indien » se construit autour de parcelles diégétiques qui reviennent, comme les personnages, d’une œuvre à l’autre, et les récits sont souvent constitués de ce que l’on entend dire. Le narrateur du Ravissement de Lol V. Stein, Jacques Hold, ne connaît rien sur Lol qui ne soit recueilli ici et là à travers des ouï-dire, il rassemble ainsi des bribes biographiques rapportées par Mme Stein, la gouvernante, Tatiana Karl ou d’autres voix afin de nous livrer le mythe de Lol. On sait aussi combien les voix sont importantes pour Duras, les voix d’India Song et de La femme du Gange par exemple, perturbent et remplacent l’écrivain et sont à elles seules la « mémoire illogique, anarchique » de l’histoire d’amour racontée.

Cela confine avec les pratiques des aèdes recueillant les voix errantes qui devenaient histoire et qui ne cessaient de se prolonger parce que d’autres rumeurs s’y mêlaient et ceci, afin de bâtir la vaste masse discursive qui s’offrait au monde pour en composer la mémoire. Ce qu’il me semble important de souligner c’est que Duras ne se contente pas de revenir à ce rôle aédique, elle réinvente le rôle de Fama car elle réinjecte ce procédé mtyhopoétique dans l’esthétique du work in progress fort cher à la modernité littéraire et en particulier à tous les Nouveaux Romanciers. Il s’agit de ce procédé littéraire qui fait montre de l’organicité du texte à travers l’écriture de l’œuvre en cours. Par ailleurs, et je m’arrêterai ici, Duras fait de la rumeur un principe théorique et esthétique depuis Le Marin de Gibraltar publié en 1952 rejoignant ainsi les propos de Robbe-Grillet pour qui « le vrai le faux le faire croire sont devenus plus ou moins le sujet de toute œuvre moderne ». Vous voyez que la rumeur irrigue la littérature depuis des millénaires et que Duras la modernise.

S’agissant de la lecture mythopoétique que vous pratiquez de l’œuvre de Duras, se pose progressivement la question non pas tant pour vous de savoir si, au-delà de la remotivation des figures mythologiques ou la réactivation d’une diction mythologique, Duras dessine, depuis ses récits ou films, autant de nouvelles figures mythologiques, et ceci sans doute selon deux modalités. La première consiste, à l’évidence, à créer du mythe à partir de la fiction durassienne, notamment à partir des lieux durassiens, qu’il s’agisse du delta du Mékong, de la forêt du Siam ou encore de la banlieue parisienne, comme Créteil. En quoi s’agit-il, selon vous, de lieux élevés à la hauteur de mythes ?
La seconde manière, que vous interrogez d’emblée, est celle du mythe Duras ou ce que vous nommez avec force l’effet Duras qui, dites-vous, « fait perdurer le mythe mais qui risque de dissoudre et de banaliser la force de sa parole ». En quoi procéder par un questionnement mythopoétique consiste pour vous non à reconduire le mythe Duras mais bien plutôt à questionner ce que Duras nomme, comme vous le rappelez, « l’uniforme M.D. » ?

La grande inventivité de Duras consiste en effet à avoir su créer ses propres mythes en excellente prêtresse du langage qu’elle est. La géographie durassienne est en effet devenue mythique grâce à la parole mantique de l’auteure qui ressasse les noms des lieux désormais devenus mémoire collective, imaginaire commun de tout lecteur de Duras. On pense à la trajectoire interminable de la mendiante commencée à Batambang, traversant le Siam, longeant le Mékong, s’arrêtant à Vinh-Long et à Sadec pour continuer en direction de Mandalay ; à Calcutta et Lahore où l’on retrouve Anne-Marie Stretter et le vice-consul ; à S. Thala ou à T. Beach qui cachent Lol V. Stein, toute cette topographie est partie intégrante de la culture des durassiens. On pourrait paraphraser Lévi-Strauss et ses Mythologiques en disant qu’un mythe est perçu comme un mythe par tout lecteur de Duras dans le monde entier. Ceci me fait rire mais est vrai en même temps, car elle a su véritablement construire pour tout lecteur un paysage mental qui est lié à ces personnages comme Thèbes est inévitablement liée à Œdipe.

Pour ce qui est de l’auteure elle-même et la construction du mythe Duras avec son « uniforme M.D. » dont elle parle dans La Vie Matérielle, cela est lié à la mise en scène du moi de l’auteur dans ses écrits, au dédoublement qu’elle met en place entre elle et le narrateur des récits, à sa présence dans les entretiens télévisuels qui sont nombreux dans les années 1980, à sa voix qui rythme, souveraine, ses films. Culte de la personnalité ? Sans doute, mais l’anthropologie de Tylor à Lévi-Strauss nous enseigne que cultuel et rituel sont partie intégrante de la pensée mythologique.

Il me semble, et je reviens là-dessus, que Duras entreprend de dégager de l’oubli une parole qui relève de l’union du moi avec le cosmos. Quand elle convoque l’Ecclésiaste dans La Pluie d’été ou dans C’est tout, quand elle écrit « Je rejoins des masses de pierre quand j’écris. Les pierres du Barrage », elle se tourne vers le sacré et l’expérience orphique des profondeurs. Cette écrivaine sauvage et primitive était à la recherche d’une ontologie mythique, d’un principe de communion totale avec la poésie, la pensée, la réalité. La Pythie est morte, vive la Pythie !

Duras La Douleur © Simona Crippa

Ma dernière question voudrait porter sur deux points de poétique et d’histoire critique que votre essai met en lumière. Si vous questionnez le mythe Duras, vous questionnez aussi tout d’abord la mythographie critique de Duras même, notamment celle qui fait débuter sa manière néo-romanesque en 1958 avec Moderato Cantabile. Or vous démontrez que, loin de souscrire à cette hypothèse, il faut en vérité faire remonter au Marin de Gibraltar en 1952 la première incursion de Duras dans les questionnements du « Nouveau Roman ». En quoi votre lecture mythographique appuie cette déconstruction critique ?
Le second et ultime point qui frappe dans votre essai est la manière dont la question du mythe que vous convoquez déconstruit là encore avec force les registres : Duras est-elle uniquement tragique comme on a pu avoir coutume de le dire ? Votre lecture mythopoétique nuance en affirmant que, par sa parole remarquable, elle ne cessait d’aller au contraire du lyrique à l’épique en passant par le tragique. Diriez-vous ainsi que le mythe chez Duras c’est l’aura même qui demeure de registres littéraires qui, désormais, ne peuvent que se fondre les uns dans les autres ? Se tient-elle alors là, cette histoire de ruines et de mort, dans ce qui reste de la littérature ?

Oui, Le Marin de Gibraltar conduit au tournant de 1958 avec Moderato cantabile. J’avais déjà écrit un article pour la série « Duras » chez Minard en disant précisément que ce texte publié en 1952 est l’antichambre de Moderato, mais curieusement on a classé l’article parmi les interprétations intertextuelles de l’œuvre. En réalité, Duras avec cette épopée marine, accomplit une franche traversée esthétique. Dans ces pages qui relèvent encore quelque peu du roman classique, se met surtout en place une littérature de la quête, de l’errance, de l’interminable qui deviendra par la suite la marque de l’auteure et un signe de la modernité littéraire. Les métamorphoses continuelles de la figure insaisissable du marin de Gibraltar, archétype de l’amour impossible, servent à nouveau la mémoire mythologique durassienne tout en proposant comme sujet de livre un personnage à l’identité incertaine pouvant être un coiffeur, un pompiste, un criminel, un marin ou un koudou… On voit bien que la question du personnage de roman – l’un des points théoriques du Nouveau Roman – est interrogée par Duras dès 1952.

© Simona Crippa

Autre grande nouveauté d’une époque qui ouvre aux expérimentations romanesques : le narrateur qui n’en est pas un. La prise en charge de l’histoire subit en effet un éclatement. Le « je » anonyme qui domine la première partie du texte partagera l’espace narratif avec une autre voix récitante dans la deuxième partie : Anna, l’ « américaine », la chercheuse de marin de Gibraltar. Le narrateur la pousse en effet sans cesse à raconter ce qu’elle sait du personnage qu’elle poursuit et dont il tente de saisir l’histoire. Tout au long du texte, elle prendra ainsi la parole pour ajouter des parcelles diégétiques les unes les plus improbables que les autres, inscrivant le texte dans la plus totale incertitude de ce qui est raconté. Le Marin de Gibraltar recèle donc une masse infinie de bribes d’informations et constitue le premier texte où Duras met en place une esthétique de la rumeur qui s’étendra jusqu’à ses derniers récits. Savoir « par ouï-dire » ou « faire courir le bruit » – ce sont des citations du Marin – nous renvoient bien sûr à l’oralité des premiers récits humains mais également à ce que les nouvelles techniques romanesques appellent « work in progress » et qui depuis Joyce, intéressent les Nouveau Romanciers. Je confronte Duras au mouvement du Nouveau Roman parce que la remise en question romanesque émanait de ce groupe auquel elle n’a pourtant jamais adhéré car elle voulait frayer seule son chemin créatif expérimental.

Pour ce qui est de votre dernière question, je pense que la littérature échappe à toute volonté de saisie réductrice, les registres, les genres… cloisonner signifie empêcher la vitalité de l’acte de création. Pour reprendre Valéry, la poésie se trouve entre le parfum d’une fleur et l’opération d’un chimiste. Elle nous échappe, elle nous fuit même. Comme le mythe, jamais figé, toujours en train de renaître et se réinventer.

Simona Crippa, Marguerite Duras, Presses Universitaires de Vincennes, collection « Libre cours », septembre 2020, 198 pages, 10 € — Lire ici la critique de Jean-Philippe Cazier