Ce que peut l’écologie: la pratique du pistage par Baptiste Morizot

Baptiste Morizot Raviver les braises du vivant (détail couverture)

Une étude sociologique montre que les jeunes Américains entre 10 et 14 ans sont capables de reconnaître 1000 logos de marques mais qu’ils ne sont pas capables d’identifier 10 végétaux de leur région. Le constat est sans appel : nos rapports à la nature sont totalement désaffectés. En cause : notre modèle de civilisation moderne qui réduit la nature à un domaine extérieur et indifférent à l’homme. La pensée de Baptiste Morizot apporte, à travers l’exemple du pistage, un éclairage à la fois original et très accessible à ce problème écologique classique du « grand partage » entre nature et culture.

À première vue, le pistage est une pratique de chasse qui nous concerne peu. Cependant, tout l’intérêt est de montrer en quoi l’exemple de la pratique du pistage renvoie à une problématique écologique qui nous concerne tous, celle d’une crise de la sensibilité. Pister, c’est observer le milieu pour se rendre sensible aux traces, c’est-à-dire aux détails révélateurs de la vie et des comportements des autres vivants (animaux, insectes, végétaux, champignons) et ainsi reconstituer à partir de ces indices les habitudes de la faune et de la flore. Or, ces signes ne sont pas de simples informations qu’on se contenterait de notifier.

Pister, c’est découvrir que le réel perçu est peuplé d’une myriade de formes de vie qui communiquent entre elles et qui communiquent avec leur milieu de multiples façons ; observer consiste à essayer de détecter et déchiffrer ces pluralités de signes qui nous entourent  : une laissée de loup sur une borne kilométrique au bord d’une route, ce n’est pas seulement une urine inutilisable, mais tout un panel d’informations sur la disponibilité sexuelle, l’appartenance à une meute, la frontière territoriale. Et cela donne un sens plus profond à notre rapport à la nature : le pistage invite donc plutôt à réinvestir cette sensibilité à la nature que nous avons trop désaffectée en apprenant à lire le paysage. En effet, au cours du pistage, c’est l’activité de l’imagination qui peuple le présent de traces, d’empreintes et d’absences mais aussi de tout un travail cognitif d’inférences, de suppositions, d’intuitions, d’interprétations, la différence étant que ce n’est plus le grand livre de la Nature physique galiléenne qui est à lire mais la multiplicité de codes biologiques et éthologiques qui sont à déchiffrer et à interpréter. Baptiste Morizot dans un article coécrit avec Estelle Zhong Mengual — « L’illisibilité du paysage. Enquête sur la crise écologique comme crise de la sensibilité » (Nouvelle revue d’esthétique, 2018/2) — précise cependant qu’un environnement naturel n’est pas simplement comme une bibliothèque à lire, mais plus largement un monde dont on fait l’expérience dans une dimension totale renouant de manière synergique les plans sensitifs, esthétiques, significatifs et cognitifs. Ainsi du pisteur, qui se trouve engagé dans une relation attentive et intense de quête, de rencontre, de déceptions et de surprise, « le tout pour chercher un état d’attention très aiguisé, vibratile, à ce qui se passe autour » — Pister les créatures fabuleuses, Bayard Culture, 2019 —, semblable à cet état d’alerte vital de l’animal, sorte de vigilance hypersensible aux moindres singularités qui peuvent apparaître.

Des découvertes éthologiques surprenantes

Le pistage des loups constitue une part importante du terrain de Baptiste Morizot. Avec la propagation de l’espèce sur l’ensemble du territoire depuis sa réintroduction en France en 1993, le loup est devenu un sujet médiatisé. Cependant l’animal demeure énigmatique et mal connu du grand public : le loup étant une espèce discrète et furtive, il est de ce fait presque invisible à nos yeux, ce qui explique d’ailleurs l’importance du pistage. Pister les traces — empreintes de pas, urines, poils, carcasses — ressemble à une enquête policière où l’on essaye de reconstituer à partir de marques présentes des informations sur ce qui s’est passé en notre absence. Si la pratique du pistage est une sorte d’enquête de terrain, sa fonction scientifique en cela qu’il permet de faire des découvertes éthologiques sur les comportements les plus surprenants des meutes ou de certains individus observés sur le terrain par des naturalistes.

Mais les ouvrages de Baptiste Morizot ne dissocient pas l’observation naturaliste et scientifique d’un style plus narratif qui met en intrigue les essais, les ratés et les surprises de communication – rarement immédiats, toujours en décalé – avec les loups. En hurlant à la manière du loup on découvre ainsi plusieurs choses étonnantes : d’abord, les loups répondent. On pourrait dire que cela n’est qu’un réflexe mécanique et que les loups ont été bernés par l’artifice de ce stimuli auditif. Seulement, si l’on essaye de poursuive la conversation, la communication s’arrête. Du moins en apparence. Car comme l’interprète très justement Morizot à propos d’une sortie dans le Vercors, ce n’est pas que les loups deviennent indifférents à ce stimulus. Les loups ont en fait répondu, toutefois pas comme on l’attendait : l’absence de réponse témoignerait d’une retenue, d’une hésitation qui manifeste une potentielle forme de délibération intérieure complexe. Confirmation non moins étonnante le lendemain : trouvant plus loin la trace la trajectoire de ces loups avec qui l’équipe a réussi un premier contact sonore la veille, notre philosophe découvre avec stupéfaction que les pas de loup sont dirigés vers… leur campement de la veille !

Arrivant ainsi à 30 mètres d’eux, la figure du pisteur se brouille avec celle du pisté, ce que Morizot décrit dans un jeu confondant d’écriture : « Nous pistons les loups vers nous-mêmes. Je suis leur trace vers moi, vers mon ancien moi. D’ici je nous vois dans la lueur des flammes derrière un petit feu bien sécurisé, buvant le vin chaud, je fronce le museau pour sentir l’odeur de charcuterie qui descend de ce campement (…). Je suis avec mon clan, et là-haut, il y a deux bipèdes qui pépient comme des oiseaux ; ils sont drôles, insouciants comme des louveteaux, ils ne nous voient pas, obnubilés qu’ils sont par leur propre meute » (Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020). Si nous sommes ici en eaux troubles, loin du sol ferme de la science et plus proche des eaux de l’imagination, c’est une tourbe éminemment fertile que forme néanmoins le style philosophique de Baptiste Morizot car celui-ci ne vise pas seulement à connaître avec certitude mais à chercher une certaine justesse interprétative. Et ce, non pas tant en rentrant dans la peau du loup – ce qui est impossible – mais en rentrant dans son monde de signes. De fait, en pistant le loup, n’éprouvons-nous pas ce qu’ils font quotidiennement, à savoir sentir, écouter, pister, se repérer, se reposer, se distraire puis se tendre en alerte, hésiter, se résoudre, se lancer, bref vivre ?

La difficile cohabitation des hommes et des loups : un problème diplomatique ?

Morizot contribue au débat sur la cohabitation du loup avec les activités pastorales humaines, question à l’actualité brûlante depuis sa réintroduction et sa propagation sur le territoire français. Le philosophe a forgé en ce sens le concept de « diplomatie » à partir de son expérience de terrain dans la Drôme et dans les Cévennes : être diplomate, ce n’est pas travailler au service de l’un des termes mais bien travailler la relation elle-même de cohabitation. On pourrait traduire ce concept de diplomatie par l’expression « vivre en bonne intelligence » si on signifie par là savoir interagir avec les autres intelligences et les autres forces en présence. Si la cohabitation pose un problème aigu et indéniable, avec l’augmentation exponentielle des pressions démographiques, foncières et environnementales, la manière même dont on pose ce problème pose elle aussi problème, à savoir le  mythe de l’opposition irrémédiable entre développement de l’activité humaine et protection de l’environnement. Tout en ne se faisant, certes, pas d’illusion angélique sur la conflictualité foncière du problème, Baptiste Morizot montre à travers l’exemple du loup comment on peut limiter de part et d’autre le conflit des forces pour proposer aux activités humaines des solutions plus « diplomatiques », c’est-à-dire des solutions plus intelligentes qui vont le plus avec et le moins contre le milieu naturel.

En ce sens, fort de sa connaissance éthologique des interactions lupines, le chercheur souhaite défaire certains a priori sur le loup qui obstruent à une prévention efficace. Ainsi du « tir de prélèvement » : en tuant un loup trop aventureux, cela peut indirectement déstabiliser l’organisation de la meute et partant susciter le surcroît de prédations au sein des troupeaux. De même, plus banalement : un loup ne va pas comprendre la signification répulsive et hostile d’un coup de fusil mais seulement entendre une détonation plus ou moins impressionnante selon sa proximité. De même, le loup n’est pas non plus cette bête mythique assoiffée de sang qui tuerait à la moindre occasion. Les enquêtes de nuit à la caméra thermique menées par le Projet CanOvis permettent d’observer une multitude de situations déconcertantes à cet égard (ainsi d’un loup jouant avec un patou ou d’une meute de loups proche d’un troupeau passant pourtant avec indifférence son chemin). Pour atténuer le conflit, Morizot évoque, de plus, un ingénieux dispositif non-létal inventé par des éthologues de la réserve naturelle de Yellowstone : les bio-fences, qui tirent pleinement parti de la connaissance fine et adaptée à l’éthogramme du loup, en l’occurrence la prééminence de l’odeur des laissées dans les processus de territorialisation. En répliquant chimiquement des urines et en les déposant autour d’une activité humaine, on marquera de la sorte un territoire lupin artificiel que les loups comprendront et respecteront comme une frontière symbolique, et ce d’une manière plus efficace qu’une barrière physique ou un coup de fusil.

Le vivant qui est en nous

La pensée de Baptiste Morizot est une illustration probante de ce que peut être une pensée écologique : à la fois scientifique, politique et esthétique sans que jamais un domaine ne prévale par exclusion des autres car ce sont des dimensions interdépendantes de la réalité. En rendant visibles ces enchevêtrements, l’écologie se situe sur plusieurs fronts : penser, habiter, lutter, sensibiliser localement et universellement. Et là où la philosophie de Morizot frappe juste, c’est qu’elle fait en sorte qu’elle puisse parler à tout le monde, aussi spécifique son propos soit-il. Cela passe notamment par un important travail de l’écriture qui tremble aussi bien à l’affût des sensations intérieures que des traces extérieures des animaux, afin de restituer au mieux les émotions du pistage, et plus fondamentalement de ce qu’est la vie elle-même : car l’écriture qui émeut notre sensibilité est le lointain mais vivant et originel témoignage de ce quelque chose qui meut tous les êtres vivants.

Plus largement, l’enjeu est de ne pas réduire l’aventure du vivant et de son évolution à la théorie scientifique de Darwin, trop bien connue de tous et par-là même frappée de banalité factuelle. Au contraire, il s’agit de rendre sensible le caractère créatif de l’histoire naturelle dans sa dimension proprement fabuleuse, c’est-à-dire digne d’être raconté et de susciter l’étonnement admiratif. Pour rendre palpable cette grandeur incompressible de tous les vivants, Baptiste Morizot s’attache très intelligemment à découvrir la vie qui résonne en nous, non pas comme une racine coupée et morte mais une profondeur toujours là qui gît et qui jaillit incessamment à travers notre spontanéité. Morizot s’applique tout particulièrement à nous faire ressentir ce qu’il appelle nos « ancestralités animales », lesquelles sont « aussi fragiles que vécues » (Manières d’être vivant) et ce, en montrant dans des gestes anodins de nos corps l’ingénieuse actualisation de fonctionnalités acquises au cours de l’évolution. De nos proches cousins les primates, évidemment, on évoquera l’usage de l’index pour swiper sur nos smartphones et la spontanéité primate du hug pour tisser du lien affectif et social. Mais le philosophe insiste sur le fait que notre corps est le tissage d’une infinité plurielle de dispositions corporelles animales. Il prend pour cela l’exemple du maquillage.

Le maquillage est connu pour être un emblème d’artifice et de raffinement, apanage de culture en ce qu’il sublime le corps qui nous est donné naturellement. Baptiste Morizot montre quant à lui que le maquillage puise plus fondamentalement dans des expressivités animales ambivalentes, contradictoires. Il évoque premièrement l’eye-liner de nos salles de bain qui remonte historiquement dans son usage à la poudre de khôl de l’Égypte antique. Cette civilisation, familière des dieux métis d’animaux et d’humains aurait avec le maquillage de khôl puisé dans le regard intimidant de la panthère, dont la clarté médusante est amplifiée par contraste avec la noirceur du tour de l’œil et des cils, pour mieux sublimer le regard expressif des déesses et des reines. Le mascara qui accentue quant à lui avec grâce la longueur et l’épaisseur des cils pourrait s’inspirer des cils interminables de l’antilope africaine.

La conclusion qu’on peut en tirer est très intéressante : ce n’est pas la beauté de la gazelle ou le caractère prédateur du félin qui seraient une variation de la construction culturelle genrée de la beauté fatale de la femme et de la violence de l’homme par projection anthropocentriste. Inversement, c’est le maquillage humain qui puise dans l’animal ces antiques puissances de capture du regard. Et « la beauté fatale » d’une femme ou d’un homme maquillé tire ce caractère fatal de l’héritage vital de la capture du regard construite au fil de l’évolution comme forme perceptive qu’on ne peut pas ne pas regarder dans la mesure où on est capturé esthétiquement par une apparence qui nous touche vitalement. La puissance de l’homme résiderait alors, aux yeux de Morizot, dans son caractère « pananimal », c’est-à-dire dans la disposition du corps humain à activer les pouvoirs de corps autres, animaux pluriels et hétérogènes. Ainsi du maquillage, qui concentre dans la surface d’un regard une forme riche de métamorphisme, se jouant des apparences, de la panthère et de la gazelle, de la proie et du prédateur.

Si le style philosophique de Morizot est si puissamment écologique, c’est qu’il est polymorphe, à l’image d’un couteau suisse, outil à la fois utile et inventif qui ouvre à une multiplicité de fonctions et de possibles : élaborant un savoir éthologique concret et situé, il peut prendre aussi la forme d’un récit d’inspiration animiste — ce que Baptiste Morizot appelle plus précisément une analogie perspectiviste, en référence aux travaux sur le perspectivisme amazonien de l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro — pour se convertir ensuite en un essai de compréhension de la crise écologique à partir de notre condition d’homme moderne. Puis le propos cible un milieu spécifique où cohabitent et se confrontent une pluralité d’agents et de mondes pour enfin se propulser en un levier de lutte et de mobilisation collective pour le grand public. Ce primat donné à la pluralité et à la transversalité des savoirs vise à élargir la sensibilisation écologique : face à la mondialisation et la standardisation des modes de vie qui nous désaffectent, il faut activer des consciences ­­et réhabiliter des mondes sociaux au sens large.