Trois singuliers : Simon Hanselmann, Vincent Sardon, Charlie Schlingo

© Alix Rosset

1.Il y a ce qui n’est pas un paradoxe : l’art de se montrer “classe” à partir de choses, de personnages, de situations qui ne le sont pas. Juste revanche sur ce qui ne cesse de proliférer un peu partout et nous pourrit l’existence : ces choses qui prétendent être porteuses d’une certaine distinction et qui, en réalité, sont d’une vulgarité sans nom. Retournement bienvenu ! Peut-être qu’au fond, seuls les “déclassés” ont encore la classe en ce monde où les fausses élégances ne manquent pas d’arbitres emperruqués pour en faire l’éloge.

Simon Hanselmann est né en Tasmanie au début des années 1980. C’est un auteur dont on peut ranger les livres à côté de ceux de Robert Crumb ou Gilbert Shelton. Il raconte (dans un entretien avec Xavier Guilbert réalisé en public le 28 janvier 2017, dans le cadre du Festival d’Angoulême) : “J’ai commencé à dessiner de la bande dessinée quand j’avais cinq ans, et à faire de l’auto-édition à huit ans, c’est quelque chose que j’ai toujours fait. J’ai grandi dans une toute petite ville, absolument atroce ; ma mère était droguée et travaillait dans un bar, donc elle était toujours à aller bosser dans des bars de motards, tu vois… Ce qui fait que j’étais livré à moi-même, je lisais beaucoup de bandes dessinées et je regardais beaucoup la télévision… et je dessinais beaucoup.” Aujourd’hui, il aborde à peine la quarantaine, mais, à force de dessiner – “c’est vraiment une obsession (dit-il) de dessiner tout le temps” –, il a déjà un nombre impressionnant de planches au compteur. Et quelques livres chez de grand éditeurs comme l’américain Fantagraphics. En France, il est publié par Misma (sept ouvrages répertoriés sur le site de l’éditeur), et exposé à la galerie Martel.

Long Story Short © Simon Hanselmann / Misma

Sur son addiction au dessin, il est intarissable : “Je vais parfois dessiner pendant trente heures d’une traite, sans m’arrêter. Tu arrives à avoir comme un dessin automatique, les traits sortent facilement. J’ai l’impression que si je m’arrête pour dormir, ça va tout gâcher (Entretien avec Xavier Guilbert)”. Il peut cependant reconnaître que “quand tu dessines seize heures par jour, chaque jour, c’est tellement chiant. Tu sais, ce n’est pas si amusant — je ne prends pas vraiment de plaisir à dessiner. J’aime écrire, j’aime créer, mais le dessin en lui-même est épuisant et horrible. Alors quand tu es un peu défoncé, ou un peu bourré… oui, ça fait passer le temps. Et quand tu fais tes couleurs et que tu planes un peu, c’est magnifique (id.).” Ou encore : “Je pense que je suis simplement mentalement dérangé (rires). Il y a quelque chose qui ne va pas chez moi.”

Long Story Short est le titre de l’épais volume d’histoires de Megg, Mogg & Owl “parues à droite à gauche dans divers fanzines et magazines internationaux entre 2016 et 2020” que Misma vient de faire paraître. De longueurs variables (d’une à quarante-et-une pages), ces short stories sont imprimées sur des papiers colorés (en bleu sur fond rose, en vert ou en rouge sur fond jaune, en couleurs sur fond noir, etc.) et déclinent les aventures quotidiennes, des personnages déjà nommés, plus quelques autres comme Werewolf Jones et ses fils. Ces personnages – dit Simon Hanselmann, lors de la même “rencontre internationale” d’Angoulême 2017 – sont conçus “comme différents aspects de ma personnalité. Avec Megg [la sorcière] qui serait la partie féminine et dépressive ; Mogg [le chat] clairement la partie sexuelle et déviante ; Owl [le hibou], la partie sérieuse qui cherche à prendre sa place dans la société, du genre « je vais trouver un vrai boulot, je vais être quelqu’un de normal ! »… et Werewolf Jones [le loup-garou] qui serait cette partie de moi complètement barrée, dépravée et horrible. C’est quasiment autobiographique. C’est pour cela que c’est si facile pour moi d’écrire, parce que tous ces personnages sont moi, ce sont différentes parties de mon cerveau.”

Ce monde, certes étrange, infernal, où sorcière et animaux humanisés cohabitent, prennent des drogues, ont une sexualité débridée, passent leurs journées à paresser, peut paraître d’une terrifiante monotonie ; mais, par la grâce de son inventeur, animé par l’art de la variation – le sens du rythme, de la vitesse qui n’interdit pas de prendre son temps pour apprécier le dessin –, il déborde de vie, obtenant ainsi notre adhésion. On sent aussi, par-delà la pratique post-adolescente du fanzine, un amour pour le livre, pour la chose imprimée à partir d’originaux dessinés, colorés à la main (pas le genre à utiliser Photoshop : plutôt l’aquarelle ou les colorants alimentaires). À propos de cet univers trash et scato, traversé par un humour parfois féroce, Hanselmann précise que pour lui “ce n’est que l’horreur de la vie quotidienne. C’est juste que nous sommes prisonniers de ces corps, à détester le fait de devoir chier et uriner et tous ces trucs dégoûtants.”

Long Story Short © Simon Hanselmann / Misma

Simon Hanselmann est connu pour avoir le goût de s’habiller en femme, maquillé et portant perruque, au cours de manifestations publiques. C’est ainsi qu’on a pu le rencontrer à Paris ou à Angoulême, lui trouvant au passage une petite ressemblance avec Lisa Mandel (c’est frappant sur la brève vidéo que l’on trouve sur le site de la galerie Martel). C’est quelque chose – nous dit-il – qu’il a commencé à faire à l’âge de cinq ans. On songe alors à Ed Wood tel que le film de Tim Burton l’a immortalisé. Ou à Kurt Cobain montant sur scène en robe pour déranger l’homophobie d’une partie de son public, surtout dans les villes du Sud des USA. Chez l’auteur de Megg & Mogg, ce travestissement est de l’ordre de la performance (il le dit clairement : “J’ai joué de la musique pendant des années, je pense qu’il faut essayer d’éblouir les gens autant que possible.”) Mais il lui arrive, lors de séances de signature, de venir “en survêt’ et t-shirt”, et ainsi de décevoir ses fans qui devraient pourtant savoir qu’avec lui, il faut s’attendre à tout, y compris à l’irruption du plus commun (“Comment ça ? l’auteur est aussi ordinaire que moi !”), sans spectacle ni chichis.

Long Story Short © Simon Hanselmann / Misma

Alors, quelle est la meilleure manière de lire ce livre : Long Story Short ? En le dévorant d’une traite ? Ou en se réservant une histoire pour chaque entracte de la journée ? Curieusement, cet univers gagne à laisser pousser les graines apportées par le vent, comme dans un jardin de curé ; et à faire proliférer les plus improbables variations sur le thème de la vacuité qui semble le hanter. Il faut relever qu’il y a de sacrées belles pages, faites d’un ou plusieurs dessins, parfois élémentaires, parfois très fouillés… Rien d’étonnant à ce que les planches tiennent le mur. Sur la page Simon Hanselmann du site de la galerie Martel, une brève biographie nous livre ces quelques mots qui sonnent juste : “Chez l’artiste, le trait est léger et enrobant et le contraste avec le propos sombre est saisissant.” En décollant notre nez du livre pour lever les yeux vers les dessins accrochés, on se rend compte à quel point ce trait est libre (il ne se laisse pas enfermer dans cette prison du gaufrier propre à la BD, tout en respectant le plus souvent cette forme traditionnelle).  Le monde de Megg & Mogg doit être considéré, non de manière sociologisante (avec morale en arrière-fond), mais poétique, se montrant attentif aux formes, visuellement inventif, débouchant – je reviens à la proposition énoncée au début de cette petite lecture – sur l’émerveillement amusé des lecteurs qui s’y sont embarqués devant tant d’art de se montrer “classe” à partir de choses, de personnages, de situations qui ne le sont pas.

© Alix Rosset

2.

Que faire quand on s’est – de plus assez vite – trouvé ? Dès ses premiers essais, dans les années 1990, le dessin de Vincent Sardon (né à Bayonne en 1970) est repérable entre mille. En 1995, il publie Nénéref, tout premier livre des éditions Ego comme X aujourd’hui disparues. Puis deux “Pattes de mouche” en 1996 et 1998 à L’Association, suivies, chez le même éditeur en 2000, par le sidérant Mormol, “vrai-faux album de bande dessinée classique ” : 48 pages en noir et blanc. Tout y est déjà, mélancolie comprise. À moins de ne rien saisir au dessin, et à ses démêlés avec la narration, il était évident qu’on tenait là un auteur : de ceux, si rares, dont on est droit attendre monts et merveilles. Mais – vieille histoire (et c’est tout sauf un défaut) – les plus attendus peuvent passer maîtres dans l’art de décevoir : Mormol sera sans suite. Sardon réoriente son travail, le déplaçant dans un premier temps du côté du dessin de presse, avant de rompre de manière fracassante avec les journaux qui l’emploient. En 2007 – nouvelle rupture –, il renoue avec la gravure (à laquelle il avait été initié durant ses études à la fac d’arts plastiques de Bordeaux) en devenant tampographe (il nous dira plus tard avoir gravé ses premiers tampons en 1991, creusant “dans des gommes Printafix avec une gouge en plastique”). Treize ans ont passé, et il n’a toujours pas décroché de cette activité. La voie tampographique n’était donc pas de garage, sans pour autant devenir “royale” ; sa topographie relève plutôt d’un entrelacement de chemins de traverse. Après avoir publié en 2012 à L’Association un premier livre consacré à ce travail : L’Atelier noir, Vincent Sardon nous en propose cette année un deuxième, Chroniques de la rue du Repos (dont “la plupart des textes et des images ont été composés entre 2013 et 2018”), cette fois chez Flammarion – les deux livres ayant (entre autres) en commun de ne pas imprimer sur leur dos le titre de l’ouvrage, mais celui de l’auteur, en lettres capitales : LE TAMPOGRAPHE SARDON.

Je reprends. Que faire quand on s’est trouvé ? Eh bien : continuer. Devenir ce qu’on est, en se donnant d’autres moyens. Les artistes ferraillent leur vie entière avec l’image – et parfois les images – de marque qu’on ne cesse de leur coller à la peau. Il leur faut progressivement abandonner certains acquis, prendre distance (par exemple) avec leur virtuosité, allant jusqu’à museler leur main, ou la faisant passer par de nouveaux apprentissages, afin qu’elle gagne en liberté. Un des charmes de ce nouvel artisanat, c’est que l’on peut fabriquer des tampons à partir d’images qui sont comme des objets trouvés. Ce qui compte n’est pas tant ce qu’on fait, mais ce qu’on en fait. La signature se déplace : elle n’atteste plus de la paternité d’un trait. Mais, en dépit du côté ready made relatif à cette pratique, elle reste toujours claire, évidente : on ne s’y trompera pas. Ceux qui ramènent chez eux des tampons acquis rue du Repos, on ne sait ce qu’ils en font, mais certainement pas “du Sardon” ; alors que quand ce dernier encre, tamponne, superpose, agence ce qu’il imprime ; quand il photographie le résultat ; quand il le légende ; quand il l’expose, etc. ; on a conscience au premier coup d’œil que c’est lui, l’auteur que nul ne saurait plagier sans se faire prendre : Le Tampographe.

Passant d’une pratique à l’autre, Sardon n’évacue pas le concept de répétition, il en déplace les enjeux. Plutôt que de s’efforcer à répéter “n” fois un personnage ou un décor comme en bande dessinée – la main accordée à l’œil, en habile copiste, ou se servant de calques –, autant le faire mécaniquement, sachant qu’on n’obtiendra jamais deux fois le même résultat. Le plaisir prend corps en accumulant les petites différences, les débordements d’encre à peine visibles, et tout ce qui matérialise l’humeur de l’instant, bonne ou mauvaise. La rue du Repos n’est pas dépourvue de divan. Mine de rien, il faut y mettre du sien, donc se dévoiler.

© Vincent Sardon / Flammarion

Sinon, comme toujours, il y a cette affaire de relations entre les images et les mots, parfois d’une grande simplicité, et d’autres fois plus complexes. Dans le bric-à-brac de l’atelier, on repère des jeux de tampons incitant à la composition d’images abstraites, tels les Usages de faux qui permettent, par exemple, de reproduire du simili-Pollock à l’envi. On y trouve aussi des “générateurs de machins néoréalistes” qui, s’ils ne visent pas l’abstraction, recherchent une forme spécifiquement plastique. Et, à l’extrême opposé, les Tampons vulgaires, composés d’injures en toutes langues, et autres contenus déplaisants.  À noter que le dernier “timbre en caoutchouc collé sur une monture en bois” reproduit dans le premier livre est, à quelques détails près, le même que celui qui est proposé en 4e de couverture du deuxième (notons parmi les changements : l’angle de prise de vue, l’état de l’objet, l’impression en noir passant au rouge dans ce nouveau volume où le second “A” de “J’EN AI RIEN A FOUTRE” prend cette fois un accent). Entre ces deux extrêmes, un grand nombre de possibilités que Chroniques de la rue du Repos rend manifestes.

© Vincent Sardon / Flammarion

Il y a les tampons – et il y a les livres. Des premiers, j’en ai une boîte à chaussures remplie (mes préférés : squelettes et écorchés, ainsi qu’Homo Sovieticus). Il est agréable de s’en saisir, de les toucher, avant que d’imprimer. Ce sont des objets qui présentent, comme on le remarque dans l’atelier du tampographe, ou en galerie (et même une fois photographiés), une certaine beauté visuelle, surtout s’ils ont été encrés de nombreuses fois et s’ils sont assemblés, à la manière dont on agence les caractères typographiques, dans des sortes de “casses”. Quant aux livres, c’est la même chose, mais en deux dimensions, avec l’intrusion de quelque chose de capital : du récit – composé et non tamponné. Et c’est ce qui leur donne de la force : l’articulation, moins désinvolte qu’elle en a l’air à première vue, entre les images et les “petites histoires” (ou microfictions – fragments d’un journal intime où les récits de rêves se trouvent à foison) qui les accompagnent – ces histoires se trouvant parfois en contrepoint (en titre, en regard, en légende) des images ; et parfois “en intermezzo”, développant des soli : c’est assez musical cette mise en forme, et il ne serait pas faux de considérer les ouvrages du Tampographe en tant que partitions où le regard pourrait frotter les signes sur les pages tel un archet.

Chroniques de la rue du Repos est d’un format légèrement plus grand que L’Atelier noir. Sa couverture contient un peu plus de rouge, mais le nombre de pages reste quasiment le même (autour de deux cents cinquante). Huit ans ont passé, on ne le traverse pas de la même manière que le précédent. Peut-être parce qu’on a déjà emmagasiné beaucoup de choses, de concepts, d’idées, qu’on est loin d’avoir oubliés. Mais ce nouvel opus a le mérite de combler notre appétit, nous permettant de nous resservir à volonté de ce qui est loin d’être épuisé. On y trouve de nouvelles variations, parfois (mais pas toujours) sur des thèmes déjà éprouvés. On se trouve en territoire familier, mais il est encore possible d’être surpris par ce qui s’y est imprimé, tant visuellement que littérairement (Sardon esquissera-t-il une légère moue à l’énoncé de ce dernier mot qui pourtant lui convient, car il écrit fichtrement bien ?).

© Vincent Sardon / Flammarion

Après avoir éprouvé quelques parcours d’une image à l’autre en toute liberté, régalant ainsi nos yeux avides de formes et de couleurs, il est temps de se plonger dans la lecture de ces chroniques, les enchaînant comme on le fait d’une suite de petites nouvelles. Pour ma part, j’y ai pris grand plaisir, au point de n’avoir pu refermer le livre avant d’en avoir atteint les derniers mots : “Merci à tous les gens qui soutiennent mon travail biscornu et qui ont eu la patience d’arriver jusqu’à la fin de ce livre”. Patience ? Alors qu’une fois la lecture de ces Chroniques achevée, on n’a qu’une envie, c’est de retourner au début ? Du coup, fermons les yeux et ouvrons au hasard cet opus 2 du Tampographe, pour tomber (par exemple) sur : “Nécessaire de gribouillage”.  Ou (deuxième essai) : une photo en noir et blanc de Vincent Sardon au travail, affublé d’un masque à gaz et ainsi légendée : “Les plaisirs simples de la vie : l’odeur de l’élastomère de polyuréthane au petit-déjeuner.”

© Vincent Sardon / Flammarion

Faisons avant de nous quitter un survol rapide de ces 248 pages. On y trouve, successivement : tampons désagréables, jeux à gratter, cerisiers en fleurs, tampons fleuris, permis de gifler les enfants des autres, Ubu en 7 tampons, quelques chauves et diverses saloperies volantes, père fouettard en trichromie, faire-part(s), joie de décevoir, chaton auquel a été greffé le pif de Raffarin, tampons déprimants, animaux et squelettes, gueule cassée, jardinage porn, injures et malédictions égyptiennes, papiers dominotés, enfant maléfique, vignettes soviétiques trouvées dans une poubelle, etc. Et, en guise d’adieu, deux citations : 1. “Je ne sors qu’à la fin du jour pour me dégourdir les jambes dans le Père-Lachaise. Je trouve un monument à « Jean-Baptiste Derche » non loin du mur des Fédérés. Un caveau « Famille Grosmollard » vers la tombe d’Alain Kardec. Quelques champignons non comestibles et de grosses cerises que personne ne ramasse. J’en cueille une poignée pour mon dessert du soir. Certaines sont véreuses. Allée 28 je passe voir si mes radis ont poussé. J’en cultive dans une jardinière de tombe abandonnée. Je me recueille quelques instants devant la sépulture, une pierre tombale néogothique couverte de mousse, avec une exposition mi-ombre parfaite pour les crucifères, puis j’arrose discrètement mes radis avec une bouteille d’eau minérale.” 2. “Tout se périme, l’humour, les présidents de la république, les souvenirs, les sentiments comme les yaourts. Au rythme où je travaille, mon prochain livre paraîtra en 2028, après la fin du monde. Les libraires vont gueuler. Le ciel de Paris sera en flammes, des hippopotames infernaux surgiront de la Seine pour manger les enfants, les morts sortiront des tombes. Il se passera enfin quelque chose rue du repos. En attendant, je vais dormir.”

3. Charlie Schlingo Charlie Schlingall est un livre auto-édité par Christine Taunay qui fut la compagne de l’auteur de Gaspation, de Josette de rechange, des Saucisses de l’exploit, et de tant d’autres albums inoubliables, mort en 2005, peu avant d’avoir atteint son cinquantième anniversaire. Ce livre (imprimé aux Pays-Bas où, selon Charlie, les gens sont cools comme des fromages), je suis tombé dessus en vagabondant dans une librairie où il avait été déposé, et l’ai aussitôt acheté, tout simplement parce qu’il ne pouvait en être autrement. D’emblée, accrochant du regard quelques lignes de texte, survolant çà et là dessins et photos dont quelques inédits très émouvants, j’ai fortement ressenti que cet hommage à “un homme singulier qui n’a pas fini de nous surprendre” a été écrit, composé, fabriqué, en tremblant un peu, ou disons avec émotion, et pudeur. On perçoit clairement que ce livre est dédié en premier lieu aux intimes : à celles et ceux qui lui pardonneront tout. Mais aussi que, au-delà du cercle des amis et des aficionados, il s’adresse aux personnes qui, n’ayant entendu parler de Charlie Schlingo que par ouï-dire, pourraient s’être forgés une idée fausse de qui il était vraiment. Il y a, de la part de l’autrice, une volonté de rectification de l’image de cet auteur à la fois mythique et encore trop peu connu, perçu par certains esprits mal informés comme ayant été le modèle de ses personnages, idiots, alcooliques, drogués, à la sexualité débridée (ou plus banalement faisant ce qu’ils peuvent comme ils le peuvent). Christine Taunay écrit : “On a dit et on dira encore beaucoup de choses sur Charlie Schlingo. Si hier l’étiquette de débile lui a été collée, demain ce pourrait bien être celle de génie.” Heureusement cette entreprise de remise en place des choses – autrement dit, de rétablir une certaine vérité – ne tombe jamais dans l’hagiographie. Les travers de son sujet ne sont pas occultés. Charlie n’est jamais montré comme un saint. Et pas davantage comme un démon.

© Christine Taunay / Charlie Schlingo

Lisant ce petit essai ludique, on apprend beaucoup de choses, notamment que l’écrivain qui passionnait le plus notre dessinateur-poète était Marcel Schwob, “aussi inclassable que lui, curieux, ne sortant d’aucune école, jouant avec les mots, se passionnant pour l’argot, portant une attention particulière à tout ce qui transgresse les règles.” “C’était un hyper-sensible et un romantique, il avait beaucoup d’amis, il souffrait d’une maladie, il aimait les choses simples, il fuyait les miroirs… Je pense que ce n’est pas un hasard si les trois premières lettres de Schlingo sont les mêmes que celles de Schwob”. Mais si Charlie pouvait s’inspirer du Livre de Monelle, il se laissait parfois guider par cette addiction aux mots en tant que pures sonorités qui s’accordait si bien à son humour, comme en témoigne ce poème intitulé Solitude : “Patafla, patafla, vluvlu, vlovlo, vlavla / Patafla, vlivli, flonflon, vlavla / Irtifirtini, ortofinole, arthombontèque / Irtinitifole, corto, isofonèble, glinglin / Partanogoulas, forniputourimbourg, kéké / Floflo, flafla, flaflaflafla, flafla / Bloublou, ginitibil ! / Nous sommes un soir de novembre / Et personne pour me comprendre !” Il faut avoir entendu Schlingo déclamer ces quelques vers dans la rue pour en apprécier pleinement la saveur. Et il faut aussi l’avoir entendu chanter J’ai peur des souris avec son groupe, Les Silver d’Argent, pour que sa voix résonne dans nos têtes à chaque fois qu’on ouvre une de ses bandes dessinées.

© Christine Taunay / Charlie Schlingo

Peu après sa mort, j’avais publié une sorte d’hommage (dont ce livre reprend deux lignes parmi les témoignages publiés en conclusion) dans la revue Neuvième art. J’en extrais ce passage : “Charlie Schlingo avait été malade enfant (polio) et la lecture de bandes dessinées avait dû agir sur lui comme un viatique. Il en a gardé cet instinct inouï de faire du bien aux autres et ses pages ont toujours le don de mettre le lecteur dans un état de pur bonheur. Cela ne l’empêchait pas d’être sensible à la noirceur du monde, n’étant pas si innocent que ça. Dans un de ses derniers comics, Fromage color, il dessine son personnage Jean (Jean “vive le fromage” !) dans un décor à la Walt Disney (avec oiseau chanteur et niaiserie généralisée) ; titre de l’histoire : Une matinée bien agréable ; et dans une bulle, ces paroles : Quel temps magnifique ! Le soleil brille, les oiseaux chantent, décidément, c’est la journée idéale pour me suicider !” Ayant eu la chance de l’approcher plusieurs fois (c’était autour de nos trente ans) et même de l’enregistrer, je peux témoigner de sa drôlerie naturelle et de sa gentillesse. Et aussi de sa mélancolie, parfois manifeste, mais le plus souvent latente. De cela, ses lecteurs ont parfaitement conscience : cet humour si particulier vient précisément de là – ainsi que sa lucidité, son éthique (j’ai souvent eu l’occasion d’affirmer qu’il était l’anti-escroc par excellence). J’aimerais conclure cette rapide recension en rapportant les derniers mots de cet hommage d’il y a quinze ans : “Pour reprendre la formule très juste de John Cage à propos d’Erik Satie : il ne s’agit pas de savoir si Schlingo est valable. Il est indispensable.”

Simon Hanselmann, Long Story Short, Misma, 368 p., novembre 2020, 25 €
Le Tampographe Sardon, Chroniques de la rue du Repos, Flammarion, 248 p., novembre 2020, 35 €
Christine Taunay, Charlie Schlingo Charlie Schlingall, auto-édition, 176 p., 18 €