Jean-Philippe Toussaint : l’appartement d’Ostende, métaphore ou parabole ? (La Disparition du paysage)

Ostende © DK

Les deux derniers romans de Jean-Philippe Toussaint (Clé USB et Les Émotions) avaient pour héros-narrateur un haut fonctionnaire chargé de la prospective à la Commission européenne de Bruxelles. Or, voici que la très brève Disparition du paysage sorti hier en librairie ne fait pas suite aux deux récits précédents. Ce roman court (47 pages) propose un seul personnage qui pourrait bien être l’écrivain lui-même. C’est qu’il y est question de l’épouse véritable de ce dernier, Madeleine ; c’est aussi que notre auteur, comme on sait ou peut savoir, a l’habitude de se retirer pour écrire à Ostende en bord de mer, où il entrecoupe ses moments d’écriture en appartement de promenades sur la plage ou dans les dunes. Autre singularité du présent texte : il devrait (devait ?) être créé au théâtre des Bouffes du Nord de Paris avec, dans le rôle unique, Denis Podalydès, à partir du 12 janvier prochain.

Le personnage qu’incarnera Podalydès apparaîtra en chaise roulante à la suite d’un accident que son personnage a subi et qui l’a privé de toute mémoire. Au point de ne pas savoir trop comment il est arrivé là, sauf qu’il y est convalescent après l’accident violent qu’il a subi. Le « confiné » (soyons de notre temps…) a donc perdu tout souvenir de ce qui lui est arrivé. Mais nous nous souvenons à sa place grâce à une date que nous procure son texte, soit ce 22 mars 2016, date de l’un des attentats jihadistes de Bruxelles commis à la station Maelbeek et qui fit une trentaine de morts.

Ce jour-là Toussaint avait deux rendez-vous successifs, le premier au consulat de Chine, le second avec un professeur au Café Métropole. Selon le présent roman, il ne vécut que le premier des deux puisque, ayant pris le métro à la station Schuman, il fut victime de l’explosion de la bombe et se retrouva dans le coma puis conduit à l’hôpital où il séjourna longuement avant de se retrouver dans l’appartement d’Ostende.

Mais rassurons le lecteur : La Disparition du paysage est une fiction imaginée par son auteur et nous allons même voir qu’elle est une fiction double. En tout cas, Jean-Philippe Toussaint est bien vivant, a écrit (à Ostende ?) le roman que nous lisons et a réussi à en faire une manière de parabole susceptible de deux ou trois lectures.

Nous avons donc cru comprendre que le personnage de Toussaint vivait sans mémoire, sans visites, sans activités. Il en est ainsi réduit à prendre note de ce qu’il voit : sur la mer, sur la plage, sur la digue, c’est-à-dire bien peu de choses en cette saison. Et quelquefois le brouillard s’en mêle. Hors de cette purée de pois survient cependant un événement : sur le toit plat du casino d’Ostende que notre personnage aperçoit en voisin apparaissent quelques messieurs munis de plans d’architecte. Ils conversent et prennent des notes. « J’observe ces hommes, confie notre narrateur, sans me rendre compte sur le moment que quelque chose d’irréversible est en train de se jouer sous mes yeux. » (p.40) De fait, dans les jours qui suivent, des ouvriers surviennent qui vont donner la parole à des bétonneuses et à des malaxeurs… Pendant un temps, ces travaux distraient notre personnage infirme. Et puis tout s’éclaire : on est en train d’ajouter un étage au casino d’Ostende ! C’est-à-dire que l’on enferme notre personnage dans la manière de tombeau qu’est devenu son logis : « Le jour n’entre quasiment plus dans l’appartement maintenant, la lumière est devenue sépulcrale, mon horizon a été scellé. » (p. 44)

C’est alors que Toussaint avec une perversité qui relève en même temps du grand art a cet aveu : « la réalité que je suis en train de vivre dans cet appartement d’Ostende depuis plusieurs semaines est une fiction ou tout au moins une chimère, une métaphore du drame qui m’a d’abord brisé physiquement » (p. 47) Et ceci avant de réaliser que sa vie s’achève et qu’au fond il est toujours déjà mort.

Fiction donc et de toute façon, chimère pourquoi pas et métaphore sans doute. Pour notre part, nous dirions plus volontiers parabole en ce que cet appartement emmuré est la figure plurielle d’événements récents ou actuels : attentats, disparitions par noyades ou incendies, pandémies, confinements. Triste cortège somme toute condensé dans l’appartement d’Ostende.

Jean-Philippe Toussaint, La Disparition du paysage, Éditions de Minuit, janvier 2021, 48 p., 6 € 80 — Lire un extrait

Sous réserve de réouverture des lieux culturels : Ce texte, dans une mise en scène d’Aurélien Bory, sera interprété par Denis Podalydès du 12 au 30 janvier au théâtre des Bouffes du Nord, Paris 10e, puis en tournée : 10/20 mars : Rennes, théâtre de Bretagne – 23/25 mars : La Rochelle, La Coursive – 30 mars/1er avril : Luxembourg, théâtre national – 6 avril : Vesoul, théâtre Edwige Feuillère – 15 avril : Monaco, théâtre Princesse Grâce – 15/16 mai : Annecy, Bonlieu, scène nationale – 2/22 mai : Angers, Grand Théâtre – 25/26 mai : Pau, théâtre Saint Louis – 1er juin : Saint Quentin, théâtre Jean Vilar.