La Revue Cunni lingus : « Nous défendons une langue débarrassée des catégories sociales et sexuelles hétéronormées »

En prélude au Salon de la Revue (annulé pour cause de crise sanitaire), Diacritik partenaire de l’événement avait rencontré les revues qui auraient dû être présentes. Aujourd’hui, Béatrice Brérot et Flora Moricet pour la puissante revue Cunni lingus.

Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?

Cunni lingus est née de nombreux échanges amicaux autour du constat que la littérature, et en particulier la poésie, est soumise aux normes hétéro-patriarcales d’un point de vue politique, sociale et linguistique, que la littérature reste non seulement le territoire des hommes (blancs, cisgenres…), mais plus encore que la langue en imprègne les codes. Sans aller chercher bien loin nous avons toutes et tous appris cette phrase énorme que « le masculin l’emporte sur le féminin ».

En aucun cas cunni lingus ne cherche à souscrire à cet imaginaire littéraire. Même s’il en existe déjà, nous avons ressenti le besoin de créer une revue pour faire émerger d’autres regards sur le monde, les femmes, les hommes, les personnes trans, intersexes, non-binaires, les animaux, les plantes… Notre rêve serait qu’une plante nous lise, ou qu’un jour nous puissions publier le poème d’une plante qui pousse.

Même si ce support est aussi un laboratoire pour leur propre travail d’écriture, l’intention des coopératrices de cunni lingus n’est pas d’écrire dans une revue, mais de réunir un ensemble de textes pré-existants, de publier des textes de création d’autrices et d’auteurs qui interrogent le genre et la langue.

Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?

Nous ne pouvons pas précisément dire quelle vision nous défendons et c’est heureux car elle est à venir, nous l’espérons. Plus qu’un support de publications, notre revue est une matière vivante, un territoire d’expérimentations que nous souhaitons laissé ouvert. Nous défendons en tout cas une langue débarrassée des catégories sociales et sexuelles hétéronormées, une littérature qui ouvrirait à d’autres imaginaires. C’est bien depuis le langage, depuis la langue poétique que cunni lingus veut agir car nous sommes fait·e·s de langage, un langage qui nous informe, nous façonne. Dans Le Chantier littéraire, Monique Wittig écrit : « les mots sont responsables de tout l’individu en cause jusqu’à la forme de son moindre muscle ».

Nous attendons donc de publier des textes qui nous interpellent, nous bousculent voire nous déferont, modifieront notre perception et notre représentation du monde, sans autre contrainte que la qualité de ce travail sur la langue.

Par ailleurs, nous voulons partager une poésie qui a du corps, circule, s’échange une poésie qui ne soit pas exclusivement écrite mais se dit à voix haute, une poésie orale (ce qu’elle est originellement), vivante alors même qu’elle n’est jamais ou rarement présente dans les festivals d’arts vivants. C’est pourquoi nous diffusons des enregistrements de textes lus, de création ou essais… (Lève bas-ventre de Gertrude Stein, Refuser d’être un homme de John Stoltenberg, QQOQCCPP sur le féminin de Béatrice Brérot).

Notre manifeste ou profession de foi précise tout cela.

Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?

Étant une revue encore jeune, cunni lingus a vu le jour pendant le confinement, nous n’avons pas composé de numéro et nous n’en composerons pas car ce ne sont pas les termes appropriés à la manière dont nous envisageons de publier. Nous avons privilégié le format numérique qui favorise les liens, les sympathies entre les textes, une forme arborescente, une généalogie actualisée en permanence, que ne permettait pas le papier.

Nous retenons dans notre manifeste l’idée de la permaculture comme une manière de valoriser les ressources littéraires :  observer – interagir – intervenir le moins possible – coopérer – économiser, fusionner et maximiser les énergies… Nous sommes bien sûr attentives aux formes et aux écrits qui se produisent mais l’actualité littéraire n’est pas notre première préoccupation car bien trop souvent calquée sur le modèle économique hétéro-patriarcal. Heureusement il existe de très intéressantes maisons d’édition comme Cambourakis, Amsterdam, La Fabrique, iXe, Mammelis et aujourd’hui, cette saine profusion d’essais féministes et sur le genre nous nourrit. L’horizon n’est donc pas complètement fermé malgré des annonces sidérantes (voir les Césars 2020 et la composition du gouvernement de juillet 2020).

À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que toute revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?

Plus qu’une forme inaperçue ou mal vue… cunni lingus veut participer à rendre visible ce qui a été invisibilisé dans l’histoire littéraire et dans la langue, à rendre audible ce qui a été empêché. Il suffit d’évoquer une lecture récente de Lawrence Durrell : lors d’une soirée au cours de laquelle des hommes discutent, le rôle de la seule femme à « la splendide chevelure noire » consiste à ne rien faire d’autre que « les écoute(r) en souriant » (Vénus et la mer).

La question qui nous préoccupe est : comment faire surgir ce qui a été et reste impensé dans la langue ? L’écriture inclusive participe évidemment de ce chantier. Quand on constate que Monique Wittig, écrivaine qui a aussi théorisé sur la langue et le genre, est peu connue (par rapport à ses pairs) en dehors du microcosme lesbien et féministe, et dont le nom est encore moins retenu dans les chapitres sur le Nouveau roman des manuels scolaires… c’est stupéfiant ! Même si elle est très présente aujourd’hui en librairie avec Les Guérillères, Le Corps lesbien, Monique Wittig est l’autrice qui a publié en 1964 L’Opoponax. Ce formidable livre écrit sur et depuis l’enfance, comme au milieu d’une cour de récréation, dans lequel le pronom « on » rend les points de vue si mouvants et crée cette impression de « marée de petites filles qui vous arrive dessus et qui vous submerge » que décrit Marguerite Duras.

Cunni lingus : comité de lecture

Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?

Internet a été la manière la plus urgente et immédiate de lancer notre projet. Sans être soumises à aucune économie ni contraintes temporelles qu’imposait une parution papier. Si le comité de lecture se réunit régulièrement pour décider des publications, nous favorisons une temporalité souple. Cette temporalité nous est nécessaire pour permettre à chacun·e de trouver sa place, pour être à l’écoute des textes, faire circuler la parole et pour que s’affine nos désirs de revue. Si nous voulons que cunni lingus grandisse, il faut prendre soin de cet équilibre parfois fragile et accueillir les désaccords.

Donc, oui, c’est évident, nous affirmons un geste politique dans une forme de résistance agile où il n’est pas question de s’arc-bouter contre un système qui, fort de vouloir tout dominer et contrôler, s’épuise et s’effondre. « Les femmes sont restées assises à l’intérieur pendant des millions d’années » écrivait Virginia Woolf. Il faut faire entrer en littérature non seulement les femmes mais toutes les personnes qui sortent des catégories de genre.