Solitude du corps hospitalier

Mur parisien (Artiste : Combo), Paris avril 2020 © Diacritik

En lisant dans le journal Sud Ouest le nom d’une infirmière corse morte des suites du Covid-19 à l’âge de 56 ans lundi 2 novembre, une évidence s’est imposée : les infirmières, les médecins et tous les personnels des hôpitaux se tiennent dans un délaissement qui en dit long sur notre incapacité à les entendre.

Ils ont pourtant été applaudis aux balcons printaniers de la ligue des confinés tous les soirs pendant plusieurs semaines. Ils se sont même retrouvés dans des reportages à la télévision ne sachant trop ce qu’ils y faisaient, essayant d’avancer que ce que certains d’entre eux (choisis sur le volet de la paresse éditoriale) évoquaient sur les chaînes d’information continue ne ressemblait pas le moins du monde à la réalité de l’intérieur de leur établissement. Ils ne souhaitaient pas entrer dans le Spectacle, juste faire entendre leur avis. C’était difficile parce que leur action est précise, silencieuse et l’a toujours été. N’étaient-ils pas là quand vous êtes né ? Ne seront-ils pas présents quand le dernier acte, forcément dramatique, de votre existence pointera son nez ?

Joëlle Ferricelli. J’entends la joie de son prénom concret, terrien et délicieusement populaire. Disant son nom, je vois le mouvement de feu roulant dans lequel elle s’est lancée parce que la question ne se posait même pas et qu’elle était tout simplement en vie. Sur une photographie on entraperçoit son visage qui, bien que barré par un masque, laisse deviner une exquise forme ronde. C’est un immense sourire sans condition qui trouera le journal ou l’écran sur lequel vous l’attraperez. Je n’aime pas cette femme pour ce qui pourrait apparaître comme un sacrifice, facilement récupérable dans les rets de l’hommage rapide d’un communiquant (politique ou non) qui vous expliquerait dans la substance d’un français quadrillé que c’était son métier et ajouterait que, tout de même, elle présentait des “comorbidités” (terme affreux). Je l’aime pour le souffle de l’appel que laisse son absence et que personne n’entend.

Novembre et décembre 2020 ? Tout le monde en a marre de porter un masque. On n’y cache même plus de trace de bonheur. Ras-le-bol de cette histoire de Covid. On respire mal de toute façon avec ces trucs. En plein dans la deuxième vague. Maintenant qu’on a posé cette expression sur la table, tout se passe comme si nous étions dans l’instant dédouanés pour notre absence de vigilance. C’était inévitable, résilience sur-le-champ, rien n’a de sens, alors pourquoi porter un masque, pourquoi respecter des distances ?

© Christine Marcandier, mai 2020

Mais la paresse tue. Il faut imaginer les soignants faisant des choix quand vont arriver les malades dans les prochains jours. Peut-on même s’approcher du drame que cela constitue pour un professionnel ? La chaîne de décision dans le cœur furieux du tragique, la célérité de la mort. L’épuisement total. Les collègues qui craquent, le courage qui se dérobe sous leurs pieds. Quand tout casse, comment ne pas voir que ce qu’il reste de société est entre les mains des soignants ?

En regardant Joëlle Ferricelli (je vais garder son nom, il est déjà un talisman), je pense d’ailleurs qu’il serait heureux de changer le mot “soignants” en “vivants” que les philosophes pré-socratiques utilisaient parfois pour désigner leurs dieux. Le corps hospitalier est ce corps vivant, discret et divin.